Monsieur Amadou Altiné, Conseiller spécial du Premier ministre

Interview : L’inclusion financière expliquée par Monsieur Amadou Altiné

 

Après une carrière bien remplie à la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), à la Direction Nationale de la BCEAO pour le Niger et au Siège à Dakar au Sénégal, Monsieur Amadou Altiné est revenu au pays comme Directeur de Cabinet du Ministre des Finances. Il est présentement Conseiller Spécial du Premier Ministre de la République du Niger. Dans l’entretien qui suit, il répond aux questions de Niger Inter Hebdo sur l’inclusion financière, les systèmes de paiements et les réformes engagées par le Niger à travers le ministère des Finances.

 

Niger Inter Hebdo : Dans le cadre des réformes au Ministère des Finances, on parle de plus en plus de l’inclusion financière. Comment définissez-vous ce concept ?

Monsieur Amadou Altiné : Je vous remercie bien. Vous abordez là un sujet, dont on parle de plus en plus aujourd’hui (vous le dites bien), mais surtout un sujet éminemment important que celui de l’inclusion financière. Je peux parler, oui, de ce sujet, d’autant que j’ai eu la chance d’avoir un parcours professionnel qui me permet de le faire.

J’ai, en effet, travaillé à la BCEAO, dans les domaines variés, notamment des systèmes et moyens de paiement de l’UEMOA, les établissements de crédit et le Système Financier Décentralisé (SFD), au niveau du Ministère des Finances où j’ai eu le privilège de travailler justement sur le sujet adressé, en réponse (pour notre pays) à la prescription communautaire d’élaborer une stratégie nationale en la matière.

Alors « inclusion financière », de quoi parle-t-on ?

Pour faire plutôt simple, nous savons que les agents économiques (les individus, les entreprises par exemple) ont, pour les besoins de leurs transactions (paiements, épargne, crédit, etc.), accès à des services et produits financiers et bancaires.

Nous savons aussi qu’habituellement, une frange (la plus importante d’ailleurs) de ces agents économiques est exclue de ce système, pour de multiples raisons (économiques, sociales, culturelles, etc.), ce qui pèse lourdement et négativement sur notre économie.

Alors on parle d’inclusion financière pour désigner l’offre de services financiers de base, à cette classe exclue (plus singulièrement les personnes vulnérables comme les femmes, les jeunes, les petites et moyennes entreprises et industries). Cette offre a la caractéristique d’être à faible coût et d’être « marquée du sceau de la frugalité ». Elle est utile et adaptée aux besoins de la population citée.

La BCEAO donne à l’inclusion financière la définition suivante : « l’accès permanent à une gamme diversifiée de produits et services financiers adaptés à coûts abordables et utilisés de manière effective, efficace et efficiente ».

Pour finir avec ce point, il est important de souligner que les acteurs sont réputés fiables et responsables. C’est assurément sur la base de la confiance que ce dispositif pourra vivre et perdurer, à l’instar du système traditionnel.

Niger Inter Hebdo : Parler d’inclusion financière suppose l’accès aux services financiers. Quelle est la place du Niger en termes d’accès aux services financiers dans l’espace communautaire UEMOA ?

Monsieur Amadou Altiné : Si je me réfère à une publication récente de notre Institut d’émission communautaire, les données ne sont relativement pas reluisantes pour le Niger, et pour cause !

Selon le tableau des principaux indicateurs des systèmes financiers décentralisés (SFD) de l’UMOA en fin décembre 2020, sur les 521 SFD répertoriés, le Niger dispose de 39 (7%), la moyenne est de 65 en nombre, représentant 12%.

Pour aller un peu plus en détail, sur un échantillon de 173 SFD de l’Union, représentant 3.440 points de service et plus de 14.3 millions de clients, avec plus de 1.485 milliards de dépôts et plus de 1.495 milliards d’encours de crédits, le Niger, compte 11 SFD, 114 points de service, un peu plus de 294.000 clients, avec 24 milliards de dépôts (moins de 2%) et 21 milliards d’encours de crédits (à peine 1.5%).

Je pense que tout le monde comprendra que ces chiffres peuvent donner une idée de la place qu’occupe notre pays.

Mais je pense que depuis quelques années, avec la volonté forte des Premières Autorités Nationales, le Niger est, en matière d’inclusion financière, sur une bonne voie. Une stratégie, intitulée « Stratégie nationale de finance inclusive révisée et son plan d’actions (SNFI 2019-2023) » a d’ailleurs été élaborée et est en cours de mise en œuvre par le Ministère des Finances.

