Dr Kiari Liman-Tinguiri décrypte la démocratie en Afrique et au Niger

Deux semaines après le vernissage du livre de l’économiste du développement  Kiari Liman-Tinguiri au Centre Cultruel Franco-nigérien Jean Rouch de Niamey, Niger Inter reçoit cet intellectuel  en l’invitant à un décryptage de certaines questions abordées par son livre. Interview.

« … Il me semble que la démocratie gagnerait au Niger à être simplifiée et la suppression du bicéphalisme à la tête de l’exécutif y contribuerait significativement. »

Niger Inter : Vous venez de procéder au vernissage de votre livre : ‘’La démocratie dans des Etats fragiles : une illusion africaine de développement ?’’ publié  aux éditions l’Harmattan. Vous avez écrit ce livre est-ce parce que la démocratie va mal en Afrique ?

Dr Kiari Liman-Tinguiri : Pas exactement, même si la démocratie elle-même ne va pas très bien partout en Afrique, faute d’être comprise ou appliquée complétement. J’ai écrit ce livre parce que j’avais le sentiment qu’en Afrique, en particulier en Afrique francophone, la démocratie semble avoir remplacé le développement comme projet politique des gouvernants. Or la démocratie, inventée par les grecques comme une technique de gouvernement parmi d’autres, donc une méthode, ne peut pas remplacer le développement de pays pauvres, comme objectif des gouvernements. Et puis, la démocratie n’entraîne pas automatiquement le développement. Les nations africaines, formées à la fin de la période coloniale tâtonnent toujours à la recherche de la méthode de gouvernement qui convient le mieux à leurs objectifs. Je voulais contribuer à ce débat.

Niger Inter : Vous avez écrit : « Les présidents africains, une fois élus, deviennent bien plus des ‘’chefs’’ tout court que des chefs d’Etat. Souvent faute d’un Etat tout court. Et en tant que chefs d’Etat, ils sont au-dessus de tous et même de la loi ». D’aucuns expliquent qu’en Afrique le chef est unique et le pouvoir ne se partage pas. Est-ce que la défaillance de notre processus démocratique n’est pas inhérente à la culture africaine ?

Dr Kiari Liman-Tinguiri : Ma première réaction est celle de me demander si la question, telle qu’elle est formulée, est pertinente. Y-a-t-il ou peut-il même y avoir une “culture africaine”, et certains parlent même de “valeurs culturelles africaines” que les africains désirent pour elles-mêmes, comme une fin en soi et non un moyen vers un but supérieur, qui seraient valides, valables, valorisées en Afrique, mais nulle part ailleurs? Les valeurs ne sont-elles pas, après tout, humaines, même si elles s’expriment différemment selon les époques dans des contextes économiques, sociaux ou historiques différents? Et puis de quelles valeurs parle-t-on précisément ? De valeurs morales et éthiques, c’est à dire du bien et du mal et de leurs applications à des cas particuliers précis? S’agit-il de valeurs politiques, celles relatives à la gestion de la cité et à la production de “biens communs”? Et franchement est ce qu’il existe vraiment une “culture” qui serait constante, permanente, intangible, partagée par tous les africains? Ce ne sont pas là des questions purement rhétoriques, ni de la philosophie à la petite semaine, mais des interrogations qui me semblent essentielles lorsque l’on aborde un tel sujet, car tout ou presque découle des valeurs que l’on se donne. Ce sont elles qui constituent le fondement des choix que nous faisons et avons de bonnes raisons de faire. Et de nos choix dépend notre développement économique et social que tout le monde dit souhaiter et même rechercher activement. Pour être concret, en Afrique comme dans le reste du monde, nous aimons nos enfants et c’est pourquoi nous les éduquons du mieux que nous pouvons, lorsque nous sommes malades, nous nous soignons dans les meilleurs hôpitaux à notre portée, nous nous nourrissons des mêmes choses lorsque c’est disponible, et nous voulons tous vivre aussi longtemps que possible, non pour souffrir longtemps de privations de toutes sortes, mais pour mener une vie que nous considérons comme la plus heureuse possible. Si l’on n’est d’accord sur ce socle commun, alors ce que l’on peut considérer comme “valeurs culturelles” lorsque l’on parle de développement économique et social sont plutôt universelles. En conséquence, l’organisation de la société qui rend possible le développement devrait pouvoir reposer sur des principes de base communs. C’est ainsi qu’il n’est pas anormal que les africains élisent leurs dirigeants. C’est juste que ce n’est pas assez pour établir ni pour faire fonctionner une démocratie effective. Ce qui manque à nos démocraties ce sont les “check and balances”, qui limitent les pouvoirs du chef à ce qui est strictement nécessaire pour la réalisation du bien commun, tel que défini par la loi. L’absence ou la défaillance de ses gardes fous entraîne une concentration de pouvoirs par le chef, aussi néfaste pour le bien commun que peut l’être un monopole non régulé pour l’économie d’un pays. Et puis, beaucoup trop de dirigeants et de politiciens qui les supportent dépendent de leur fonction à la tête de l’état pour leur survie alimentaire, ce qui produit les dysfonctionnements que vous connaissez. C’est cet aspect-là que Mo Ibrahim essaie de corriger avec le prix que décerne sa fondation chaque année à un dirigeant qui a quitté le pouvoir au terme de son mandat.

Niger Inter : Vous l’avez dit en substance la démocratie n’a pas répondu aux promesses de ses fleurs. En tant qu’économiste du développement comment expliquez-vous le recul en Afrique sur le plan socio-économique ?

