» Justice sociale et paix en Afrique » décryptées par Dr Halidou Yacouba

« La menace de toutes les menaces à la paix en Afrique c’est  l’injustice », déclare Dr Halidou Yacouba

 

Niger Inter :    Vous venez de soutenir votre thèse d’Habilitation à diriger les recherches (HDR) sur le thème : ‘’Justice sociale et paix en Afrique’’. En substance quel message avez-vous voulu passer aux africains ?

Dr Halidou  Yacouba : L’HDR par définition c’est l’Habilitation à diriger des recherches. Mais permettez-moi de souligner au préalable  que c’est après plusieurs séjours de recherche au sein du Laboratoire d’Histoire, Philosophie et Sociologie des Sciences et Technologies ( Laboratoire HIPHIST de Lomé dirigé par le Professeur Yaovi AKAKPO, que  celui-ci  a agréablement accepté d’être mon Directeur de recherche. Celui-ci est actuellement le Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Lomé. Je ne peux en aucun cas oublier   mon très cher  ami Philosophe  Français et Conseiller personnel auprès de l’Ancien  Ministre de l’Education nationale  de France, François Bayrou, Jean-François MATTEI qui, de son vivant, en citoyen du monde,  m’a fait montre de son soutien indéfectible relativement à mes recherches. Malheureusement il n’a  pas pu voir ma  soutenance. Décédé le 24 mars 2014 en France,  il nous a devancés relativement à ce voyage de non-retour qu’est la mort. La mort  est notre être destinal, notre dénominateur commun ontologique.  Que son âme repose en paix, cette paix que nous cherchons tant ici-bas qu’à l’au-delà, tant pour nous-mêmes  que pour les autres.

