Pr Salim Mokaddem, Professeur agrégé en philosophie

Décryptage du Pr Salim Mokaddem : Le président Bazoum à l’épreuve de la lutte contre la corruption

 

Très attendu sur le chantier de la lutte contre la corruption, le Président Bazoum a déclaré récemment : « Ce combat nous nous devons de le mener pour promouvoir une gouvernance de nature à favoriser le progrès de notre pays et lui assurer sa stabilité ». D’aucuns sont sceptiques sur la profession de foi du Chef de l’Etat d’instaurer une gouvernance vertueuse. Dans ce décryptage,  Salim Mokaddem, professeur de philosophie à l’Université de Montpellier, ancien professeur au Lycée de Maradi puis à l’Université de Niamey, cet agrégé de philosophie renseigne sur la vision du président Bazoum pour une bonne gouvernance au Niger.

Niger Inter Hebdo : Le Président Bazoum a fait de la lutte contre la corruption un point d’honneur pour assoir une gouvernance vertueuse. Sur ce chantier également certains clament déjà que le chef de l’Etat est bloqué. En huit mois d’exercice de pouvoir n’est-ce pas un peu pessimiste de penser que le Président Bazoum ne fera pas mieux qu’Issoufou et les autres anciens chefs d’Etat sous l’ère démocratique ?

Pr Salim Mokaddem :  La lutte contre la corruption et contre les pratiques de mauvaise gouvernance concerne tous les Etats du monde ; elle fait partie des tâches à la fois structurelles du politique et relève également de ce que l’on peut appeler une éthique de la responsabilité. En effet, nul Etat ne peut échapper à la réalité humaine, dans son quotidien anthropologique le plus ordinaire, et, par là-même, tout Etat, et, partant, tout homme politique, doit composer avec ce qu’il faut bien appeler la misère du monde, pour reprendre le titre d’un ouvrage imposant du sociologue Pierre Bourdieu. Il y a lieu de s’arrêter sur cette expression de « misère du monde », qui fait référence à Pascal, auquel Bourdieu a consacré son dernier opus (Méditations pascaliennes) faisant ainsi signe vers un retour à une métaphysique de l’angoisse et de l’incertitude versus une position lumineuse et volontaire de la démarche cartésienne recherchant la vérité et la clarté dans et par la connaissance de type logico-mathématique. La misère dont il s’agit en premier lieu est celle de l’incertitude des résultats des actions des humains dans le monde. Cette incertitude et ces maladresses de comportement (corruption, vols, concussions, rapines, violences, etc.) s’origine principalement dans une misère matérielle et un dénuement réels : toutes les maffias du monde ont à voir, à leurs origines historiques, avec un état de dénuement et de pauvreté très réels. La misère économique détermine très souvent (il y a des hapax) une amoralité structurelle car il est rare de demeurer vertueux et de bonne composition lorsque vous vivez quotidiennement dans la jungle humaine, dans un environnement économiquement et socialement dégradé, et que vous subissez les affres sordides de la surexploitation économique quotidienne. Le lumpenprolétariat, c’est-à-dire, la fraction de la population qui vit bien en dessous du seuil de pauvreté et sans aucun rapport socioéconomique avec les effets bénéfiques directs et indirects du contrat social, se situe par état, et par la suite, délibérément, en dehors des cadres sociaux de la vie citoyenne et politique. Cette fraction déclassée ou a-classée est utilisable pour les tâches les plus sordides des profiteurs ou professionnels du crime car elle n’est pas reliée, sinon par la transgression et la délinquance, à la civilisation et à la culture sociale, juridique et politique du peuple ordinaire. Les sujets exclus, par le biais d’une violence réelle (que Bourdieu a tendance à oublier) et symbolique (que le sociologue de l’éducation a bien analysée dans le processus de la reproduction des inégalités et des hiérarchies dans l’espace dit « démocratique »), produisent, instituent, une société parallèle, avec ses codes, ses rituels, ses droits et ses passe-droits car aucun groupement humain ne peut se passer de lien social, donc d’un certain rapport au code, à la loi, à un système de valeurs, fussent-elles des anti ou des contrevaleurs.  Il est important de comprendre la nature de cette anthropologie du crime social ou du banditisme lié à des statuts de misère produite par les conditions historiques (guerres, famines, changements climatiques, colonisations, etc.) ; l’homo politicus fait avec ces réalités anthropologique et historiques. C’est pour cela que l’acte politique majeur reste celui d’éduquer les populations. Tout chef d’Etat est un éducateur et un porteur de valeurs civilisationnelles pour son peuple et pour une grande partie de l’humanité. Il suffit de plonger dans l’histoire politique de l’humanité pour s’en rendre compte. Au Niger, les chefs d’Etat ont tous porté des valeurs plus ou moins universelles et c’est pour cela qu’une politique raciste ou ethnocentriste, ou basée sur la discrimination des minorités ou des plus faibles (ce qui n’est pas exactement la même chose), est toujours vouée à l’échec. Sans tomber dans une certaine philosophie de l’Histoire qui pourrait s’apparenter à un mythe naïf et grossier sur le devenir des actions des hommes au pouvoir, on peut dire que l’humanité reconnaît plus in fine les auteurs de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen que les bâtisseurs de fortune rapide ou les magnats de la finance. Si vous faites un sondage rapide autour de vous, même sauvage, c’est-à-dire, sans normes critériées et scientifiques, à partir de la question suivante : « Selon vous, qui a le plus de mérite et de valeur entre Nelson Mandela et Rotschild ? », vous seriez vite édifié par les réponses. Il y a une tendance morale de l’humanité (c’est ce que le philosophe Kant appelait l’idéal de la raison pratique). Cela ne veut pas dire que l’humain n’est pas immoral, bestial, injuste, avide, égoïste, cruel, et marqué du coin de la finitude au point de se préférer toujours à autrui ! Je dis que, quand l’être humain est satisfait du point de vue de ses besoins élémentaires, quand il est reconnu dans sa dignité, et inclus dans un groupe social et professionnel qui le prend en compte dans son caractère libre et légitime, il a tendance, en général (à distinguer de l’universalité logique) à ne pas vouloir voler, tuer ou désirer le mal pour son prochain. « Nul ne fait le mal volontairement » écrit Platon dans La République (qu’il faut lire et relire sans cesse pour bien en comprendre le sens) : cela veut dire, et je suis d’accord sur ce point avec Platon, qu’il faut de solides motifs pour que l’être humain agisse contre une certaine idée de l’humanité et d’autrui, quand il est instruit, éclairé, éduqué, et en quelque façon réfléchi, pour ne pas dire sage. D’où l’idée qui fera son chemin, que l’éducation est le maître-mot de la modification des comportements de l’humanité dans l’histoire et que la posture éthique consiste fondamentalement à apprendre, étudier, connaître pour se connaître soi-même, l’autre, le monde, et ainsi reconnaître ce qu’est l’être de l’humanité et sa destination, son télos (sa fin). La proposition de Platon s’arc-boute sur une proposition axiomatique de type axiologique : elle définit le politique dans et par son action et, d’autre part, elle ancre la politique dans une visée non politicienne, car elle est transcendante, sacrée, située au-delà des misérables situations à la fois contingentes puisqu’elles relèvent de circonstances qu’on aurait pu éviter par une bonne gouvernance, et à la fois, ces maux négatifs sont tragiquement nécessaires, car dépendant de déterminations et de déterminismes complexes engageant des systèmes d’actions multiples et contradictoires, dialectiques, parcourus de motivations et de volontés contraires, opposées, inconciliables. La voie et la voix du dialogue sont toujours souveraines : d’où le caractère didactique de l’acte politique qui consiste à enseigner modestement et à instruire humblement les peuples de ces logiques dialectiques très tumultueuses et en évolution constante, dans un sens ou un autre, qui ne préjuge jamais du devenir de l’acte en politique.

