Le groupe Wagner vend des «diamants de sang» issus de Centrafrique via la société Diamville. © Pixabay CC0 Photo DR

AFRIQUE(S) – ENQUÊTE : En Centrafrique, le groupe Wagner étend son emprise sur le secteur du diamant

Des individus liés à la société militaire privée russe ont créé un bureau d’export de diamants en 2019. Officiellement, son volume d’activité est très modeste. Officieusement, plusieurs acteurs du secteur décrivent un système de prédation qui s’étend.

Les apparences sont trompeuses. Lorsqu’il s’agit d’imaginer comment un groupe de mercenaires connu pour ses exactions écoule des diamants produits dans un pays en guerre, la Centrafrique, on imagine une transaction sous le manteau, dans l’arrière-salle d’une boutique de Bangui, sous le regard suspicieux d’hommes en armes, plutôt qu’une page Facebook publique tenue par une gemmologue fan de fitness et de point de croix.

C’est pourtant sous ce visage rassurant que se présente Diamville. Cette enquête, menée par Mediapart, le réseau de médias European Investigative Collaborations(EIC), le projet « All Eyes on Wagner » et le Dossier Center (voir la Boîte noire de cet article), démontre que cette discrète société centrafricaine d’import-export de diamants et d’or est une émanation du groupe Wagner, société militaire privée dirigée par Evgueni Prigojine, homme d’affaires russe proche de Vladimir Poutine, et souvent considérée comme le bras armé officieux du Kremlin à l’étranger.

Alors que l’intérêt de Wagner pour les minerais est désormais avéré et partiellement documenté, c’est la première fois qu’une entreprise chargée de vendre et d’exporter ces pierres précieuses est identifiée, reliée à la galaxie Prigojine grâce à de nombreux faits et documents, et qu’une partie de ses méthodes sont détaillées par des sources locales qui ont accepté de prendre la parole, en dépit de risques très importants pour leur sécurité.

© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Une gemmologue russe en Centrafrique

Avant sa fermeture (voir plus bas), « Lanadiamanter » était une page Facebook sans grande prétention, comptant une vingtaine d’abonné·es. Son premier post datait de janvier 2020. La femme qui l’administrait, « Lana », se présentait comme gemmologue et y faisait la promotion de « diamants naturels » accessibles à toutes et tous, moyennant finances.

On y trouvait des photos de diamants à vendre, de différentes couleurs et modèles – comme cet ovale de 2,03 carats mis en vente le 5 février 2020 ou ce duo de pierres taille émeraude de 0,35 et 0,32 carats, proposés le 30 janvier 2020 –, mais également des détails sur sa vie personnelle : sa collection de livres bazardés à prix d’ami lorsqu’elle déménage et n’a pas la place de tout prendre avec elle, des photos de tableaux au point de croix, ou encore des selfies sur le tapis de course remerciant son coach sportif.

Post publié sur la page Facebook « Lanadiamanter » le 5 février 2020, proposant un diamant à vendre. © Capture d’écran / Facebook

À première vue, rien ne relie « Lana » et ses diamants à la Centrafrique, et encore moins au business des mercenaires de Wagner, présents dans le pays depuis 2018, notamment pour assurer la sécurité du président de la République, Faustin-Archange Touadéra. Nous sommes pourtant en mesure d’affirmer que cette page Facebook et sa gérante sont liées aux activités de la société militaire privée russe.

Avant de disparaître, la page « Lanadiamanter » affichait dans sa biographie la mention « DiamVille » et l’adresse mail de contact « [email protected] ».

Une société dénommée Diamville est enregistrée depuis le 28 mars 2019 au registre du commerce de République centrafricaine sous le numéro CA/BG2019B519. Son activité déclarée est l’achat et l’import-export de diamants et d’or. L’adresse mail de contact est la même que celle de la page Facebook « Lanadiamanter » : [email protected].