Ainsi dans le thème  « justice  sociale et paix en Afrique » qu’il m’a été demandé d’explorer à partir de mes travaux scientifiques et académiques, il faut voir à coup sûr l’expression d’une préoccupation à la fois théorique et pratique.  Mes travaux de recherches réalisés ont porté sur la question de la justice sociale et la paix en Afrique. Le titre  de ma Thèse d’HDR, Justice sociale et paix en Afrique,  n’est ni fortuit ni arbitraire. Il se veut  une synthèse dialectiquement obtenue de l’ensemble de mes 19 publications  et travaux académiques. Concrètement ma  Thèse d’HDR   se veut un résumé de tous mes textes publiés dans des revues scientifiques nationales et internationales et de mes travaux académiques précédents et actuels. Par cette habilitation à diriger des recherches,  il s’agit  essentiellement de comprendre la situation conflictuelle  de l’Afrique, ce continent qui tarde à être dans l’histoire  universelle.  Comprendre revient ici à capturer le sens des crises socio-politiques, c’est-à-dire ce grâce à quoi leur signification et leurs signes deviennent signifiants. Face à tous ces fléaux qui assaillent l’Afrique il importe de réfléchir pour y faire régner la paix.  Toute chose qui a fait l’objet de bon nombre de mes textes publiés. C’est un secret de polichinelle que la paix est la condition première, originelle et fondamentale de tout développement. Aussi force est de constater que la paix  ne se décrète pas. Elle ne rime pas avec  l’injustice. Une paix civilisée et durable passe nécessairement  par le règne d’une société bien organisée dont le piédestal est la justice. Les deux principes de base  de la justice sont la liberté et l’égalité. L’injustice en tant que déni de reconnaissance est donc la cause première des crises sociopolitiques en Afrique. D’où ces justes propos d’Axel HONNETH : « Le motif de tout conflit est une attente de reconnaissance, sachant que celle-ci  peut prendre différentes formes » Disons que mes travaux menés ont eu pour objectif de savoir comment résoudre et prévenir les guerres et conflits multiformes qui font entorse au processus démocratique en Afrique, ce continent qui tarde à être dans l’histoire universelle. Il convient d’étudier  phénoménologiquement  les différentes formes de crises sociopolitiques dont l’Afrique est victime et leurs causes.  Autrement dit, j’ai essayé de diagnostiquer dans le processus démocratique en Afrique son malaise ou sa crise endémique et multiforme. Méthodologiquement, il s’agit de faire une étiologie, mieux de déterminer  les causes de ces crises. Philosophiquement parlant cause est ce qui répond à la question pourquoi. Pour construire la paix en Afrique la condition préalable est de comprendre la causalité des conflits, les motivations ou les enjeux. La première conclusion à laquelle mon analyse philosophique a  abouti est que  l’injustice est le  premier fondement des crises sociopolitiques en Afrique. L’injustice engendre des frustrations, des conflits, des guerres et leurs avatars. J’ai évoqué les multiples guerres et conflits dont l’Afrique est en proie. Pour corroborer les justes propos de Hegel selon qui la philosophie est fille de son temps, j’ai profondément réfléchi sur la question de ce nouvel état de violence, appelé terrorisme, lequel est en train de mettre à mal la paix et la sécurité en Afrique et singulièrement au Sahel. Mes travaux menés ont abouti à l’idée que l’injustice  est la cause fondamentale de ces crises  en Afrique. Concrètement,  dans la société et l’Etat en Afrique il se pose un problème  de reconnaissance qui se traduit par l’exclusion. L’exclusion  est entendue comme refus de  reconnaissance de la différence. Le refus de reconnaître la différence se trouve au cœur des guerres et conflits  identitaires  en Afrique. A cet égard la question de l’exclusion des femmes sur fond d’oppression et de discrimination  a constitué un  des points saillants de mes études. Pour étayer mes études je suis parti des violations flagrantes des droits de l’homme et du citoyen qui font légion dans l’Etat en Afrique. J’ai tenté d’identifier  les responsables de toutes ces violations. La compréhension des causes m’a conduit à envisager des perspectives critiques  pour la paix en Afrique. Mon objectif est de montrer que pour l’avènement d’une société plus juste, il fallait  lutter pour mettre fin à la discrimination du sexe féminin. Les femmes doivent revendiquer leurs droits en contestant les  prétentions ontologiques  des hommes.  Car  à en croire Platon il n’existe pas de différence entre l’homme et la femme. Si différence il y a elle n’est que quantitative, mais jamais ontologique, c’est-à-dire qualitative.  La paix ne rime  pas avec la misère. La paix suppose une égalité ontologique  entre les sexes. Toute chose qui passe  implicitement par la déconstruction  des différences entre le masculin  et le féminin. Les véritables Etats de droit vers lesquels doivent évoluer les Etats africains sont des Etats civilisés où est mené en permanence le combat contre l’oppression et l’exploitation de l’homme par l’homme sans pour autant prendre les armes. La non-violence est la voie royale qui conduit à la démocratie apaisée, à l’Etat républicain, c’est-à-dire  juridiquement fondé. Mes travaux  m’ont cependant conduit  au fait qu’il convient aussi de reconnaître que des situations de violence extrême, d’oppression massive, de déni de droits fondamentaux sont presque toujours nécessaires pour que des mouvements de libération surgissent. La question de l’éducation doit être prise au sérieux par  les décideurs politiques. Pour une bonne  organisation politique condition de la justice sociale il fallait éduquer les masses populaires. La nécessité d’une bonne et droite éducation s’impose dans l’Etat en Afrique. Les Etats africains ont besoin de vraies réformes éducatives. Et cela parce que comme l’a si bien dit  le philosophe et père fondateur de la sociologie, Auguste Comte l’organisation politique d’une société est fonction de son organisation mentale, c’est-à-dire de l’éducation. Platon ne disait pas autre chose, sinon que toute réforme politique passe nécessairement par  une réforme éducative.  