Interview : La gouvernance sécuritaire vue par Ibrahim Yahaya, chercheur à l’International Crisis Group  

 

« Il est difficile de comprendre comment est-ce qu’on peut justifier des attaques contre des lieux de culte, des assassinats des civils innocents, ou même des meurtres des parents sur la base d’un raisonnement Islamique », déclare Ibrahim Yahaya

 

Ibrahim Yahaya Ibrahim est analyste principal pour la région du Sahel à l’International Crisis Group. Il a confié le 14 janvier dernier au Monde.fr que ‘’seul le dialogue entre le Mali et ses partenaires extérieurs, et avec le principal groupe djihadiste, permettra d’apaiser la situation’’. Dans l’entretien qui suit, il analyse la gouvernance sécuritaire au Sahel, l’idéologie des djihadistes et la coopération militaire.

 

Niger Inter Hebdo : La situation sécuritaire au Sahel s’est dégradée. Du moins les pays dits des trois frontières enregistrent des dégâts. En tant que chercheur comment expliquez-vous la résilience des groupes terroristes au Sahel ?

Monsieur Ibrahim Yahaya : Il y a plusieurs raisons à cette résilience : La première est qu’on a eu tendance a sous-estimé ces groupes en pensant au début qu’il ne s’agissait que des simples bandits ou des bergers va-nu-pieds avec des Kalash. Au fil des accrochages, on s’est rendu compte qu’on a plutôt affaire à des combattants aguerris et bien armés. Ils ont acquis des armes au début à partir de la Libye, mais plus tard en attaquant et en dévalisant des casernes au Mali, au Burkina Faso, et au Niger. Ces groupes ont bénéficié aussi d’un transfert d’expériences et de technologies (notamment en terme de fabrication des IED, d’exécution des attaques complexes, etc) de la part d’autres groupes terroristes de la région ou de la Libye et même de Syrie et de l’Iraq.

Ensuite, les tactiques de guerre qu’ils utilisent, celles de frapper et aussitôt se diluer au sein de la population se sont avéré redoutables. Ils choisissent quand et où ils veulent attaquer, où poser une mine ou tendre une embuscade. Les armées de la sous-région qui sont formées et outillées pour défendre le territoire en cas d’une agression extérieure, peinent à s’y adapter. Au Niger, des efforts sont en cours, notamment avec la formation des forces spéciales, donc on peut espérer une meilleure capacité de réplique. Il faut noter que ce style de combat utilisé par les djihadistes a mis en déroute des grandes armées. La coalition internationale menée par les américains en Afghanistan en a fait les frais récemment.

Les terroristes ont utilisé la persuasion et la coercition pour attirer des recrus et s’implanter au sein des populations. Ils exploitent les ressentiments des populations vis-à-vis des autorités. Ils surfent sur la montée des tensions communautaires pour se rapprocher de certaines communautés. Toutefois, ils utilisent aussi la coercition pour subjuguer d’autres communautés. Ils menacent des villageois pour les forcer à rompre leur lien avec les autorités et à accepter le diktat des terroristes. Aujourd’hui ces communautés se trouvent dans un dilemme, si elles se rapprochent de l’État, elles s’attirent les foudres des terroristes et si elles acceptent le diktat des obscurantistes, elles passent pour des complices de ceux-ci aux yeux des autorités.

La résilience des groupes terroristes est aussi liée à l’émergence d’une économie de la violence qui est très florissante et qui finance et alimente le conflit. Dans les zones qu’ils occupent, les groupes djihadistes s’adonnent à des raquettes des bétails, au prélèvement forcé de la zakat, et souvent à faciliter le trafic illicite. Les ressources qu’ils génèrent leur permettent de financer les efforts de guerre. Mais cela attire aussi des acteurs en quête des gains facile.

Niger Inter Hebdo : Peut-on prendre au sérieux la dimension islamique du conflit au Sahel ou du moins n’est-ce pas une contradiction dans les termes au regard de la violence aveugle des terroristes et le caractère sacré de la vie selon l’éthique musulmane fondée sur le Coran et la Sunnah du prophète Mohamed (SAW) ?

 

Monsieur Ibrahim Yahaya : C’est un souci d’interprétation des textes religieux. Les djihadistes adossent leur raisonnement sur une série des textes, dont des nombreux versets de la sourate Tawba complètement sortis de leur contexte, pour justifier leurs actions. Ils s’inspirent d’une idéologie bien connue “le salafisme djihadiste”, conceptualisée et disséminée à l’échelle planétaire par certains activistes musulmans, Abdallah Azzam, Abu Mouhammand al-Maqdissi, etc. Cette idéologie s’articule autour de trois points essentiels : 1) les institutions étatiques et le système de gouvernance démocratiques sont non-Islamiques et doivent être rejetés et remplacés par une gouvernance théocratique ; 2) l’occident et l’élite occidentalisée sont considérés comme des ennemis de l’Islam qu’il faille combattre ; 3) Les comportements sociaux doivent être transformés dans le sens d’une plus grande conformité à la sharia tel que eux la définissent. Ils considèrent leur interprétation de l’Islam comme la plus pure et voient tous ceux qui s’y opposent comme des apostats (murtaddine).

 Les djihadistes locaux s’inspirent de cette idéologie pour produire un discours qui est adapté aux réalités locales qui attire certains individus ou même des communautés. Mais il faut aussi dire qu’une bonne partie de ceux qui sont engagés dans ces groupes n’y sont pas pour des raisons idéologiques.