Les liens entre la page Facebook et la société centrafricaine ne s’arrêtent pas là. Grâce, entre autres, à la vidéo postée sur YouTube d’une conférence où elle intervient, il est possible de déterminer l’identité de la gemmologue derrière « Lanadiamanter ». Elle s’appelle Svetlana Troitskaia et serait, selon son CV posté en ligne (supprimé depuis), une professionnelle expérimentée, ingénieure en physique du diamant, ayant travaillé pour une dizaine d’institutions publiques et privées et ayant enseigné à l’université d’État russe pour la prospection géologique (MGRI).

De nationalité russe, Svetlana Troitskaia se dit basée à Moscou mais « prête à voyager ». C’est précisément ce qu’elle a fait ces dernières années.

D’août 2018 à août 2021, l’experte en gemmologie indique avoir mené un « projet commercial » entre la « Russie et l’Afrique » : le « lancement d’une entreprise internationale » dont le nom n’est pas cité, mais pour laquelle elle était chargée de « l’approvisionnement, [de]l’évaluation des diamants bruts, [du]soutien technologique pour le traitement des diamants, [d]es opérations d’exportation et d’importation ». C’est la seule entreprise pour laquelle elle a travaillé dont elle ne cite pas le nom et/ou le site internet.

Ses publications sur les réseaux sociaux ne font pourtant aucun doute : « l’entreprise internationale » qu’elle a contribué à lancer était la société Diamville, qu’elle cite à plusieurs reprises, comme le 8 janvier 2020, où elle poste cette annonce sur Facebook : « Tous les diamants sont disponibles pour vous ! Envoyez-moi un message – nous serons heureux de vous aider. Tous vos rêves [sont] à DiamVille. N’hésitez pas à demander », accompagnée de quatre photos montrant une quarantaine de diamants, apparemment prise dans son bureau.

Post publié sur la page Facebook « Lanadiamanter » le 8 janvier 2020. © Capture d’écran / Facebook

Le numéro de téléphone rattaché à la page Facebook « Lanadiamanter », qui fait la réclame de Diamville, est par ailleurs bien celui de la gemmologue – comme nous avons pu nous en assurer en l’appelant le 29 novembre.

Diamville, nouvel alias de Wagner en RCA

À Bangui, la société Diamville se fait discrète : pas de publicité, pas d’enseigne tapageuse. Elle possèderait juste un bureau situé dans une concession du quartier dit « des 200 Villas ».

Comme d’autres entreprises liées à Wagner (voir notre enquête sur la société Bois Rouge), son gérant est, officiellement, un ressortissant centrafricain : Bienvenu Patrick Setem Bonguende, indique le registre du commerce de RCA. Problème : l’ancien ministre des mines de Centrafrique a admis, au détour d’un entretien donné en juin 2020 au média russe Sputnik, que Diamville était une société russe.

Deuxième problème : contacté par téléphone le 29 novembre, Bienvenu Patrick Setem Bonguende n’a pas pu nous dire s’il était ou non dirigeant de Diamville. Interrogé trois fois à ce sujet, il s’est contenté de répéter qu’ il pourrait « nous donner plus d’informations » le lendemain. Recontacté le 30 novembre, il n’était pas disponible pour nous répondre.

Selon nos informations, Bienvenu Patrick Setem Bonguende serait en réalité le chauffeur d’une figure russe bien connue à Bangui : Dimitri Sytyi, cadre (civil) de Wagner et conseiller officieux du président centrafricain, Faustin-Archange Touadéra.

Des mercenaires russes du groupe Wagner montent la garde lors d’un défilé à Bangui, en République centrafricaine, le 1er mai 2019. © Photo Ashley Gilbertson / The New York Times / REA

Des documents relatifs à des communications téléphoniques, obtenus et analysés par l’ONG Dossier center et transmis à l’EIC, indiquent que Bienvenu Patrick Setem Bonguende est le « chauffeur » de Dimitri Sytyi. L’organisation Dossier center est financée par l’opposant russe Mikhaïl Khodorkovski. Trois journalistes travaillant pour elle ont été assassinés en Centrafrique en juillet 2018, alors qu’ils enquêtaient sur les activités de Wagner dans le pays.