C’est par les valeurs éducatives que les citoyens peuvent connaître et exercer leurs droits et devoirs dans l’Etat en Afrique. C’est par elles qu’ils imposeraient la condition  fondamentale de la paix civile dans l’Etat, à savoir la justice sociale. La guerre est-elle de tout point de vue condamnable. ? J’ai répondu par  la négative en montrant qu’il existe une certaine guerre juste,  celle dont la finalité est la paix. C’est pourquoi j’ai jugé enfin nécessaire une certaine éducation  des citoyens à la philosophie  de la guerre qui prépare à la paix, à l’exemple des violences coloniales dans l’épopée de Sonni Ali Ber. Ce dernier par  sa science militaire extraordinaire, malgré tous les reproches  qu’on peut lui faire à tort ou à raison, a su créer  un Etat  multiethnique apaisé,  appelé l’Empire songhay qui  sur bien de points n’a rien à envier à l’Etat moderne de type occidental ou formel.  L’Empire Songhay est un exemple d’illustration sur le plan d’intégration citoyenne.  Il n’a rien à envier à l’Etat de type occidental ou formel. Malgré les violences coloniales qu’on reproche à tort ou à raison à Sonni Ali ber, il faut reconnaître aussi  qu’il a  su et pu  faire régner la justice en permettant à toutes les composantes ethniques de son Empire de jouir de leurs  droits. Mais comme nous sommes   dans l’époque de la modernité politique c’est au moyen de la non-violence, au moyen de la lutte démocratique que les citoyens doivent s’insurger contre ces nouvelles formes de dictatures rampantes  en Afrique. La liberté n’est pas une donnée, elle se construit. Elle s’arrache. C’est une conquête permanente, donc toujours inachevée. La guerre juste à l’exemple de celle de Sonni Ali Ber toujours vainqueur jamais vaincu selon les justes propos des Erudits arabes, ne devient nécessaire pour les citoyens  que lorsque toutes les batteries dialogiques,  les batteries de l’espace public entendu comme hospitalité au sens kantien du terme, deviennent caduques et inopérantes.  La rébellion se justifie par le fait que l’essence de l’homme est liberté. Elle trouve son fondement, selon la très juste remarque de Locke, dans la violation du contrat républicain par les gouvernants. La rébellion dont il est ici question est celle qui se fait sans violence, à l’exemple de la désobéissance civile. Philosophiquement parlant il n’est pas normal qu’un homme soit l’esclave d’un autre homme. La dictature est une offense à l’humanité  des citoyens dans un Etat. Seule une intense initiation philosophique entreprise dès l’enfance, peut servir de fondation solide à la culture démocratique en Afrique. Elle seule est capable de vraiment cultiver chez les enfants l’ouverture au dialogue, le jugement critique, l’esprit d’analyse, l’autocritique, la libre expression, le débat de conceptions. Autant de choses qui permettent de libérer ces citoyens en herbe de l’intolérance, cause fondamentale des conflits en Afrique. Vu que l’ethnicité est le monstre politique qui fait entorse à l’Etat de droit démocratique en Afrique, je compte aborder davantage le paradigme prédominant d’ethnie. J’ai déjà démontré que le préalable est d’éduquer les citoyens à la notion de  République qui ouvre  au sens de la chose publique (res publica), et non tribale, clanique ou confessionnelle. La nécessité d’une intense action éducative s’impose dès l’enfance. Il s’agit particulièrement de l’éducation civique et morale couronnée d’une formation philosophique. Et cela parce que celle-ci participe à l’instauration de la paix tant dans les individus que dans l’Etat. C’est en cela que ces propos de l’Ex Directeur de l’UNESCO Federico Mayor, méritent une attention particulière : « l’éducation philosophique en formant des esprits libres et réfléchis, capables de résister aux différentes formes de propagande, de fanatisme, d’exclusions et d’intolérance, contribue à la paix et prépare chacun à prendre ses responsabilités face aux grandes interrogations contemporaines, notamment dans le domaine de l’éthique» Mais vu que le conflit est au cœur de la condition humaine, je poursuivrais mes recherches sur le fait que la paix est un projet à long terme, un idéal à atteindre. Comme toute idée de la raison, l’idée de paix  semble renvoyer à la problématique  de la dialectique transcendantale au sens kantien du terme. D’où la nécessité pour moi de continuer mes recherches en les inscrivant dans le champ  d’analyse adaptée et digne  de la justice sociale avec une paix durable dans l’Etat en Afrique. L’enjeu scientifique renvoie à la nécessité d’investiguer finement et de rendre intelligible l’impossibilité de réaliser l’idée de la paix que nous voulons.  Pour l’avènement d’une réelle justice sociale condition  de la paix  dans l’Etat en Afrique, je compte aborder davantage  les conséquences de la pauvreté, à savoir la violence, l’insécurité et l’angoisse existentielle. Au nom de la justice, il incombe aux Etats africains de lutter contre la pauvreté et l’ignorance, laquelle est elle-même une pauvreté mentale. D’où la nécessité d’une intense éducation à la citoyenneté républicaine.  Il revient d’éduquer l’homme et le citoyen aux valeurs de la république, de la coexistence  pacifique.  Il revient d’éduquer les femmes en Afrique. Car leur éducation et leur engagement constituent pour elles un vecteur d’émancipation et  un rempart contre toute forme de violence ou conflit  conjugal. Pour dire les choses en raccourci,  justice sociale et paix en Afrique signifie que l’instauration et le maintien de la paix en Afrique sont une œuvre  de droit philosophiquement fondé. La paix en Afrique ne tombe pas du ciel. Elle ne se décrète pas. Elle est le produit de la justice sociale dont la fondation est l’éducation entreprise dès l’enfance.