Des érudits musulmans mieux reconnus de par le monde ont battu en brèche cette idéologie et en ont démontré toutes les failles. Ils ont notamment dénoncé le caractère biaisé et excessivement littéraliste de son interprétation des textes religieux. Par ailleurs, il est difficile de comprendre comment est-ce qu’on peut justifier des attaques contre des lieux de cultes, des assassinats des civils innocents, ou même des meurtres des parents sur la base d’un raisonnement Islamique.

Niger Inter Hebdo : On observe que malgré la présence du G5 Sahel, la Force mixte multinationale (FMM), la Minusma au Mali, Barkhane et tous les autres partenaires européens et américains, le problème sécuritaire demeure une réalité dans notre sous-région. Quelle est votre lecture de la gouvernance sécuritaire dans les pays du Sahel ?

 

Monsieur Ibrahim Yahaya : Oui le constat d’échec est clair : après dix ans de lutte anti-terroriste menée par toutes ces forces que vous avez mentionné, force est de constater que la violence s’est répandue sur un territoire plus vaste et s’est intensifiée. La violence s’est exacerbée à mesure que les efforts militaires se sont intensifiés, conduits par les forces armées maliennes, la force conjointe du G5 Sahel ainsi que les forces françaises, onusiennes et européennes.

Celle-ci a débuté en 2012 dans les régions du nord du Mali ; puis elle a envahi les régions du centre du Mali, la zone de trois frontières, le nord et l’est du Burkina Faso et l’Ouest du Niger. Aujourd’hui elle gagne à tire d’aile le sud et le sud-ouest du Mali et menace de se propager dans les pays du Golfe de Guinée, notamment la Côte d’Ivoire, Le Benin, le Togo et le Ghana. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en dix an, le conflit a fait plus de 25 mille morts au Mali, Burkina Faso et Niger dont près de la moitié sur les deux dernières années seulement. Au Mali la violence s’est propagé sur plus de ¾ du territoire

Au Niger, d’énormes efforts sont consentis par les autorités pour mieux équiper nos forces de défense et de sécurité et mieux les organiser, même s’il y a des ratés, notamment le détournement des fonds alloués à la défense, comme on l’a vécu avec le scandale du MDN (NDLR : ministère de la défense nationale).

Il faut reconnaitre que la stratégie avant tout militaire mise en place par les autorités maliennes et leurs partenaires internationaux a clairement montré ses limites. D’ailleurs, tirant les leçons de ces échecs Paris a décidé de restructurer sa présence militaire au Mali, réduisant le nombre de ses troupes et ses emprises au sol. Les autorités de transition malienne quand elles ont fait recours aux russes, militaires ou paramilitaire. Dans tous les cas, on s’arcboute sur la réponse militaire, sans qu’on ne voit comment pourrait-on réussir aujourd’hui après dix ans d’échec. Un changement d’approche est nécessaire.

Niger Inter Hebdo : Vous êtes partisan du dialogue entre le gouvernement malien et le Groupe de soutien à l’islam et au musulman (GSIM). Selon vous en quoi ce dialogue est-il nécessaire ?

 

Monsieur Ibrahim Yahaya : Cela fait dix ans que ce conflit perdure et ne fait que s’aggraver. L’approche militaire jusque-là privilégiée par les autorités étatiques et leurs partenaires a montré ses limites. Les acteurs internationaux font montre de fatigue et d’exaspération. Il est clair qu’un changement de cap est nécessaire. Pourquoi ne pas envisager une solution politique à la crise ! Ou au moins ajouter l’outils du dialogue dans la panoplie d’autres outils utilisés pour faire face à la crise ?

Les Etats de la sous-région ne sont pas imperméables à l’option d’ouvrir un dialogue avec ces groupes. D’ailleurs le Niger a été avant-gardiste de ce point de vue. Entre 2016-2017, les autorités avaient envisagé d’ouvrir des discussions avec les leaders de l’État Islamique au Grand Sahara. Mais elles se sont rétractées, n’ayant reçu ni des demandes politiques claires ni trouvé d’interlocuteurs nigériens crédibles parmi les djihadistes.

Au Mali, début 2020, les autorités ont exprimé leur intention d’engager des pourparlers avec les leaders du Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans. Quelques semaines plus tard le GSIM s’est également déclaré favorable à l’option de dialogue avec les autorités maliennes, même s’il conditionne son entrée en dialogue avec le retrait des troupes internationales du Mali. Cependant, depuis ces déclarations d’intention, aucune des deux parties n’a pris des mesures concrètes en vue de matérialiser cet objectif de dialogue.

Au Burkina, en fin 2019, le gouvernement avait engagé des pourparlers secrets avec Ansarul Islam, une branche du GSIM très active dans la province du Soum au nord-est du Burkina Faso. A l’issu de ces pourparlers les autorités ont obtenu une accalmie temporaire pour pouvoir organiser des élections et les retours des dizaines, sinon des centaines des insurgés qui ont décidé de quitter les groupes djihadistes. En échange les autorités burkinabé ont délimité une zone de contrôle aux groupes insurgés. Mais ce deal s’est écroulé en 2021. L’attaque de Inata dans laquelle des dizaines de FDS Burkinabé en a sonné le glas. C’est justement, entre autres, cette attaque d’ailleurs qui a déclenché la spirale de contestation qui a certainement eu raison du régime de Roch Marc Christian Kaboré.

Interview réalisée par Elh. Mahamadou Souleymane

Niger Inter Hebdo du mardi 25 janvier 2022