Un acteur du secteur du diamant a confirmé à Mediapart que pour « faire comme si ça n’était pas eux », les ressortissants russes qui contrôlent Diamville « ont mis [l’entreprise] au nom de leur chauffeur ».

Interrogé à ce sujet, Bienvenu Patrick Setem Bonguende a nié connaître Dimitri Sytyi et assuré ne pas être chauffeur.

Dans une enquête publiée en juillet 2022, Mediapart, l’EIC et l’ONG OpenFacto démontraient qu’une autre entreprise centrafricaine, Bois Rouge, active dans l’exploitation forestière, était liée aux activités du groupe Wagner en République centrafricaine, et avait bénéficié d’un étonnant traitement de faveur de la part des autorités de ce pays. Détail intéressant : les sociétés Bois Rouge et Diamville ont été enregistrées le même jour au registre du commerce centrafricain, le 28 mars 2019. Leurs dirigeants respectifs, Bienvenu Patrick Setem Bonguende et Anastasie Naneth Yakoïma, sont amis sur Facebook.

D’autres éléments viennent confirmer l’existence de liens étroits entre Diamville et la galaxie de sociétés détenues par Evgueni Prigojine. Parmi eux, trois séries de documents obtenus et analysés par Dossier Center.

Le premier est une série de photos, non datées mais probablement prises en Centrafrique entre fin 2018 et 2020. Sur l’une d’elles, on voit la gemmologue de Diamville, Svetlana Troitskaia, assister à une cérémonie officielle en compagnie de deux piliers de Wagner en Centrafrique : le chef « civil » de Wagner, Dimitry Sytyi, et l’africaniste Evgeny Kopot.

Le préfet de la Lobaye (Centrafrique) salue des ressortissants russes lors d’une cérémonie officielle. De gauche à droite, Dimitri Sytyi, Evgeny Kopot et Svetlana Troitskaia. © Document Dossier Center

On y voit également des autorités locales, dont le préfet de la Lobaye, Francis Bangué Doungoupo, y serrer la main des Russes. La Lobaye est une région de l’ouest de la RCA où plusieurs sociétés de la galaxie Prigojine sont déjà établies, dont Lobaye Invest (voir plus bas) et Bois Rouge.

Deuxième preuve de l’affiliation de Diamville à Wagner : selon des documents obtenus par Dossier Center et vérifiés par l’EIC et All eyes on Wagner, la gemmologue de Diamville, Svetlana Troitskaia, a signé en août 2018 un contrat de travail avec une entreprise appelée Service K Ltd, basée à Saint-Pétersbourg et dirigée par Yana Nikitina.

Selon ce contrat ainsi qu’un accord de non-divulgation, que nous avons pu consulter, Svetlana Troitskaia y était employée comme « évaluatrice ». D’autres documents internes obtenus par Dossier Center semblent indiquer que Yana Nikitina occuperait des fonctions importantes dans la gestion des ressources humaines de plusieurs sociétés liées à Evgueni Prigojine.

Surtout et enfin, le nom de la gemmologue Svetlana Troitskaia apparaît également dans un document comptable de la société M Finans, daté d’octobre 2018. L’entreprise M Finans, basée à Saint-Pétersbourg, a été placée sous sanctions du Trésor américain en septembre 2020, en raison de ses liens avec Evgueni Prigojine – qui « détient ou contrôle »l’entreprise – et avec le groupe Wagner.

Document comptable de la société M Finance, daté d’octobre 2018, dans lequel Svetlana Troitskaia est répertoriée comme employée. © Document Dossier Center

Selon ce document comptable, Svetlana Troitskaia est aussi employée en tant qu’« évaluatrice » et se trouvait en RCA durant tout le mois d’octobre 2018. Elle perçoit un salaire de 500 000 roubles(environ 6 700 euros).

Ces faits et dates concordent avec un dernier document concernant la spécialiste en pierres précieuses : un billet d’avion obtenu et vérifié par Dossier Center, selon lequel elle aurait voyagé de Moscou à Bangui, en passant par Casablanca le 14 septembre 2018.