Niger Inter :     Quelles sont selon vous les principales menaces à la justice sociale et la paix en Afrique ?

 

Dr Halidou Yacouba : Les principales menaces à la justice sociale et la paix  en Afrique sont multiples. On peut citer notamment  la pauvreté, le chômage,  le délitement social, l’insécurité, l’angoisse existentielle. Mais la menace de toutes les menaces c’est  l’injustice. Il y a une autre menace qui favorise et entretient  cette injustice  c’est un déficit de bonne et droite éducation citoyenne, sinon de l’éducation tout court.  Il  y a aussi ce nouvel état de violence qui met à mal la paix et la sécurité en Afrique et singulièrement au Sahel. Ainsi le terrorisme est un phénomène complexe, lequel appelle à une pensée du tout, donc philosophique.  Comment faire face à ce phénomène inédit qui, à tort ou à raison, trouve sa justification tantôt dans la mal gouvernance, tantôt dans l’inadaptation  de l’Etat de type formel ou occidental aux représentations des sociétés culturellement  distinctes vivant dans l’espace sahélien ? Pourtant à bien analyser les choses, seul le développement économique des pays sahéliens et leur entrée réelle  dans la démocratie  pluraliste  seraient le meilleur antidote au  terrorisme et ses avatars. Mais cette solution à la fois politique et économique au problème du terrorisme suppose sa compréhension philosophique, laquelle consiste à saisir son sens, c’est-à-dire ce grâce à quoi sa signification et ses signes deviennent  signifiants. D’où le rapport entre savoir et pouvoir, lequel, selon la pertinente remarque de Michel Foucault, est un exercice bien davantage qu’une possession. L’échec désastreux de la politique d’intervention armée des Etats sahéliens  face au terrorisme ne résulte pas en fait du seul problème de logistique, mais surtout de leur incapacité à déchiffrer les signes du terrorisme. Ils semblent ignorer que le pouvoir est avant tout stratégique. Il est plus scientifique que possessif. L’ennemi, avec peu de moyens, mais mieux organisé peut facilement mettre en déroute l’adversaire bien équipé mais désorganisé.   L’avenir, dit-on, appartient aux forces organisées. Le combat contre le terrorisme nécessite toute une lutte scientifique qui consiste d’abord, aux Etats  à pouvoir distinguer les mouvements extrémistes  des éléments criminels qu’ils attirent  dans leur cause prétendument révolutionnaire.  De ce fait, pouvoir juguler le terrorisme au sahel revient d’abord à le savoir. L’ethno-démocratie a créé  au sahel des fractures sociales tantôt manifestes tantôt latentes. Le favoritisme vivant cultivé par les élites politiques crée des inégalités sociales  qui conspirent à dresser les citoyens les uns contre les autres. Le favoritisme vivant en créant l’exclusion ne peut que conduire tôt ou tard  à la révolte. Et cela parce que l’essence de tout homme ou groupe humain c’est la liberté. Encore faut-il savoir que toute  revendication juridique doit se faire dans les limites de l’Etat de droit. Elle doit passer par l’unique arme impartiale de la raison dialectique. La violence est mauvaise de tout point de vue parce qu’on ne sait jamais   où elle va. La violence légale elle-même est un pis-aller, c’est-à-dire faute de mieux. Comment donc lutter démocratiquement contre le terrorisme au Sahel ?  Telle est la question éminemment ontologique ? Pour que la  guerre contre le terrorisme soit  efficace et humainement acceptable, elle doit être plurielle : militaire et éthique. Il faut  une double police : une police institutionnelle et une police morale. En d’autres termes,  il faut une lutte réellement démocratique contre le terrorisme.  Seule une telle lutte va épargner le Sahel du terrorisme des anarchistes  et du terrorisme  d’Etats sur fond de néocolonialisme.  Le néocolonialisme est une conséquence logique  de la faillite politique des Etats sahéliens. Mais le néocolonialisme qui se traduit par la présence des forces militaires occidentales doit être combattu sans ressentiment.  Il s’agit de faire montre de réalisme politique.  Le néocolonialisme doit être dénoncé  dans un cadre purement démocratique vu que c’est à la demande de nos Etats sahéliens que ces puissances militaires sont présentes dans l’espace sahélien.  Sans l’aide  militaire de ces puissances occidentales les Etats sahéliens sauront –ils faire face à ces  islamistes  militairement et idéologiquement bien armés ? Telle est la question qui conjure toute forme de mauvaise foi. Le réalisme politique appelle à l’unisson de toutes les forces démocratiques tant internes qu’externes. D’où toute  la place de la société civile indépendante et non marionnette du pouvoir ou de l’opposition. Elle doit être contre l’Etat pour l’Etat.  C’est-à-dire elle se doit de  dénoncer les travers de l’Etat pour consolider  l’Etat de droit. Le Chômage des jeunes est une bombe à retardement. Nous devons bien faire la Réforme LMD pour que nos Universités et Grandes Ecoles africaines ne soient pas des fabriques de chômeurs potentiels. Pour ce faire, il faut la bonne gouvernance universitaire en Afrique, laquelle  s’oppose dans son principe comme dans son achèvement à toute forme de pratique corruptive.

