Monnaie commune au sein de l’AES : un projet plein de défis

C’est une page très peu connue de l’histoire de la seconde guerre mondiale : dès 1941-1942, les Etats-Unis avaient prévu d’imposer à la France un statut de protectorat, régi par un Allied Military Government of Occupied Territories (Amgot). Ce gouvernement militaire américain des territoires occupés aurait aboli toute souveraineté, y compris le droit de battre monnaie, sur le modèle fourni par les accords Darlan-Clark de novembre 1942. Un homme avait toutefois « tout fait » pour faire échouer ce projet. C’est homme n’est autre que Charles de Gaulle !

En effet, ce dernier, qui a beaucoup marqué l’histoire contemporaine de la France, a tenu à préserver la souveraineté de la France en veillant à ce que le pays conserve cet atout qu’est le fait de battre monnaie puisque c’est l’une des caractéristiques de la souveraineté d’un État ou d’une fédération. Pourtant, bien qu’indépendants depuis plus de 60 ans, certains pays africains, essentiellement francophones et situés en Afrique de l’Ouest, peinent encore à jouir de ce droit (Voir le décryptage sur les attributs juridiques de la monnaie : https://blogs.alternatives-economiques.fr/vauplane/2019/12/21/les-attributs-juridiques-de-la-monnaie). Cela n’est pas sans conséquences, comme nous allons le voir, dans leur quête de prospérité ou de développement.

L’enjeu économique de la zone franc

Après leur indépendance, obtenue entre 1958 et 1960, la plupart des États d’Afrique subsaharienne issus de l’empire colonial français choisissent, selon la Banque de France, de conserver des liens étroits de coopération avec la France. D’un point de vue strictement économique, plusieurs décennies après son adoption, quatre dimensions, parmi d’autres, permettent de cerner les contours du franc CFA dans son inscription comme outil de développement et de l’émergence économique ou, au contraire, comme instrument d’inertie des économies africaines de la zone franc (voir « KakoNubukpo (sous la direction de), Du franc CFA à l’écoDemain, la souveraineté monétaire ? Fondation Jean-Jaurès éditionset éditions de l’Aube, 2021téléchargeable via le lien suivant : https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2021/07/Livre-franc-CFA.pdf).

Premièrement, la faiblesse des échanges intracommunautaires. La part des échanges entre les économies de l’UEMOA est structurellement faible, comprise entre 10% et 15% d’une année à l’autre (en guise de comparaison, cette part est supérieure à 60% au sein de la zone euro). Cette faiblesse du commerce intracommunautaire n’est qu’en apparence étonnante.

En effet, dans la mesure où les économies de l’UEMOA maintiennent une insertion primaire au sein du commerce international, elles sont plus substituables que complémentaires les unes vis-à-vis des autres. L’exemple typique est celui du coton, dont la fibre issue de l’égrenage est exportée à 97% sans transformation. Or, six (le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Mali, le Sénégal et le Togo) des huit États qui forment l’UEMOA exportent la fibre de coton. Il va sans dire qu’il y a peu d’intérêt pour le Mali à exporter sa fibre vers le Burkina Faso et vice versa, alors même que ces États sont à la recherche de devises devant leur permettre de financer leurs importations de biens et services. De fait, l’extraversion réelle des économies de l’UEMOA rend quasiment sans intérêt le fait de partager la même monnaie, en l’occurrence le franc CFA.

Deuxièmement, une compétitivité-prix des économies de l’UEMOA en berne. Les économies de l’UEMOA souffrent d’un problème de compétitivité-prix à l’export, du fait de l’arrimage du franc CFA à l’euro, monnaie forte s’il en est. Or, une monnaie forte agit comme une taxe sur les exportations et une subvention sur les importations, rendant difficile l’obtention de l’équilibre de la balance commerciale.

Troisièmement, un sous-financement chronique des économies de la zone franc. Les économies de la zone franc se caractérisent par un rationnement du crédit, dont les causes renvoient autant à l’agenda caché des deux principales banques centrales de la zone (la BCEAO pour l’espace UEMOA et la BEAC pour l’espace CEMAC), qu’à l’extrême frilosité du système bancaire de la zone.

Pour ce qui concerne le premier point, il est aujourd’hui évident que le principal objectif de la BCEAO et de sa consœur, la BEAC, est la défense du taux de change entre le franc CFA et l’euro, bien plus que toute autre considération (stabilité des prix ou croissance économique), comme en témoigne la persistance du « Programme monétaire ».