            Aussi, nous pouvons revenir à votre question, averti que nous sommes maintenant de cette part maudite, de cette ombre négative portée par les conditions historiques et préhistoriques de ce côté misérable de la nature humaine, liée à la fois à la déshumanisation constante de l’humanité par les forces animales des pulsions de l’avoir, et également par un certain côté obscur de l’humanité non humanisée, qui valorise la « culture » du crime et de la délinquance devenus, par exemple, chez une grande partie de la jeunesse contemporaine, sous couvert de distinction sociale et d’appartenance à la mode la plus avant-gardiste, un contre-code de valeurs transgressives valorisant l’argent facile, la violence comme virilité vraie, l’arnaque comme éthos, et le cynisme comme esthétique d’existence. Aussi, agir politiquement dans un contexte où la misère produit de la rupture de citoyenneté, de la disruption violente et contreproductive au niveau social et sociétal, requiert une prise en compte des circonstances concrètes de l’action et des logiques d’identification des acteurs. Le Président Bazoum sait que toute action s’inscrit dans une temporalité singulière ; ce n’est pas le temps du calendrier grégorien ou de l’horloge newtonienne qui fait le temps de l’action en politique. La devise de la politique du Président Bazoum est : « avancer et consolider » ; avancer pour consolider et consolider pour avancer.