Niger Inter :    La pluralité de tribus ou d’ethnies est-ce une source de conflits en Afrique notamment dans le contexte démocratique ambiant ?

Dr Halidou Yacouba : En règle générale, dans un Etat africain n’ont des droits, pourrait-on dire, que les membres de l’ethnie du Prince, du Ministre  ou du chef de service, etc.  Il faut combattre  l’ethno-démocratie entendue au sens de l’ethnicité comme mode de gouvernance politique dans un contexte démocratique.        L’ethnie, la région, la religion, la tribu, que sais-je encore, telles sont les idées infra-politiques qui font entorse au processus de démocratisation devenu un processus de déchirures sociales. De là, pour répondre à votre pertinente question,  je dirais  que  philosophiquement pensée  la pluralité  des tribus ou d’ethnies n’est pas un mal en soi. Elle  met en exergue  la question  de la diversité qui loin d’être  un mal  est un bien. Le bien est ce qui construit améliore  contrairement au mal qui est ce qui détruit. La pluralité est un bien. Elle est  source  d’enrichissement mutuelle entre les tribus ou ethnies.  La question de la pluralité ethnique traduit  la question de l’identité. A bien observer les choses, l’identité par nature  est un  couteau à double tranchant. C’est pourquoi elle mérite d’être gérée de manière rationnelle et raisonnable.  La gestion rationnelle et raisonnable de l’identité pour un meilleur vivre ensemble passe par ce qu’Emmanuel Levinas appelle  transcendance  ou amour. Et l’amour dont il est ici  question, « ce n’est pas l’amour en tant qu’aspiration qui est transcendance triomphale, mais l’amour en tant qu’union[1]». Cet amour est donc socialité ou proximité. L’émancipation des identités  tribales ou ethniques est donc un véritable rempart contre  les conflits et guerres  qui sont de plus en plus aigus dans le monde. L’émancipation des différentes  identités ethniques permet de conjurer dans l’Etat la plus affreuse d’entre les guerres, à savoir une guerre civile. Dans une société civilisée ou religieuse le tribalisme n’a pas sa raison d’être. Un tribaliste est un sous homme, c’est-à-dire  un homme au rabais. C’est un homme qui est d’esprit obtus ou sectaire, d’esprit incapable de penser dialectiquement les choses. C’est un esprit tautologique. Au fond. Il n’est ni philosophe ni croyant.  Pour confondre un tribaliste il convient de lui poser la question suivante profondément métaphysique : qui a choisi  ses parents  ou son ethnie ? Incapable de répondre logiquement il va certainement avancer des arguties, c’est-à-dire des arguments bancals. D’où comme la poliomyélite, nous devons bouter le tribalisme ou l’ethnocentrisme  hors de notre continent et hors du monde. Le tribalisme est une plaie morale universelle,  un crime contre l’humanité qui doit être dénoncé et condamné  en tout et partout. Pour ce faire nous devons cultiver la tolérance. Nous devons promouvoir la citoyenneté républicaine afin d’empêcher les fausses élites politiques et intellectuelles  qui jouent souvent à l’éthno-démocratie en Afrique.

Niger Inter :    Quel est l’intérêt de vos recherches dans le contexte nigérien ?

