Trois ans après avoir brillamment réussi l’organisation du Sommet de l’Union Africaine (UA), Niamey vient à nouveau d’abriter le Sommet sur l’industrialisation et la diversification économique qui s’est intitulé : « Industrialiser l’Afrique: un engagement renouvelé pour une industrialisation et une diversification économique inclusives et durables ». Presque une semaine durant, soit du 20 au 25 novembre derniers, la capitale du pays vivait au rythme des conférences, réseautages et autres rencontres ayant pour objectifs de « donner l’occasion aux principales parties prenantes de réfléchir sur l’industrialisation de l’Afrique, tout en examinant la manière dont le continent peut changer son statu quo actuel ».
Comme en 2019, le choix de Niamey peut sans doute susciter des interrogations, voire devenir « inconcevable » pour les plus sceptiques d’entre-nous au regard de la faible part que représente le secteur industriel au Niger (3,7% du PIB en 2020). Mais, c’est sans compter sur la détermination des autorités du pays qui consiste à insuffler une nouvelle dynamique au pays en général, et à la capitale, en particulier. Preuve de ce dynamisme, Niamey ne cesse de se transformer et de se moderniser ces dernières années, offrant ainsi de plus en plus de meilleures conditions de vie à la population, mais aussi favoriser un cadre propice à l’organisation des sommets internationaux. En outre, au-delà de sa position géographique stratégique et de bonnes infrastructures, la capitale du Niger est citée souvent comme modèle en matière de démocratie dans la sous-région et constitue un « havre de paix » dans un contexte de dégradation de la situation sécuritaire au Sahel. Autant dire que Niamey a de nombreux atouts à faire valoir pour accueillir un tel événement.
Au-delà de l’aspect symbolique que représente donc l’organisation du sommet sur l’industrialisation de l’Afrique dans la capitale nigérienne, le choix du thème « Industrialiser l’Afrique : Renouveler les engagements en faveur d’une industrialisation et d’une diversification économique inclusives et durables » témoigne véritablement d’une prise de conscience des dirigeants du Continent sur la nécessité de développer davantage le secteur industriel, longtemps délaissé malgré le rôle stratégique qu’il peut jouer dans le développement économique local. Cette prise de conscience semble aussi être partagée par les autorités nigériennes, au premier rang desquelles le Président de la République, S.E.M. Mohamed Bazoum. En, effet, à l’instar de bon nombre de ses homologues africains, ce dernier, ainsi que son gouvernement semblent prendre acte et tirer les leçons de la crise planétaire multisectorielle ayant davantage révélé les vulnérabilités du pays ainsi que sa forte dépendance aux produits importés, essentiellement de grande consommation. Face à cette situation, l’indifférence n’est sans doute pas tolérable. Aussi, tout dirigeant qui aspire à développer son pays se doit de créer les conditions nécessaires à la réduction de cette dépendance, et par ricochet, protéger sa population contre les effets néfastes inhérents à la conjoncture économique internationale. Cela passerait, en partie, par le changement de paradigme dans la conduite des politiques publiques, et nécessite donc de prendre de mesures fortes pour favoriser l’essor du secteur industriel, et in fine, tendre vers la souveraineté industrielle qui consiste à ne pas dépendre de la bienveillance d’autrui pour satisfaire certains besoins et pouvoir agir sans être soumis à la volonté d’un autre État ou d’une entreprise.
Après les discours, place aux actes
Le fait de mettre davantage l’accent sur le secteur industriel est loin d’être anodin, car celui-ci revêt un aspect « structurant », à la différence des autres secteurs. En plus, pour Saint-Etienne (2016), outre une indépendance politique et militaire, la souveraineté nationale suppose une indépendance économique et en d’autres termes, une souveraineté économique. Cette dernière peut être définie plus précisément comme la réponse de l’offre productive aux principaux besoins de la population : alimentaires, énergétiques et autres biens et services stratégiques. Par le passé, la souveraineté économique a été assimilée à la souveraineté industrielle, car « l’objet industrie traduit le mieux la capacité d’influence d’une grande puissance ». (Cohen, 1992).