Billets d’avion Moscou-Casablanca-Bangui au nom de Svetlana Troitskaia. © Document Dossier Center

Pourquoi passer par ce montage complexe de sociétés – Diamville, Service K, M Finans – pour faire travailler la gemmologue ? Sollicités, ni Diamville, ni Svetlana Troitskaia, ni Dimitri Sytyi, ni Evgueni Prigojine n’ont répondu à nos questions.

« Zones rouges », corruption et possibles violations des droits humains

Reste une question : d’où viennent précisément les diamants vendus par Diamville, et dans quelles conditions ont-ils été extraits ? Le processus de Kimberley, accord international entre États, professionnels du diamant et organisations de la société civile mis en place en 2003 afin de lutter contre le commerce de « minerais de sang », liste les régions de RCA où le diamant est supposé pouvoir être exploité sans risque de contribuer à financer la guerre : huit sous-préfectures au total, situées à l’ouest du pays, relativement épargné par les combats.

Ces diamants viennent-ils de ces zones vertes, ou possiblement de « zones rouges » ? Ont-ils été produits par Lobaye Invest, autre société liée à Wagner, active en RCA, qui serait aujourd’hui dirigée par Dimitri Sytyi – le cadre de Wagner pris en photo avec la gemmologue Svetlana Troitskaia ? Lobaye Invest a reçu des autorités centrafricaines l’autorisation d’exploiter des diamants et de l’or dans cinq localités, dont quatre sont situées dans des « zones rouges » selon le processus de Kimberley : Bangassou, Ouadda, Bria et Sam-Ouandja. Ces permis d’exploitation, accordés en avril et juin 2018, ont été octroyés pour une période de trois ans renouvelables.

En-tête de l’un des permis d’exploitation accordés par le gouvernement centrafricain à la société Lobaye Invest en 2018. © Document EIC

La page Facebook « Lanadiamanter » ne précise pas la provenance des marchandises qu’elle propose. Un message laissé sur Instagram par Svetlana Troitskaia le 11 septembre 2020 suggère simplement qu’ils viennent bien de Centrafrique : « Nous sommes prêts à vous offrir un contrat exclusif pour des pierres brutes provenant du cœur de l’Afrique ! », peut-on y lire, dans un post vantant la « vente directe ».

Pour en savoir plus, il faut se tourner vers d’autres acteurs du secteur. Mediapart a interrogé quatre professionnels travaillant ou ayant travaillé en Centrafrique ces dernières années : un dirigeant et un ex-dirigeant de bureaux d’import-export d’or et diamant, un employé d’entreprise minière opérant en Centrafrique et un « collecteur » (personne qui achète les pierres précieuses directement aux mineurs pour les revendre à des bureaux d’export). Ils ont souhaité s’exprimer anonymement, en raison des risques pour leur sécurité.

Tous confirment le lien entre Diamville et Wagner. Tous assurent également que Diamville opère dans des zones non autorisées par le processus de Kimberley, le plus souvent via des pratiques hors la loi.

« Nous, [acteurs] du secteur [du diamant], on sait que c’est le produit des pillages et autres qui passe par eux [Diamville]. Les produits qu’ils prennent de force chez les gens [liés à Wagner], chez les pauvres collecteurs et les pauvres artisans, assure le directeur d’un bureau d’import-export. Partout où il y a les mines et les creuseurs, ces gens sont là, armés. Quand quelqu’un [un mineur] tombe sur quelque chose de bien, ils vont voir cette personne… Il y a même eu des assassinats comme ça, pour prendre la marchandise d’autrui. »

« Les Russes sont sur toute l’étendue du territoire, surtout dans les zones minières. Là où ils contrôlent militairement, ils exploitent. Et là où ils ne contrôlent pas militairement, ils passent quand même de temps en temps, prennent ce que les gens ont [comme minerais], et les tuent », assure également un second interlocuteur, ancien directeur d’un bureau d’import-export.

Interrogés sur de telles accusations, le ministère des mines de la RCA (contacté via son Bureau d’évaluation et de contrôle de diamant et or, Becdor), la société Diamville (contactée par mail) et la gemmologue Svetlana Troitskaia (contactée par téléphone) n’ont pas souhaité nous répondre.

