Dr Adamou Issoufou titulaire d’un doctorat de droit public. Enseignant-chercheur à la Faculté des sciences juridiques et politiques de l’Université Cheikh Anta Diop

Défense et sécurité : Quelques considérations générales sur le décret n°2013-570/PRN/PM du 20 décembre 2013 relatif à la passation des marchés

Dr Adamou Issoufou est un nigérien titulaire d’un doctorat de droit public. Enseignant-chercheur à la Faculté des sciences juridiques et politiques de l’Université Cheikh Anta Diop (Dakar), il enseigne le droit constitutionnel, le droit des finances publiques et le droit des marchés publics. Il a effectué plusieurs missions d’audit des marchés publics au Burkina Faso, au Mali, au Niger et au Sénégal. A travers ce décryptage, il explique quelques considérations générales sur le décret n°2013-570/PRN/PM du 20 décembre 2013 portant modalités particulières de passation des marchés de travaux, d’équipements, de fournitures et de services concernant les besoins de défense et de sécurité nationales. Un décryptage d’un juriste qui alimente le débat en expliquant aux citoyens dans quelles conditions sont préparés, passés et exécutés les marchés des ministères en charge de la Défense et de la sécurité  ainsi que les contrôles auxquels ils sont soumis.

(Voir Journal officiel spécial n°3 du 14 janvier 2014, pp. 121-129).

L’article 9 de la Directive n°04/2005/CM/UEMOA portant procédures de  passation, d’exécution et de règlement des marchés publics et des délégations de service public dans l’Union économique et monétaire ouest africaine dispose que « La présente Directive ne s’applique pas aux marchés de travaux, de fournitures et de services, lorsqu’ils concernent des besoins de défense et de sécurité nationales exigeant le secret ou pour lesquels la protection des intérêts essentiels de l’Etat est incompatible avec des mesures de publicité ».

Dans le cadre de sa transposition et conformément aux engagements communautaires du Niger, le Président de la République a signé  un décret portant code des marchés publics afin d’encadrer la gestion des «  marchés publics ordinaires » et le décret n°2013-570/PRN/PM qui nous intéresse en l’espèce.

De ce point de vue, il n’y a aucune incompatibilité entre ce décret et les engagements communautaires du Niger puisque le texte s’applique uniquement aux marchés et accords- cadres de travaux, d’équipements, de fournitures et de services qui exigent le secret ou pour lesquels la protection des intérêts essentiels de l’Etat est incompatible avec des mesures de publicité. En réalité, il est fait allusion aux marchés stratégiques de l’Etat et qui relèvent dans une certaine mesure de « sa vie privée » ou de l’exercice de ses missions régaliennes.

Il convient de s’interroger sur la nature de travaux, fournitures et services concrètement soumis au champ d’application de ce décret, les candidats susceptibles d’être mis en compétition dans le cadre de la passation de ces marchés, les procedures de leur passation, les  modalités d’exécution notamment financière et les types de contrôle prévus.

 

  1. Les travaux, fournitures et services soumis à l’application de ce décret

Pour éviter toute divergence d’interprétation au sujet des marchés visés, l’article 3 du décret a énuméré les travaux, les fournitures et les services pour lesquels la protection des intérêts essentiels de l’Etat est incompatible avec des mesures de publicité. Ces marchés concernent :

  1. Les équipements et accessoires militaires, leurs pièces détachées destinées à être utilisées comme munitions ou matériel de guerre spécifiquement conçus et/ou destinés à des fins militaires ;
  2. Les équipements et accessoires militaires destinés à la sécurité ou au maintien de l’ordre, y compris leurs pièces détachées, composants ou sous assemblages et qui font intervenir, nécessitent ou comportent des supports ou informations protégés ou classifiés dans l’intérêt de la sécurité nationale ;
  3. Les travaux, fournitures et services directement liés à un équipement visé au point 1 ou au 2, y compris la fourniture d’outillages, de moyens d’essais ou de soutien spécifique, pour tout ou partie du cycle de vie de l’équipement ;
  4. Les travaux et services ayant des fins spécifiquement militaires ou des travaux et services destinés à la sécurité déclarés secrets et qui font intervenir, nécessitent ou comportent des supports ou informations protégés ou classifiés dans l’intérêt de la sécurité nationale ;
  5. Les travaux, fournitures ou services non expressément mentionnés aux points 1 à 4 lorsque la nécessité de protéger les intérêts essentiels de l’Etat est incompatible avec des mesures de publicité.

Il appartient aux ministères en charge de la défense et de la sécurité nationales de dresser la liste et la nomenclature des besoins entrant dans ces cinq (5) et de les soumettre à l’approbation du Premier ministre, chef du gouvernement. En dehors des travaux, fournitures et services figurant sur la liste et de la nomenclature  ainsi approuvées, aucun marché ne peut être passé en application de ce décret.