Pour le cas du Niger, si l’indépendance politique a été proclamée en 1960, l’indépendance économique se fait toujours attendre. Divers rapports ont, en effet, mis en évidence les freins du développement industriel du pays. De l’accès au financement difficile à l’énergie peu abordable et non fiable, en passant par la faiblesse du système éducatif, les obstacles sont aujourd’hui nombreux et nécessitent de réponses fortes et des choix à la hauteur des enjeux. Si les précédents gouvernements ont brillé par leurs discours et promesses consistant à changer favorablement les choses, les actes peinent encore à suivre, comme en témoigne le retard que connaît le pays dans divers domaines clés. Ce qui décrédibiliserait à la fois la parole politique mais aussi alimenterait la défiance vis-à-vis du système démocratique à travers le rejet des acteurs politiques ou se traduirait par une forte abstention lors des scrutins majeurs. On peut toutefois garder une lueur d’espoir. Le discours prononcé par S.E.M. Mohamed Bazoum lors du Sommet évoqué ci-dessus pourrait être « l’étincelle qui alimente le feu ». Depuis son accession au pouvoir en avril 2021, le nouveau Président ne cesse de s’illustrer dans la réalisation de ses promesses électorales. Plusieurs freins à l’industrialisation du pays évoqués ci-dessus commencent à être levés. A titre d’exemple, on assiste à une électrification galopante du pays. Et diverses réformes fiscales et administratives sont en train d’être mises en œuvre pour améliorer le climat des affaires et rendre le pays davantage compétitif. Toutefois, il faudra sans doute aller plus loin, notamment en matière de financement des entreprises et de la formation des jeunes dans les domaines scientifiques, particulièrement pour espérer réduire significativement le retard qu’accuse le pays en matière d’industrialisation.
« Débrider » le financement des entreprises
En guise de rappel, de nombreuses solutions existent et permettent de financer un projet de création d’entreprise. Parmi elles, on retrouve le traditionnel prêt bancaire professionnel. Cette technique de financement, très ancienne, présente toujours de nombreux avantages. Elle est souvent intéressante sur le plan financier, surtout lorsque les taux d’intérêt sont bas.
Or, au Niger, on assisterait plutôt à un sous-financement chronique dont les entreprises feraient l’objet. A titre d’exemple, pour l’année 2021, le montant des crédits octroyés aux entreprises nigériennes du secteur productif est établi à 293,1 milliards de FCFA. A titre de comparaison et pour la même année, il s’est établi à 680,1 milliards de FCFA pour leurs homologues du Bénin, soit plus du double. Pourtant, les deux économies sont comparables. Cette situation doit interpeler sur les véritables raisons de cette faiblesse et les moyens à mettre en œuvre pour inverser la donne.
Par ailleurs, si le Fonds National d’Appui aux Petites et Moyennes Entreprises et Industries (Fonap) devrait « accélérer le développement des PME/PMI au Niger en leur facilitant l’accès au financement », il est de loin une solution « miracle » et suffisante face aux besoins de financement considérables à la fois des porteurs de projets ou des entreprises en pleine croissance. D’où l’impérieuse nécessité pour les autorités à engager des réformes ambitieuses afin de doter le pays d’un système financier à même de mobiliser l’épargne de manière efficace et de l’allouer avec efficience au financement de l’économie de manière générale, et des entreprises productives, en particulier. A cela s’ajoute la création d’une garantie publique permettant de convaincre les banques les plus rétives à accompagner les jeunes porteurs de projets ou les entreprises en développement. Ainsi, on pourrait mobiliser davantage de capitaux nécessaires au financement des entreprises du pays, tout secteur confondu.