En effet, avant la libéralisation du système financier en 1989, l’encadrement du crédit bancaire dans l’UEMOA exigeait que la BCEAO attribue à chaque pays un volume prévisionnel de crédit à octroyer par le système bancaire dudit pays à son économie au cours d’une année donnée. Cet exercice était effectué tous les mois de novembre lors d’une réunion appelée « Programme monétaire », qui consacrait à juste titre une gestion par les quantités (volume de crédit alloué aux différents systèmes bancaires nationaux) dans un contexte où les prix (taux d’intérêt) n’avaient que peu de portée.

Or, du fait de l’impératif de s’assurer un montant plancher de devises, le « Programme monétaire » se déroule toujours et continue d’attribuer un volume précis de liquidités aux économies via les systèmes bancaires nationaux. Ainsi, le risque de puiser dans les devises de la Banque centrale pour financer des importations massives consécutives à une ouverture trop grande des vannes du crédit bancaire est limité, ainsi que tout risque de dévaluation du franc CFA.

On se retrouve donc dans un système où la gestion par les prix (taux d’intérêt) est théoriquement chargée de réguler le volume des liquidités bancaires, mais où, en réalité, l’ancien système d’encadrement du crédit perdure.

Pour ce qui concerne le second point, celui de la frilosité du système bancaire, il n’est, au final, que le corollaire du premier, à savoir la manifestation d’une répression financière qui alimente la répression monétaire. En effet, une caractéristique majeure du système financier de la zone franc est la structure fortement oligopolistique du secteur bancaire, constituant un facteur de rigidité des taux d’intérêt débiteurs des banques.

Les banques de l’UEMOA n’ont pas réellement besoin de la BCEAO pour se refinancer dans la mesure où elles sont non seulement surliquides (une banque est dite « surliquide » lorsqu’elle détient régulièrement des disponibilités dans ses caisses largement supérieures aux réserves obligatoires qui sont imposées par la réglementation bancaire. Ces disponibilités pourraient servir à octroyer de nouveaux prêts, réduisant ainsi cette surliquidité), mais adoptent un comportement d’entente tacite ou avéré, avec comme objectif la maximisation du profit à court terme. Ceci les conduit à privilégier l’octroi de crédit aux entreprises d’État, nouvellement privatisées ou en voie de l’être, à forte rentabilité escomptée, et à réduire de leur portefeuille les activités de financement de long terme et/ou des petites et moyennes entreprises.

Dans ce contexte, le nombre extrêmement faible de banques à capitaux sous-régionaux opérant dans l’UEMOA et la faillite des banques dites de «développement», emportées par une mauvaise gouvernance chronique, empêchent l’exercice d’un véritable partenariat pour le développement de la zone.

Enfin, l’absence d’objectif de croissance dans les missions de la BCEAO.

La BCEAO a opté pour une cible d’inflation de 2% comme principal objectif de la politique monétaire de l’UEMOA (la BCEAO se veut ainsi plus vertueuse que la Conférence des chefs d’États de l’UEMOA, laquelle a retenu une cible d’inflation de 3% dans le cadre des critères de convergence macro-économique). Un tel choix provient de l’arrimage du franc CFA à l’euro car cette cible est celle retenue par la Banque centrale européenne (BCE). Or, dans un régime de taux de change fixe avec une libre circulation des capitaux, il est impossible pour la BCEAO d’avoir une politique monétaire durablement différente de celle de la zone ancre, c’est-à-dire la zone euro, conformément aux enseignements du « triangle des incompatibilités de Mundell ». Ce rattachement institutionnel, hérité des accords de coopération entre la France et l’UMOA/UEMOA, contraint donc la BCEAO dans sa capacité de choix de son objectif de politique monétaire. En effet, dans un régime de changes fixes, l’inflation contribue, du fait de la perte de compétitivité qu’elle engendre, à la détérioration progressive des comptes extérieurs et à la surévaluation du taux de change, fragilisant ainsi la parité entre les monnaies.

De fait, la cible d’inflation de 2% retenue par la BCEAO, identique à celle de la Banque centrale européenne, semble impérative au regard des contraintes qu’induit l’existence d’un taux de change fixe entre les deux zones. Cette cible peut ne pas être problématique si l’on retient le principe suivant lequel « ce qui est bon pour la zone euro est bon pour la zone CFA ». Rien n’est moins sûr cependant, au regard de la pertinence de cette cible d’inflation pour la zone euro, en butte aux critiques d’économistes d’obédience keynésienne1, mais surtout, ici, en termes de pertinence pour la zone UEMOA : les défis qui se posent à ces pays en développement sont autrement plus complexes et la contribution potentielle de la monnaie à la réalisation de la croissance économique devrait pouvoir susciter une large réflexion. L’adoption d’une telle cible d’inflation peut, en effet, sembler exagérément restrictive pour des économies qui auraient besoin de 7% de croissance du PIB pour réduire de moitié la pauvreté de leurs populations. Il est étonnant de constater que la BCEAO se préoccupe si peu de croissance et de développement économique. Au final, la politique monétaire de la BCEAO et, partant, la gestion du franc CFA, souffrent incontestablement d’un déficit de contextualisation du rôle et des missions d’une banque centrale et de la monnaie, dans le contexte d’économies en développement parmi les plus pauvres du monde, faiblement monétarisées et bancarisées.