 La liste des matériels et équipements pour le besoin de la sécurité de la Présidence est établie par ses services compétents.

  1. Les opérateurs économiques intéressés par les marchés passés en application de ce décret.

En plus des exigences classiques qui tournent autour des capacités juridiques, administratives, techniques et financières prévues aux articles 6, 8, 9,10 et 11 du décret et qui s’appliquent à tout candidat à un marché public, le décret 2013-570 ajoute trois (3) conditions que doit satisfaire le candidat intéressé par ces marchés stratégiques de l’Etat.

D’abord, l’article 7 du décret précise que les candidats doivent, aux fins d’attribution, figurer sur une liste restreinte de fournisseurs reconnus pour leur expertise avérée dans le domaine objet du marché ou justifier d’un brevet d’invention, d’une licence, de droits exclusifs, d’une qualification unique.  La liste des entreprises agrées est mise à jour par les services compétents des ministères en charge de la défense et de la sécurité nationale.

Cette disposition apporte des limites objectives et justifiées aux principes de la libre concurrence et de l’égalité de traitement. N’importe quel operateur économique ne peut pas être attributaire d’un marché passé par ces autorités contractantes. Mais pour figurer sur la liste restreinte,  le candidat doit avoir une expérience avérée, un brevet, une licence, des droits exclusifs ou d’une qualification unique. Ces différentes qualifications et qualités ne se présument pas. Elles doivent être prouvées ;  documents authentiques à l’appui.

C’est pourquoi, en matière de contrôle ou d’audit et pour détecter tout signe de favoritisme, les contrôleurs demandent à savoir en quoi et qu’est ce qui confère au candidat une expertise avérée dans le domaine concerné par le marché ? Ils demandent également aux parties d’apporter la preuve de la détention d’un brevet, d’une licence, des droits exclusifs. Ils vérifient également en quoi il est le seul et unique qualifié dans ce domaine ?

Ensuite,  à l’article 12 du décret, il est ajouté que les marchés publics, objet du présent décret ne peuvent être passés qu’avec des candidats qui acceptent de se soumettre à un contrôle des prix spécifiques durant l’exécution des prestations. Le marché précise les obligations auxquelles le titulaire sera soumis et notamment l’obligation de présenter tous documents de nature à permettre de vérifier la sincérité des prix.

A travers cette disposition, l’autorité contractante est mise dans les dispositions de vérifier et s’assurer de la sincérité des montants figurant sur les factures présentées par l’entrepreneur, le fournisseur ou le prestataire de service. Il s’agit, au fond, de lui permettre de traquer tout risque de surfacturation des travaux, fournitures ou services.

Avant d’engager toute négociation, le candidat visé doit signer un document attestant son acceptation à se soumettre à ce contrôle des prix, à charge pour l’autorité de s’entourer de toute expertise nécessaire pour s’assurer que le montant libellé corresponde à la réalité du marché. Lors de l’audit, il est demandé à l’autorité de produire le document attestant que le candidat a accepté de se soumettre au contrôle, si un tel contrôle a été effectivement exercé et qu’elles ont été ses modalités.

Enfin, l’article 19 dispose que l’autorité doit exiger du soumissionnaire qu’il s’engage à respecter la confidentialité des informations fournies ou reçues et relatives à l’exécution du marché même en cas de rejet de l’offre, de résiliation du contrat ou après son expiration.

La preuve de la signature de cet acte doit être apportée à la demande des contrôleurs.

  • La procédure de passation des marchés régis par ce décret
  1. Les préalables à la passation : La planification des marchés

En début de chaque année budgétaire, les services compétents de l’autorité contractante déterminent les travaux, les fournitures et les services nécessaires aux besoins des Forces de Défense et de Sécurité. Il s’agit d’éviter des approximations et le pilotage à vue dans la gestion de cette question de défense et de sécurité. Les besoins des FDS ainsi identifiés sont inscrits dans un plan prévisionnel classé « secret défense » et ne donne lieu à aucune publication (article 20 du décret). Le plan est révisable pour tenir compte des travaux, fournitures et services non prévus en début d’année mais devenus nécessaires au regard des circonstances ou du contexte.

Dans le cadre de cette planification, la qualité des équipements ou de la prestation, le prix et le délai de livraison sont convenus sous la seule responsabilité de la personne responsable des marchés, c’est-à-dire, la personne habilitée à représenter le ministère soumis au décret.

  1. La passation des marchés proprement dite

Les marchés de travaux, fournitures et services soumis au décret 2013-570 sont négociés par entente directe avec ou sans mise en concurrence de candidats et ce, quel que soit leur montant. En d’autres termes, ces marchés sont passés de gré gré pour reprendre l’appellation péjorative des marchés par entente directe.