Mettre davantage l’accent sur la formation scientifique
De nos jours, les sciences et technologies de l’ingénieur jouent un rôle clef dans la compétitivité des pays comme dans la formation des cadres de l’industrie. Dans les pays en développement comme le Niger, l’insuffisance des moyens alloués à l’éducation se traduit souvent par désaffection pour les filières scientifiques et technologiques. En outre, les mauvais résultats en matière de scolarité de manière générale et par un déficit de vocations scientifiques et technologiques, souvent faute de formations adéquates, sont légion. Cette situation fragiliserait le développement industriel du pays. On peut se réjouir de la volonté du Gouvernement de changer la donne. Toutefois, pour être efficace, la stratégie qui consiste à industrialiser le pays récemment évoquée par le Gouvernement doit s’accompagner des politiques publiques visant non seulement à moderniser et renforcer les moyens humains et matériels des établissements professionnels et techniques, tels que l’EMIG, le Lycée Technique Dan Kassawa de Maradi…,mais aussi attirer des élèves et étudiants vers les métiers d’ingénieurs (sensibilisation, bourses, soutien fléché aux formations correspondantes, politiques incitatives d’accueil). Ainsi, on pourrait former des élèves et étudiants pouvant contribuer à relever le défi de l’industrialisation du pays. Néanmoins, les ingénieurs étant très convoités, notamment en Occident qui offre de meilleures perspectives d’avenir, l’Etat et les entreprises doivent tout mettre en œuvre pour leur permettre de se projeter et d’obtenir de meilleures conditions d’insertion, et donc de travail. L’objectif étant de limiter le risque de la fuite des cerveaux dans un contexte de relative facilité de circulation des personnes grâce aux accords sous-régionaux ou en lien avec l’entrée en vigueur récente des accords de la Zlecaf.
Protéger les industries
Vitrine industrielle dans les années 70-80, le Niger, à l’instar de nombreux pays africains, a connu la désindustrialisation. A titre de rappel, la désindustrialisation, souvent entendue au sens du recul relatif de l’emploi industriel dans l’emploi total, découle de divers facteurs : externalisations de certaines fonctions tertiaires vers des entreprises de services, gains de productivité, déformation de la demande… et effets du commerce international. La désindustrialisation est par essence une transformation et non un affaiblissement, même si l’histoire récente montre qu’elle met les territoires et les marchés de l’emploi sous tension. Mais lorsqu’un pays concède des parts de marché faute de compétitivité, ce qui a été le cas du Niger, alors la désindustrialisation est le visage perceptible d’une érosion de la souveraineté économique.
Cette situation serait accentuée, entre autres, par l’adhésiondu pays à l’Organisation Mondiale du Commerce, une organisation internationale promouvant le libre-échange – où du moins « la liberté du loup dans la bergerie » (Kako Nubukpo) et qui n’aurait pas encore plaidé en sa faveur en matière de sauvegarde de son faible tissu industriel. Victime essentiellement de concurrence déloyale, les firmes du pays n’ont pas su être suffisamment compétitives face à leurs concurrentes étrangères.
Pour rappel, la concurrence déloyale consiste à mettre en œuvre des stratégies qui ne respectent pas les règles de la concurrence définies par l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). Des pratiques qui permettent notamment à un pays de rendre ses entreprises plus compétitives face à leurs concurrentes sur un marché extérieur (et donc de renforcer sa présence sur la scène commerciale internationale). Il existe différentes pratiques de concurrence déloyale. Les deux principales à l’échelle internationale sont le dumping et la subvention. Le dumping consiste à vendre des biens à un prix inférieur à leurs coûts de production. Ou à les vendre à l’étranger à un prix moins élevé que sur son marché intérieur. Quant à la subvention, elle est une aide financière accordée par un Gouvernement ou un organisme public à une entreprise pour la rendre plus compétitive.
Pourtant, cette situation aurait pu être évitée si un certain nombre de barrières avaient été érigées contre les formes de libre-échange auquel le pays est actuellement confronté, à savoir, un libre-change avec le reste du monde illustré par les accords de partenariat économique avec l’Union Européenne, à titre d’exemple. Pour mieux protéger son économie et faire face aux pratiques de concurrence déloyale, le Niger doit appliquer les instruments de défense commerciale lorsqu’ils existent ou bien en concevoir. L’objectif étant de protéger certains secteurs économiques comme les industries naissantes qui ne sont pas assez compétitives pour affronter la concurrence internationale. Dans un contexte caractérisé par l’entrée en vigueur des accords de libre-échange de la Zlecaf, les autorités doivent rivaliser d’imaginations pour trouver le « bon » équilibre car il en va de la souveraineté économique du pays et donc de sa capacité, par ailleurs, à relever efficacement les défis auxquels il est confronté et de booster son développement économique, social et durable.
ADAMOU LOUCHE IBRAHIM
Economiste
@ibrahimlouche
Niger Inter Hebdo N°90 du mardi 29 Novembre 2022