Niger Inter Hebdo : Vous l’avez dit, le Niger s’est doté d’une stratégie nationale de finance inclusive (SNFI). Quel est l’état de la mise en œuvre de cette stratégie ?

Monsieur Amadou Altiné : Vous aurez perçu dans mes propos ci-haut, que la question d’inclusion financière est d’abord une préoccupation communautaire.

Alors, je puis vous dire qu’il y a un retard observé déjà, dans la mise en œuvre de la stratégie d’inclusion financière au niveau régional (SRIF).

Subséquemment, ce retard est observé dans les stratégies nationales des pays de l’UEMOA, C’est le cas donc du Niger, avec en sus les difficultés liées à la réalisation de projets locaux structurants et le faible niveau d’implication de certains acteurs du projet.

En revanche, il y a de grandes avancées. Dans le cadre de la mise en œuvre de la stratégie révisée, plusieurs décrets et des arrêtés d’application ont été pris pour permettre l’opérationnalisation du Secrétariat Exécutif en charge de la mise en œuvre des actions contenues dans le plan d’actions de la stratégie.

En outre, le Secrétariat Exécutif de la stratégie est aujourd’hui pleinement opérationnel. Il a d’ailleurs, entre autres, procédé au lancement officiel de ses activités en présence des membres du Gouvernement, organisé une table ronde des Partenaires Techniques et Financiers et effectué des campagnes d’information de communication et de sensibilisation à travers tout le pays.

Au total, on peut dire qu’il y a quelques difficultés sur le chemin de la mise en œuvre de la stratégie, mais on peut faire le pari, qu’avec les réalisations faites déjà et celles en cours, la pleine conscience qu’ont les Premières Autorités de l’importance du sujet, un succès durable sera au rendez-vous.

Niger Inter Hebdo : Le Président de la République Mohamed Bazoum, à travers son Programme de gouvernance économique, ambitionne la digitalisation de notre système de paiement. Quel est l’intérêt de mettre en avant les mécanismes de paiement électronique ?

Monsieur Amadou Altiné : Il me souvient que pendant la campagne présidentielle, le candidat  Mohamed Bazoum a exprimé dans son programme, l’ambition de prendre appui sur la digitalisation pour les opérations financières avec notamment les paiements scripturaux et les télé-procédures.

Il s’agit d’un choix fort judicieux à l’ère de la société de l’information, aujourd’hui assumé par SEM Mohamed Bazoum.

Les paiements électroniques, qui pourront à terme permettre la transformation du Trésor public en une véritable banque de l’Etat, sont caractérisés notamment par leur simplicité, leur rapidité, leur fiabilité. Ils permettent aussi plus d’efficacité, d’efficience et de pertinence dans les actions de service public.

Je voudrais partager avec vous que selon la BCEAO, un système de paiement est une infrastructure de marché financier dédiée au transfert de fonds par compensation et/ou règlement sur la base d’un ou plusieurs moyens de paiement.

Un système de paiement, toujours au sens de la BCEAO, est constitué des éléments ci-après :

  • un accord formel multilatéral entre un opérateur qui peut être une banque centrale, ou une structure interbancaire et des institutions financières dénommées « participants » ;
  • des règles de fonctionnement et des procédures normalisées ;
  • une infrastructure technique convenue entre l’opérateur et les participants ;
  • un dispositif de gestion des risques tant au niveau de l’opérateur que des participants ;
  • un ou plusieurs moyens de paiement. Le moyen de paiement est un instrument permettant de transférer des fonds, quel que soit le support ou procédé utilisé. A titre d’illustration, les espèces, le chèque, le virement, la lettre de change, le billet à ordre ainsi que le prélèvement sont des moyens de paiement.

Niger Inter hebdo : Le Niger a engagé des réformes économiques comme celle du budget programme. En tant que Directeur de cabinet de l’ancien ministre des finances au début de cette réforme, pouvez-vous renseigner nos lecteurs sur les tenants et aboutissants de cette réforme ?

Monsieur Amadou Altiné : Je voudrais surtout noter que les réformes sont caractéristiques d’une société en pleines mutations. Notre pays a en effet engagé de nombreuses réformes dont la mise en œuvre est souvent laborieuse, comme dans tous les pays d’ailleurs.

La réforme à laquelle vous faites allusion, « le budget programme » est une innovation née des directives de l’UEMOA, en matière de gestion de finances publiques. Elle s’est imposée naturellement à notre pays qui l’a transposée dans l’ordonnancement juridique national et mise en œuvre à partir de 2018.

Je ne voudrais pas être trop technique, mais il y a une formule qui présente cette réforme : « le budget de l’Etat passe d’une logique de moyens à une logique axée sur les résultats ».