Deux cas méritent d’être soigneusement distingués. Les ententes directes sans mise en concurrence et les ententes directes avec mise en concurrence. Un accent particulier est mis sur l’objet de la négociation et les autres formalités substantielles conditionnant la mise en exécution du contrat.

  1. Les formes de négociation
  2. Les ententes directes sans mise en concurrence

L’article 25 du décret prévoit deux cas dans lesquels, le marché est négocié sans mise en concurrence des candidats.

Le premier cas est relatif aux travaux, fournitures et  services qui ne peuvent être satisfaits que par un prestataire ou groupe de prestataires détenant un brevet d’invention, une licence, des droits exclusifs ou une qualification unique. Dans cette hypothèse,  c’est l’existence de ce droit d’exclusivité reconnu au candidat qui rend impertinente toute mise en concurrence. En effet, à partir du moment où il est notoriété publique et il est juridiquement établi que l’opérateur détient un brevet, une licence, des droits exclusifs ou une qualification unique, il serait impertinent de chercher à organiser une concurrence puisque dans tous les cas la concurrence n’aura pas lieu faute de concurrents. Il est le seul comme on le dit.

Le second cas tient compte de la nécessité, pour des raisons techniques, de continuer avec le même prestataire lorsque les travaux, fournitures ou services complètent ceux ayant fait l’objet d’un premier marché entièrement exécuté avec satisfaction par le titulaire.

La principale faiblesse de cette hypothèse est qu’elle vise, incontestablement,  à favoriser les fournisseurs, entrepreneurs et prestataires dits traditionnels de l’Administration en charge de la défense et de la sécurité. En effet, pour que l’opérateur économique ayant exécuté ce type de marché soit invité aux négociations et en dehors de toute concurrence, il suffit juste qu’il gagne un premier marché,  qu’il l’exécute personnellement et de façon satisfaisante.  Lorsque ces trois conditions sont réunies (existence d’un marché initial, exécution satisfaisante et par le titulaire lui-même), l’opérateur économique est indéfiniment sollicité, par entente directe, pour compléter le stock de matériels livrés, le service fournis ou les travaux accomplis.

Cette lecture est soutenable pour deux raisons: D’une part, il ne doit pas  y avoir de rupture de stock en ce qui concerne les matériels nécessaires à la défense et à la sécurité ; ce qui rend permanente l’idée de compléter un tel stock. D’autre part, le décret ne fixe aucun délai, entre l’exécution complète de la prestation initiale et la survenance de la nécessité d’une prestation complémentaire. En conséquence, à tout moment et dès lors qu’il est question de compléter les travaux, fournitures et services ayant fait l’objet d’un marché initial, il peut être fait appel au même opérateur économique. Une façon de soutenir l’idée qu’on ne change pas une équipe qui gagne même si sur le terrain,  il peut y avoir des nouveaux opérateurs économiques mieux qualifiés et techniquement plus aptes.

Sur le plan procédural, l’autorité doit, avant toute négociation, requérir l’avis de non objection du Premier ministre. Lorsque celui-ci est acquis, la personne responsable du marché adresse directement au prestataire une lettre d’invitation à négocier.

En cas d’audit, il est vérifié si l’autorité ayant négocié sans mise en concurrence s’était limitée à ces deux cas et si, au préalable,  elle a requis l’avis de non objection du Premier ministre et dans quel sens celui-ci a été donné. Le texte ne précise le sort de la procédure en cas d’objection formulée par le Premier ministre.

  1. Les ententes directes avec mise en concurrence

Aux termes de l’article 24 du décret, Il est passé un marché négocié par entente directe avec mise en concurrence de candidats, lorsque les équipements ou les prestations à réaliser peuvent être fournis par plusieurs prestataires reconnus pour leur expertise ou compétence avérée dans le domaine, objet du marché. C’est dans cette hypothèse que la mise en concurrence revêt un intérêt particulier.

Préalablement au déclenchement de celle-ci, la personne responsable du marché doit requérir l’avis de non objection du Premier ministre. Une fois l’avis acquis, elle adresse directement des lettres d’invitation à négocier à au moins trois (3) candidats figurant sur une liste pré- sélectionnée de candidats reconnus pour leur qualification et leur expertise dans le domaine, objet du marché. Pour être consulté dans le cadre de cette mise en concurrence restreinte, le candidat doit figurer sur une liste de candidats présélectionnés. Dans la constitution de cette liste, il est tenu compte de la qualification et de l’expertise dans le domaine objet du marché. En audit, l’on vérifie si l’autorité a obtenu l’avis de non objection et si elle a mis en concurrence au moins trois candidats dont l’expertise et la compétence font l’objet d’un contrôle approprié.