L’arrivée des militaires au pouvoir, peut-elle occasionner la rupture ?

A la lecture de ce qui précède, de nombreux points interrogent et témoignent d’une certaine « servitude monétaire » à laquelle les pays de la zone franc sont victimes. En théorie, l’adhésion aux différents accords de coopération avec la France constitue toujours un choix libre et souverain des États parties prenantes. Certains pays y mettent ainsi fin, à l’instar de la Mauritanie (1972) et du Madagascar (1973). À l’inverse, le Mali conclut une convention bilatérale avec la France en 1967, avant d’adhérer à l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) en 1984. Quant au Togo, il a fait l’amère expérience avec l’assassinat de son premier Président, Sylvanus Olympio, qui avait décidé de battre une monnaie qui devrait s’appeler le franc togolais. Cette ambition lui a coûté la vie le 13 janvier 1963. Autant d’éléments montrant le caractère délicat, voire dangereux de la question.

Pour autant, est-ce une raison pour jeter l’éponge ? Au contraire ! De surcroit quand on sait que certaines libertés ne s’obtiennent que par le prix du sacrifice. Et les nouvelles autorités semblent conscientes de cela et déterminées à faire évoluer la donne. En effet, depuis leur arrivée au pouvoir, les militaires des trois pays n’ont cessé de faire preuve d’audace en dénonçant divers accords jugés « préjudiciables » sur le plan économique, notamment, pour leurs pays. Visiblement, ce n’est qu’un début puisqu’elles souhaitent aller plus loin en s’attaquant à un des vestiges coloniaux qui continue de faire de la résistance : le FCFA ! Et un fait conjoncturel les pousse à aller encore relativement plus vite, à savoir les sanctions économiques qui leur sont actuellement imposées à la suite de changements de régime.

En effet, l’Etat du Niger, par exemple, se voit priver de nouvelles injections de liquidité. Seules les banques commerciales reçoivent en moyenne 400 milliards de FCFA par semaine pour faire fonctionner l’économie à minima.

Cette situation, combinées aux autres sanctions que subissent aussi le Burkina et le Mali, semblent accélérer leur processus d’intégration entamé récemment avec la création à venir d’une banque d’investissement et d’une monnaie commune. L’objectif semble clair : en finir avec le FCFA, une monnaie, dont le fonctionnement a montré ses limites depuis des décennies et permettre à ces trois pays de recouvrer la véritable souveraineté.  Certes, l’idée peut paraitre séduisante dans des pays en quête de souveraineté puisque la monnaie comporte effectivement cette dimension. Toutefois, il convient aussi de rappeler qu’une monnaie reflète la prospérité, la puissance et le dynamisme de la zone où elle est émise et où elle est censée circuler. Or, la coexistence de trois pays présente de nombreuses incertitudes dont la dissipation risque de prendre du temps en raison de nombreuses fragilités qui les caractérisent comme la question de la mauvaise gouvernance politique et économique ou la structure de leurs échanges qui porte essentiellement sur des biens et services à faible valeur ajoutée et qu’il faut corriger impérativement pour éviter le risque de l’effondrement des trois économies. A cela s’ajoute la nécessité d’accroitre de la vigilance. En effet, en raison de son caractère stratégique, le projet de création de monnaie commune peut faire l’objet de torpillage par ses détracteurs dans la sous-région, lesquels ne ménageront sans doute aucun effort pour le mettre en échec. Et cela pourrait se faire de plusieurs manières. Comme le fait de chercher à « amadouer », par exemple, les porteurs du projet avec des dons en numéraire (de la corruption). Ou tout simplement d’ordre symbolique comme la récente visite du gouvernement de la BCEAO à Bamako ; une visite qui n’a rien d’anodin compte tenu du contexte caractérisé par des tensions palpables entre l’institution et les trois pays, qui sont par ailleurs, sous sanctions.

En définitive, « les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts », disait le général de Gaulle. Ils peuvent avoir intérêt à coopérer avec tel ou tel autre État ou de ne pas le faire. En tout état de cause, il leur revient, et à personne d’autre, de définir et de défendre leurs propres intérêts en fonction de leur géographie, de leur histoire, des sentiments et des intérêts moraux et matériels de leur peuple. Le Burkina, le Mali et le Niger, iront-ils jusqu’au bout du projet ? Le temps nous le dira !

Adamou Louché Ibrahim

Economiste

@ibrahimlouche