Dr Halidou Yacouba : L’intérêt de mes recherches  réside surtout dans mon analyse de  l’état du système éducatif nigérien. La question de l’éducation doit être prise au sérieux par  les décideurs politiques. Pour une bonne  organisation politique condition de la justice sociale il fallait éduquer les masses populaires. La nécessité d’une bonne et droite éducation s’impose dans l’Etat en Afrique et singulièrement au Niger. Le Niger a besoin de vraies réformes éducatives. C’est par les valeurs éducatives que les citoyens peuvent connaître et exercer leurs droits et devoirs dans l’Etat. C’est par elles qu’ils imposeraient la condition  fondamentale de la paix civile dans l’Etat, à savoir la justice sociale. Nous devons bannir l’exclusion  condition d’une poudrière identitaire comme ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire,  au Nigéria, en Centrafrique, au Darefour, au Togo, au Congo Brazaville, etc. Pour éviter la fumée il fallait éviter le feu. Au Niger, par exemple, il existe  des expressions sournoises dans les deux principales langues nationales  que sont le Haoussa et le Zarma. Il s’agit notamment  des expressions comme « namu  » ou « ir bora no», lesquelles sont politiquement dangereuses pour  un Etat-nation en construction. Ce sont des codes linguistiques dont la cause finale est l’exclusion. L’ethnicité politique est un facteur de discrimination et d’oppression. En hiérarchisant la société elle  pervertit l’Etat de droit, lequel est fondé sur l’égalité et la liberté. Elle fait entorse à l’application du  principe d’égalité  des citoyens devant la loi. Pour mieux cerner les violations des droits de l’homme  au sein de certaines communautés en Afrique, l’éclairage de Jean Rouch est on ne peut plus édifiant.  Ces violations se traduisent par certaines pratiques culturelles dégradantes qui conduisent à une discrimination sociale. C’est précisément le phénomène des  castes ou de l’esclavage, lequel existe surtout en Afrique de l’Ouest et principalement chez les communautés Touarègue, Zarma-Sonraï, Peule et Bambara. Ainsi au Niger par exemple, la société Songhay-Zarma est une société pyramidale dans laquelle on trouve en bas :« les esclaves (homme banya,  femme konyo) » et en haut « les hommes libres borokini homme libre ».Ces derniers constituent la masse du peuple songhay. Force est de constater que bien que la constitution de la République du Niger ait interdit ces considérations archaïques, le phénomène d’esclavage subsiste dans sa forme idéologique, sinon psychologique. En effet l’esclave, quelque soit sa réussite sociale (sur le plan intellectuel, politique ou économique), a toujours ce complexe d’infériorité. Il ne peut oser épouser une femme de condition libre. Et au cas où celle-ci accepte d’être épousée, elle va perdre le respect de la société. Les enfants issus d’une telle union risqueraient de ne jamais pouvoir se marier quand ils seraient majeurs.  Ils seront socialement exclus de part et d’autre des deux clans (clan des hommes libres et celui des esclaves). Une telle situation fait entorse à la Déclaration universelle des droits de l’homme qui dispose que tous les hommes naissent libres et égaux en droits.

Niger Inter :    Quelles sont les conditions de possibilité de la justice sociale et d’une paix durable dans le monde et en Afrique en particulier ?