Post Instagram de « Lanadiamanter » proposant à la « vente directe » des diamants venus « du cœur de l’Afrique », le 11 septembre 2020. © Capture d’écran / Instagram

Selon ces sources, la société Diamville pourrait récupérer les diamants qu’elle exporte grâce à deux autres filons. Le premier est celui des saisies de la brigade minière, aussi appelée « unité spéciale antifraude » du ministère des mines. Alors que par le passé, cette brigade mettait aux enchères le fruit de ses saisies, qui pouvait être acquis par n’importe quel bureau d’import-export, cela n’est plus le cas aujourd’hui, assurent deux de ces sources, qui soupçonnent que le fruit de ces saisies soit désormais réservé à Diamville. Interrogé sur la fin de ces mises aux enchères, le ministère des mines n’a pas souhaité nous répondre.

Pour s’assurer d’importantes quantités de diamants, la société aurait également étendu son influence sur les collecteurs. « La majorité des collecteurs indépendants sont financés par les Russes. Ils les préfinancent, et [en contrepartie] ils revendent à Diamville. Aujourd’hui, un collecteur indépendant ne peut pas travailler s’il ne travaille pas avec Wagner », assure l’ancien directeur de bureau d’export, qui estime le montant du « préfinancement » versé par Diamville à une somme comprise « entre 80 000 euros et 200 000 euros » par personne.

« C’est exact », confirme un collecteur, qui a cessé ses activités pour le moment, par « peur ». En échange de ce préfinancement, « tu leur vends tout ce que tu vas trouver, à eux seulement », détaille-t-il. Il tient à ajouter : « Ici, en RCA, toute personne qui cherche à savoir quelque chose sur les Russes sera prise pour cible. Au moment où je vous parle, si on peut décrypter notre communication, je suis mort. »

Nos quatre sources assurent enfin que les autorités centrafricaines n’exercent plus aucun contrôle sur les activités de leurs alliés russes dans le domaine minier. L’une d’elles rapporte la mésaventure d’employés du ministère des mines qui auraient voulu aller inspecter, en mai dernier, la mine d’or de Ndassima, récemment tombée dans l’escarcelle russe : « menacés » et « chassés comme des malfrats ».

« Le ministre risque de ne pas vous répondre parce que cette société-là [Diamville], c’est particulier… C’est problématique. Et parfois, les gens préfèrent garder leur fauteuil plutôt que de dire la vérité », confie un fonctionnaire centrafricain travaillant dans un ministère que nous avons sollicité dans le cadre de cette enquête.

Des diamants de Wagner vendus en Europe

En dépit de ces conditions de production possiblement illégales, nous avons pu établir que la société Diamville est parvenue à exporter une partie de ses pierres vers l’Europe. Les chiffres officiels d’exportation de diamants depuis la Centrafrique – que les autorités centrafricaines n’ont pas souhaité nous communiquer mais que nous avons pu obtenir par d’autres sources – recensent au total, entre octobre 2019 et juin 2022, 996,56 carats exportés par Diamville à l’étranger.

Un chiffre « très très faible », qui représente probablement la partie émergée des activités l’entreprise, estime l’ancien directeur de bureau d’export. « C’est très très peu, vu le nombre de collecteurs et d’artisans qu’ils ont sur le terrain. Dans le milieu, tout le monde sait qu’ils sont présents sur tout le territoire, juge-t-il. En trois semaines, un collecteur peut mettre 2 000 carats sur le marché. Normalement, face à un bureau d’achat qui exporte si peu, le ministère des mines doit réagir, poser des questions, forcément. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? »

En Centrafrique, la contrebande de diamants est largement répandue, voire« dominante », selon un rapport publié en 2019 par l’agence américaine USAid.

Même s’ils ne portent potentiellement que sur une partie des activités de la société, les chiffres officiels concernant Diamville sont instructifs. Ils révèlent que, si la majorité des diamants vendus officiellement par l’entreprise le sont vers Dubaï, une partie l’a également été vers l’Europe. En octobre 2019, selon les chiffres officiels d’exportation établis par le gouvernement centrafricain, l’entreprise liée à Wagner a exporté 296 carats en Belgique, dans la ville d’Anvers.