  1. L’objet de la négociation

La négociation intervient avec ou sans mise en concurrence comme il a été précédemment indiqué. Dans tous les cas, elle ne porte que sur trois points :

  • La qualité des travaux, des fournitures ou des services ;
  • Le prix à payer en contrepartie de ces prestations ainsi que les modalités d’un tel paiement ;
  • Le délai de livraison ou d’exécution de la prestation.

Ces trois éléments font l’objet d’une discussion soutenue entre la Commission des marchés mise en place par la personne responsable du marché et l’entrepreneur, le fournisseur ou le prestataire de service. Les deux parties s’entendent (sans dol, ni erreur, ni violence) sur la qualité de la prestation, le prix à payer et le délai d’exécution. Ce sont des éléments fondamentaux du contrat qui engagent aussi bien l’autorité que le cocontractant. L’autorité contractante doit être particulièrement regardante sur la qualité des prestations, le prix et le délai convenus afin d’être à l’abri de toute surprise (qualité des prestations différente de celle convenue, facture différente du prix convenu et retard injustifié).

  1. Les formalités conditionnant la mise en exécution du contrat

A l’issue des négociations, un projet verbal confidentiel est établit par la Commission et adressé à la personne responsable du marché pour decision. Le procès-verbal ne fait l’objet d’aucune publication et ne peut être communiqué qu’aux candidats évincés et à leur demande.

La Commission fait simplement un travail technique d’évaluation des offres.

La decision d’attribuer ou de ne pas attribuer le marché à un des candidats relève des prérogatives de la personne responsable des marchés. Lorsqu’elle aura décidé du nom de l’attributaire du marché, un contrat  est rédigé en cinq (5) exemplaires dont les mentions obligations sont énumérées à l’article 34 du décret.

Le contrat ainsi établi est signé par l’administrateur des crédits, le titulaire du marché, le Chef d’Etat-major du corps concerné par la commande et la personne responsable du marché.

Il est, par la suite, visé par le Contrôleur financier et approuvé la Ministre en charge des finances ou son représentant dûment mandaté dans un délai de sept (7) jours ouvrables.

Les autres formalités complémentaires ne posent pas de difficultés particulières.

  1. Les modalités de règlement prévues dans ces types de marché 

Comme dans tout marché public, celui soumis à ce décret peut donner lieu à des versements,  soit à titre d’avances ou d’acomptes, soit à titre de règlement partiel, de règlement définitif ou pour solde. En l’espèce, ces différentes modalités font l’objet de négociation entre le titulaire du marché, la personne responsable de marché et le Ministre des finances.

Ainsi, tout dépend du contenu de l’accord qui a été trouvé à l’issue de ces négociations.

Quoi qu’il en soit,  avant toute mise en paiement, le marché doit être enregistré aux services des impôts. Aucune avance, aucun décompte ne peut être engagé et mis en paiement tant que le marché n’est pas enregistré.

Le montant de l’avance ne doit pas excéder 30% du montant du marché initial. La somme versée à ce titre doit être garantie à concurrence de son montant. Toute dérogation doit être approuvée par le Ministre chargé des finances.

Le marché prévoit des paiements au fur et à mesure de l’exécution des prestations à travers le versement de ce que l’appelle « les acomptes ». Le montant versé à ce titre ne doit pas excéder la valeur des prestations auxquelles ils se rapportent, une fois déduites, le cas échéant, les sommes nécessaires au remboursement des avances.  Cette disposition est de nature à empêcher tout paiement sans contrepartie réelle. Elle justifie aussi la procédure de demande de remboursement de l’indu ou de trop perçu. Il s’agit de l’application de la règle selon laquelle, tout paiement suppose une dette et tout ce qui a été payé sans être dû est sujet à répétition.

Le paiement final intervient après exécution complète de la prestation attestée par la commission de réception prévue à cet effet. Dans le calcul de ce montant,  il est tenu compte des avances et acomptes versés au titulaire.

  1. Le contrôle spécifique exercé sur les marchés passés en application de ce décret

L’article 71 du décret prévoit deux types de contrôle d’une rigueur particulièrement soutenue.

  • Un contrôle exercé par le redoutable corps de l’Inspection Générale d’Etat ;
  • Un contrôle a posteriori semestriel exercé par l’Inspecteur Général des Armées ou son équivalent pour les autres corps.

Ce second contrôle est assorti d’un rapport détaillé confidentiel qui est adressé au Président de la République et au Premier ministre. En conséquence, et en principe, tous les six (6) mois, les autorités ainsi visées reçoivent, de l’Inspection générale des Armées, un rapport « détaillé et confidentiel » sur les conditions de passation et d’exécution des marchés publics régis par le décret 2013-570.

La liste des sanctions applicables aux agents publics et assimilés, aux candidats et titulaires du marché est prévue aux articles 72, 73, 74 et 75 du décret.

ISSOUFOU Adamou

Docteur en droit public

Enseignant-chercheur

Université Cheikh Anta DIOP

[email protected]