Dr Halidou Yacouba : Les conditions de possibilité de la justice sociale et d’une paix durable dans le monde et en Afrique en particulier sont multiples. La condition première, originelle et fondamentale est la justice elle-même dans son lien indissociable avec la paix. Il existe  une forte concordance,  mieux une corrélation, c’est-à-dire un rapport interactif et dynamique  entre justice  et paix. C’est dire que la notion de justice constitue un arsenal et une armature théorique pour aborder la problématique de la paix dans le monde et singulièrement en Afrique. Les décideurs politiques doivent se ressourcer  aux résultats de la recherche en sciences humaines et sociales. L’une des causes de la faillite politique de l’Afrique  est la démission de ses juristes. En tant  qu’agents  sociaux  les juristes africains ont un travail  éminemment  historique dans le processus  de construction des Etats de droit en Afrique. Comme l’a si bien  dit  Pierre Bourdieu, « les juristes sont les moteurs  de l’universel, de l’universalisation. Ils ont pour eux  le droit, c’est-à-dire ce discours à prétention universelle, et cette capacité particulière, qui est leur capacité professionnelle, de rendre raison, de donner des raisons, de produire des raisons, donc de porter les choses qui sont de l’ordre du fait.«  c’est comme ça», « ce n’est pas possible», « c’est intolérable» etc- à l’ordre de la raison par deux voies: par l’invocation des principes juridiques universels, et par le recours à l’histoire». Bien plus, les Etats africains déchirés par les guerres et conflits doivent consulter  les théories philosophiques de la justice sociale relativement aux conditions de possibilité de la paix publique.  Le grand philosophe et théoricien américain de la justice  à élaboré  une théorie de la justice sociale dont s’inspirent beaucoup d’Etats  modernes qui font de la pratique de la justice leur pain quotidien. Tout bon citoyen doit être un combattant de la justice sociale dont la cause finale est la paix économique, psychologique et affective. Concrètement il s’agit ici de la justice entendue  à la fois comme pratique du bien et application du droit. Il faut respecter les droits de l’homme. De mon point de vue  le respect des droits de l’homme et la reconnaissance mutuelle des identités constituent les conditions essentielles de la justice sociale. Le respect des droits de l’homme en Afrique passe par  la démocratie et l’Etat de droit démocratique pour reprendre la formule du philosophe  Jürgen Habermas. Le respect des droits de l’homme  n’est possible qu’à travers la restauration des relations humaines fondées sur la justice, la vérité et l’identification des responsabilités liées aux graves violations des droits de l’homme qui ont été commises ici et là. A  la vérité, la citoyenneté républicaine est le garant le plus sûr d’un Etat de droit. Relativement à la question du genre, les femmes et les hommes doivent combattre ensemble pour l’égalité des sexes. Celle-ci est à n’en point douter  l’une des conditions de possibilité de la paix civile, et par voie de conséquence du développement. En clair la paix civile passe par une politique juste. Les politiques de justice sociale en Afrique peuvent se ressourcer aux théories  de la justice sociale  chez les philosophes, au consciencisme de Nkrumah, à l’histoire de l’Empire Songhay, un Etat multiethnique et paisible qui présage l’Etat moderne de type occidental. Il faut promouvoir  les conditions spirituelles  de la paix en partant  des limites du droit face aux conflits récurrents en Afrique. Ces conditions spirituelles sont de deux ordres, à savoir  le pardon et le dialogue politique  et interculturel. Le dialogue interculturel a un rôle et une place importante dans le contexte démocratique africain. Mais le pardon et le  dialogue ne peuvent atteindre leur finalité qu’est la réconciliation  que si et seulement si ils ont une fondation philosophique. Celle-ci  permet aux uns et aux autres de dépasser les oppositions radicales. C’est ce qui fait dire  à Hegel ceci : « Quand la puissance d’unification disparaît  de la vie des hommes et que les oppositions ont perdu leur rapport vivant, leur action réciproque, et deviennent indépendantes, alors naît le besoin philosophique; en tant que tel ce besoin est une contingence, mais dans la scission donnée il est une tentative nécessaire pour dépasser   l’opposition  de la subjectivité.» Le pardon et le dialogue commandent une émancipation des identités. Mes concitoyens de Bangui éleveurs et agriculteurs doivent accompagner la justice par les conditions spirituelles de la justice à savoir le pardon et le dialogue interculturel. Mais il faut savoir que la vie humaine est marquée du sceau de ce qu’un des précurseurs de la société des nations (SDN devenue ONU), le philosophe allemand, Kant, appelle « l’insociable sociabilité des hommes ». C’est pourquoi il faut reconnaître que  l’idée de paix effective  et éternelle  est irréalisable, sinon utopique. Mais entre la sphère de l’impossible et l’horizon de l’espérance,  la tâche des Etats africains  est de construire des moyens juridiques philosophiquement  fondés qui rendraient la paix moins fragile en Afrique. Car vouloir éradiquer « polémos »  c’est-à-dire le conflit ou la guerre de la vie des hommes s’avère illusoire. Vu que le conflit est au cœur de la condition humaine, la construction de la paix est une tâche infinie, interminable comme l’est  le travail de Sisyphe selon la belle expression de la philosophe de la Sorbonne,  Simone Goyard-Fabre. D’ailleurs à bien des égards n’est-ce pas la conscience du mal qui fait évoluer l’humanité ?

Niger Inter :    En tant que ‘’platonicien’’ en quoi la vision de Platon de la République pourrait-elle enrichir la démocratie en Afrique ?