            Pour avancer, il faut faire un chemin qui est à créer, à instituer, singulièrement ; c’est ce que j’appelle le style de l’homme Bazoum. Pour consolider, il faut ne pas négliger le sol et l’air environnant, le passé proche et lointain, non moins que l’horizon d’avenir et d’attente. Rendre solide l’ensemble des actions faites et en devenir ne peut se faire sans un programme, une équipe, des compétences et la prise en compte d’un contexte national, international, supranational, et régional. Tous ces paramètres échappent souvent à la vision immédiate de la doxa ou des experts court-termistes qui analysent les actions, les pratiques, les décisions, dans une géographie cartographiée par des acteurs extérieurs au champ de l’action ou prenant une distance qui, par structure, formalise le rapport au réel, et de ce fait, le modifie, le déforme, ou en change les contours les plus difficiles à percevoir avec les lunettes à focales fixes et déterminées par les intérêts du moment de ceux qui interprètent le réel au lieu de le penser, à défaut de pouvoir avoir une prise pratique sur son devenir. Le Président Bazoum a mis sa politique sous l’aune de l’éthique et de l’éducation : c’est une façon de rappeler qu’agir ne peut se faire sans valeurs et principes universels relevant d’un humanisme éclairé et avisé, et que l’action politique porte toujours quand elle donne au peuple, par l’éducation et l’instruction, les moyens de son autonomie et du développement de son jugement critique pour qu’il soit l’auteur de sa propre émancipation. La démocratie n’est pas autre chose qu’un chemin vers l’humanité accomplie dans le cadre d’une éthique respectant les droits fondamentaux de la personne et de la Constitution, expression organique de la volonté d’une nation de vivre ensemble et de construire ensemble une société où la misère et la pauvreté ne pourront plus être les alliées objectives de la corruption et de la violence criminelle.  Remarquons ici que le crime n’est pas le propre du Lumpenproletariat souvent instrumentalisé par des cols blancs selon une division du travail intéressante à étudier de près.

            Je voudrai, pour finir sur une note très positive, exposer ce qu’est une politique démocratique non ingénue à mon sens. Nous avons beaucoup parlé de la condition humaine tragique que le philosophe janséniste, mathématicien et physicien, Blaise Pascal (1623-1662) a décrit dans son ouvrage posthume : Pensées. Rappelons que le pessimisme pascalien considère l’homme comme misérable, car étant privé de certitudes et de vérités par la modernité scientifique qui le met à nu dans l’infini de l’Univers. La raison scientifique rend l’homme cruellement démuni face à sa finitude existentielle et à sa faiblesse de condition. Cet état négatif d’impuissance et de désespoir est cependant contrecarré par deux éléments cruciaux qui relève de sa liberté :

1 – la pensée fait en effet de l’homme un roseau pensant qui lui permet alors de s’égaler aux forces naturelles les plus puissantes pouvant le détruire à tout moment,

2- deuxième force métaphysique très politique : le pari eschatologique que doit faire l’humanité pour s’ouvrir à un avenir tragiquement libre, en décidant par un choix éclairé et volontaire, de croire, malgré tout, et parce qu’il en va de notre salut, en un monde qui n’est pas qu’injustice, désordre, chaos, absurdité et néant, mais qui doit être porté par une action et une volonté vrai et constante de le rendre autre qu’il n’est.

            Nous créons d’une certaine manière le monde dans lequel nous vivons car nous concourrons par nos actions et nos intentions à sa construction continue et quotidienne quand nous décidons, par exemple, par nos bonnes volontés, de soutenir l’Etat-Providence. En ce sens très précis et très pratique, le Président Bazoum n’est pas « coincé » ou « arrêté » par la situation complexe du Niger actuel ; il agit et pense en démocrate sincère et très lucide quand il fait le pari de l’humanisme éthique et de la volonté de construire un Etat républicain qui porte des valeurs et une politique d’autonomie qu’on peut, sans barguigner, appeler une politique de responsabilité au service des intérêts du Niger et des nigériens. Humblement, il sait que la construction de la démocratie réelle relève d’une action continue, humble, modeste, constante, patiente, orienté par une éthique authentiquement fondée sur l’éducation des volontés et des passions. C’est pourquoi une démocratie authentique ne peut se passer d’une logique rationnelle d’émancipation des populations par l’instruction et l’éducation. Cela passe par la reconnaissance des passions humaines, dans tous leurs aspects, aussi bien négatifs que positifs, pour les améliorer au mieux selon une éthique de l’action définissant justement la légitimité de l’action juste et le cadre politique dans lequel l’exercice des libertés démocratiques prend sens et forme.

Recueilli par Elh. M. Souleymane

Niger Inter Hebdo du Mardi 4 Janvier 2022

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