Quels contrôles ont été effectués par les autorités de l’Union européenne (UE) afin de s’assurer que ces diamants n’étaient pas liés à des activités illégales ou à de possibles violations de droits humains ? Interrogée, la Commission européenne nous a renvoyé vers les responsabilités des États membres. Les douanes belges, interrogées le 1er décembre, ne nous avaient pas encore répondu au moment où nous écrivions ces lignes.

Depuis décembre 2021, la société militaire privée Wagner a été placée sur la liste de sanctions européennes, en raison des « graves violations et atteintes dans le domaine des droits de l’homme »commises par ses employés, y compris en République centrafricaine. Il est donc, depuis cette date, interdit aux entreprises et personnes européennes de faire des affaires avec Wagner. Mais la réglementation européenne n’est pas sans faille : plusieurs des entreprises appartenant au groupe ne sont pas nommément citées. M Finans ou Lobaye Invest, par exemple, ne figurent pas dans la liste de sanctions européennes, alors qu’elles figurent dans celles prises par le Trésor américain.

Le compte Facebook « Lanadiamanter » a été fermé par ses propriétaires le 25 novembre, quelques heures après que nous avons envoyé des questions sur les activités de Diamville à Svetlana Troitskaia, Dimitri Sytyi et Evgueni Prigojine.

Svetlana Troitskaia nous a confirmé par téléphone le 29 novembre avoir reçu une liste de questions que nous lui avions adressée par écrit le 25 novembre portant sur Diamville, ses liens avec les sociétés de la galaxie Prigojine, la provenance des diamants qu’elle vend en ligne et le fait que ces diamants aient pu être produits dans des conditions illégales et portant atteinte aux droits humains. Elle nous a répondu : « Je n’ai rien à vous dire. J’ai reçu votre message et je n’ai rien à dire. […] Pas de commentaire […]. Pas de commentaire », avant de raccrocher.

Interrogé par Mediapart sur ses liens avec Diamville, Evgueni Prigojine, patron de Wagner, nous a répondu en faisant ce qu’il sait le mieux faire : troller.

« Justine, si vous voulez des réponses à vos questions, ce n’est pas la peine de les poser de manière aussi rustre », a-t-il d’abord reproché à l’autrice de ces lignes, avant de feindre de répondre : « J’ai trouvé des détails sur la société Diamville. Elle est détenue par Emmanuel Macron par l’intermédiaire d’un homme de paille. Le racket est mené par des unités spéciales de l’Otan appelées SDFA (steal diamonds from Africa [« voler des diamants en Afrique » – ndlr]). Leur chiffre d’affaires quotidien provenant de la vente de diamants atteint 7,4 milliards de dollars. Selon les rapports, ils les emmènent à Paris tous les mercredis à 18 heures, mais nous n’avons pas encore précisé comment. La procédure est en cours. »

Cette enquête a été réalisée par Mediapart avec le réseau de médias European Investigative Collaborations (EIC), le projet « All Eyes on Wagner » et l’organisation Dossier Center.

L’EIC, dont Mediapart est l’un des membres fondateurs, regroupe 13 médias européens et a coordonné de nombreuses enquêtes internationales basées notamment sur des fuites de données massives (ou leaks), dont les Football Leaks, les « Malta Files », les secrets de la Cour pénale internationale, les Fashion Leaks, et plus récemment l’opération Congo hold-up.

Le projet « All Eyes on Wagner » a été créé par l’association à but non lucratif spécialisée dans l’Osint (Open Source Intelligence) OpenFacto, dont il est désormais indépendant. Il collecte, archive et vérifie des informations en sources ouvertes et des informations fournies par des témoins concernant les activités des mercenaires de Wagner à travers la planète.

Dossier Center est une organisation financée par l’opposant russe Mikhail Khodorkovsky, qui s’est donné pour objectif de « documenter les activités criminelles d’individus liés au Kremlin ».

 

Justine Brabant et European Investigative Collaborations (EIC)