Le concept de budget programme répond au triptyque de cohérence, de performance et de transparence. En effet, avec les programmes il y a une lisibilité des choix de l’État en termes de finalités, d’objectifs et de résultats. En outre, les acteurs sont clairement identifiés et leurs rôles respectifs bien déterminés.

La gestion budgétaire classique ne permet pas (ou plus) à nos pays d’atteindre les objectifs de modernisation des finances publiques engagée.

Le budget programme est un outil de planification et de gestion budgétaire qui est centré sur les objectifs et les résultats. En termes clairs, chaque entité étatique, dans le cadre de ses activités, élabore un cadre logique, définit des objectifs clairs et les résultats à atteindre, le tout assorti d’une proposition d’allocation rationnelle des ressources.

C’est tout simplement une bonne pratique de gestion, un alignement aux normes et pratiques internationales.

Niger Inter Hebdo : La loi des finances de 2018 a suscité une vive polémique dans notre pays en ce sens que certaines forces vives avaient considéré que l’Etat avait trop fortement imposé au contribuable. Avec le recul, selon vous quel est l’impact de cette loi des finances sur la situation économique du Niger ?

Monsieur Amadou Altiné : Il y a eu, en effet, après l’adoption par l’Assemblée Nationale et l’entrée en vigueur de la loi de finances 2018, une fronde sociale et politique, au motif que cette loi comporte des mesures (fiscales et administratives) jugées favorables, notamment à certains acteurs économiques, alors qu’elles sont défavorables pour les populations vulnérables.

Il faut comprendre qu’à l’époque, le Gouvernement, essayait de maintenir la stabilité macroéconomique du pays. Cela devrait passer d’une part, par des politiques économiques et sociales en contexte, notamment d’insécurité, de baisse des prix de matières premières, d’autre part pour respecter les engagements du pays vis-à-vis de partenaires comme le FMI et pour respecter les directives communautaires.

La réforme entreprise, je l’avais soulignée plus haut, est une décision susceptible d’apporter plus d’efficacité, d’efficience, de pertinence et de transparence dans la gestion des finances publiques, toutes ces choses défendues par la société civile.

Mais, comme dans tous les pays du monde, les grandes réformes ont rencontré quelques résistances dues souvent à un déficit de perception. Face à cette situation, il revient aux acteurs de promouvoir la formation, l’information et la sensibilisation.

Niger Inter Hebdo : Une préoccupation des citoyens c’est le fait que ces dix dernières années notre pays a constamment enregistré une croissance économique. D’aucuns estiment que cette croissance ne se ressent pas dans le vécu des Nigériens. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Monsieur Amadou Altiné : Il y a effectivement une croissance économique enregistrée sur la période citée, sans que cela ne se ressente, comme vous le dites, dans le vécu des nigériens.

Sans être dans le déni, il y a eu beaucoup d’investissements, ces dernières années, dans les secteurs sociaux de base.

A ce niveau, j’aimerais faire noter que les citoyens attendent beaucoup de l’Etat : c’est légitime. Ils sont de plus en plus exigeants par rapport aux services publics : on peut le comprendre.

Mais doit-on aussi ignorer les éléments caractérisant le contexte actuel ?

Nous sommes tous témoins, notre pays fait face à des externalités négatives (sur les plans sanitaire, économique, environnemental, etc.), des internalités négatives aussi (la question sécuritaire et ses corollaires, les déficits agricoles, etc.).

Pour finir, avec une note d’espoir, même s’il y a un paradoxe comme vous le dites, je pense que la mise en œuvre de la stratégie nationale de la finance inclusive révisée et son plan d’actions 2019-2023, adoptée par Décret n° 2018-907/PRN/MF du 28 décembre 2018, est une réponse à cette préoccupation.

En effet, l’objectif ultime de la stratégie est de faciliter l’accès de manière durable aux produits et services financiers  diversifiés, innovants, de qualité et à coût abordable aux couches vulnérables, notamment les femmes, les jeunes, les PME et les acteurs du secteur rural. Il s’agit de s’assurer que cette offre de service s’opère dans un environnement institutionnel, juridique, économico-financier bien à propos.

Pour le mot de la fin, je pense que chacun des sujets majeurs traités dans cette entrevue : l’inclusion financière, les systèmes de paiement et le budget-programme, devrait faire l’objet d’un article spécifique pour une meilleure compréhension des problématiques adressées.

Interview réalisée par Elh. M. Souleymane

Niger Inter Hebdo N°47 du Mardi 21 Décembre 2021