Dr Halidou Yacouba : Pour le fondateur de l’Académie ou Première Ecole des Sciences politiques, la politique ne relève ni du hasard ni du tâtonnement. Elle   est une science. Or la démocratie  donne le pouvoir à la foule ignorante. C’est donc parce que la démocratie donne le pouvoir à la foule ignorante que Platon la juge logiquement mauvaise. Contre le préjugé tenace d’après lequel  Platon est absolument contre la démocratie,  il convient de nuancer les choses. Platon  condamne la démocratie quand elle n’a pas une base éducative. Platon accepte la démocratie à la seule et unique condition qu’elle arrive à discipliner son principe qu’est la liberté. La liberté n’est pas la licence. L’excès de liberté conduit nécessairement à un excès de servitude ou d’esclavage. L’excès de liberté conduit à un affrontement entre les différentes  libertés individuelles, lequel affrontement serait liberticide. Le bon exercice de la liberté requiert de l’éducation. Platon reconnaît dans son ouvrage de vieillesse, Les lois, que la démocratie  est le régime le moins mauvais. Malgré le recul du temps, la pensée platonicienne est d’une signification actuelle. Il n’y a de démocratie sans lien social. Or pour que le lien social soit il faut, selon Platon,  œuvrer pour  la justice, laquelle est le piédestal de tout Etat harmonieux et heureux. Pour ce penseur de tous les temps, il existe une forte concordance entre éducation, justice et harmonie sociale.  Platon a déjà interpelé nos hommes de droit, qui pour reprendre les justes propos du philosophe et sociologue Pierre Bourdieu : « Les théories de la justice sociale qu’elles procèdent de l’idéalisme ou du matérialisme, de la droite ou de la gauche  doivent à Platon  l’essentiel de leur espace conceptuel, que cette dette soit reconnue ou non ». En effet, malgré le recul du temps, Platon a montré de manière exemplaire l’interaction entre éducation, justice et cohésion sociale. L’une des contributions merveilleuses, splendides et sublimes de Platon à nos démocraties africaines en gestation, c’est ce qu’il appelle  le respect de la loi. En effet, à ses yeux le non-respect de la loi est un poison qui dissout l’Etat.

Niger Inter :    Aujourd’hui certains pays africains quittent la Cour Pénale Internationale (Afrique du Sud, la Gambie…) n’est-ce pas une défaillance de l’idéal d’une justice internationale ?

 

Dr Halidou Yacouba : En toute modestie je m’insurge contre cette imposture  de certains frères  africains  et africanistes sur fond de mauvaise foi. Je ne pense pas si la CPI  adopte réellement une posture raciste en poursuivant surtout les dictateurs africains. Il faut reconnaître que les dictateurs des autres continents finissent le plus souvent par être punis par leurs propres peuples qui prennent leurs responsabilités en se révoltant. L’homme révolté c’est l’homme soucieux de sa dignité, laquelle est une valeur absolue  en terme mathématique et non négociable en terme  économique. Les peuples qui se révoltent en connaissance de cause sont les peuples soucieux de leur dignité.  A cet égard l’éclairage d’Albert Camus  dans son essai, L’homme révolté, est on ne peut plus édifiant.  Nous devons  adopter  une posture rationnelle. La CPI doit exister sans quoi ce serait une  carte blanche que va donner la communauté internationale à certains dirigeants africains civils par l’habit, mais plus militaires  et plus dictateurs  que les  militaires. La plupart de nos  gouvernants actuels en Afrique  qui se disent intellectuels sont des faux intellectuels, c’est-à-dire des intellectuels qui mettent leur science au service du mal. En réalité ce sont des ignorants. Pour donc revenir à votre question après cette digression pédagogique  qui n’est pas donc une digression,  posons-nous cette question : en quoi la CPI est-elle un problème  pour les peuples africains  qui ont peur de juger eux-mêmes leurs bourreaux ?  Des peuples  qui,  quoique  amoureux  de la liberté,  ont peur  de se déchaîner ?   Pour aborder objectivement  cette question épineuse du bienfondé  de la CPI nous devons  éviter deux obstacles épistémologiques, à savoir le ressentiment et la condescendance à l’égard de l’Occident. Le principe  de la CPI est louable. Vu qu’elle  se veut une institution citoyenne du monde qui cherche à défendre  la dignité des individus et des peuples, la CIP doit être saluée. Peut-être  que c’est sur  sa  procédure   qu’on peut s’interroger, qu’on peut  et doit  faire des reproches.

Réalisée par Elh. Mahamadou Souleymane