Dr Kiari Liman-Tinguiri : Je dois d’abord dire que toute l’Afrique ne recule pas, même si elle progresse moins que les autres, ce qui fait que nous restons un peu à la traîne. Ainsi les réductions massives de l’incidence de la pauvreté sur les 30 dernières années se sont produites surtout en Asie, et beaucoup moins en Afrique. Mais puisque vous interrogez l’économiste du développement, souffrez que je fasse un détour par l’Académie (que j’ai quitté il y a longtemps pour faire de la pratique du développement international) et qu’au sein de celle-ci, je me réfugie derrière les grands noms, ceux qui ont contribué le plus à la formation de la sagesse dominante actuellement. On connaît tous,  Amartya Sen et sa théorie des famines, qui nous apprend que celles-ci ne peuvent se produire dans des démocraties qui fonctionnent bien. Au Niger, nous en avons connu une illustration, lorsque le président Tanja a choisi en 2005 d’opposer le déni aux alertes lancées par les humanitaires alors qu’une famine se développait dans le pays. C’était, on l’a su un peu plus tard, le début du détricotage du peu d’attributs démocratiques de son régime, qui a pris fin comme vous le savez. Sen a insisté sur le rôle essentiel de la liberté comme facteur de développement économique, en distinguant les droits constitutifs (comme celui de pouvoir manger à sa faim) des droits instrumentaux (comme celui de vendre librement sa force de travail). Ce sont ses travaux qui ont inspiré la notion de développement humain, dont l’indice publié chaque année par le PNUD sert de référence et nous renvoie nous autres nigériens à la réalité de notre condition extrêmement difficile. Mais la théorie actuellement la plus élaborée est celle proposée par l’école des institutions, dont l’auteur majeur est Daron Acemoglu, qui enseigne au département d’économie du MIT. L’idée générale est que c’est la synergie entre des institutions politiques démocratiques (au sens de non concentration du pouvoir politique) et d’institutions économiques inclusives (au sens de la participation de tous aux efforts et au produit de l’activité économique) qui déclenche le processus de développement économique. Lorsque les institutions politiques sont absolutistes (le pouvoir  de faire les règles et les lois est concentré entre les mains de certains groupes) et les institutions économiques sont extractives (certains groupes s’accaparent une part du produit supérieur à leur contribution à la production, par des rentes et d’autres mécanismes de captage de valeur ajoutée), alors il n’y a guère de développement possible. La thèse  ne suppose aucun déterminisme (contrairement à la pensée marxiste par exemple) et reconnaît la contingence, l’importance des conditions initiales et historiques particulières. Cette théorie  rend compte aussi bien de la révolution industrielle, qui commencé en Angleterre au 18ème siècle, de l’apogée et de l’effondrement de la traite des esclaves et de l’esclavage, que des différentiels de développement entre pays ayant une culture identique (les deux Corées) ou des conditions géographiques similaires (Floride et Mexique). En Afrique, elle explique avec une clarté admirable, le succès du Botswana et la tragédie de la République démocratique du Congo. Ce sont les institutions qui font la différence, qui rendent possible ou non un développement économique et social substantiel et auto-entretenu. II y a bien sûr des prérequis, comme la centralisation politique (l’acceptation d’une entité politique légitime pour faire la loi) et des processus, comme la destruction créatrice (dont l’intuition remonte à l’économiste d’origine autrichienne J. Schumpeter) qui permettent le progrès technologique et l’innovation, l’efficacité du processus étant assuré par des marchés concurrentiels (une autre institution cruciale). Pour être concret, il est difficile de développer un pays ou un secteur lorsque des institutions critiques font défaut. Au Niger par exemple, faute d’un régime foncier, basé sur un droit de propriété privée de la terre, clair, uniforme sur tout le territoire national, impliquant l’acquisition et l’aliénation de la terre par l’échange marchand sans restriction coutumière, il est difficile d’avoir un marché foncier fonctionnel. Or sans un tel marché il n’est pas possible d’assurer une allocation optimale des terres disponibles qui seule peut permettre d’approcher une utilisation efficace de cette ressource rare. On le voit, la démocratie politique ne peut pas, à elle seule, « produire » le développement même si elle était parfaitement fonctionnelle, ce qui est loin d’être le cas. II ne faut évidemment pas en déduire que des régimes autoritaires peuvent le faire, car cette hypothèse n’est pas validée par les faits, comme l’illustre les travaux de Robert Barro. Au Niger, on entend parfois s’exprimer une nostalgie du régime autoritaire des années 1970-80, face à l’indiscipline et la corruption de la bureaucratie depuis la démocratie. C’est souvent ceux qui n’ont pas connu ce régime (étant trop jeunes lorsqu’il gouvernait) ou ceux qui en ont été les principaux bénéficiaires qui insistent sur ces aspects. La fin catastrophique du système montre qu’il n’est pas durable. Comme vous voyez il n’y a pas de recette en matière de développement économique, mais les économistes du développement proposent un discours cohérent, construit avec les instruments de l’analyse économique, qui n’est évidemment pas le seul discours possible, mais présente l’avantage de tirer les leçons des succès dont certains sont répliquables.

Niger Inter : Votre thèse à travers votre livre c’est que démocratie et développement ne sont pas intimement liés. Pouvez-vous préciser votre pensée à l’endroit de nos lecteurs ?

Dr Kiari Liman-Tinguiri : Comme je l’ai indiqué ci-dessus, la démocratie c’est fondamentalement une méthode, dont la réussite dépend de prérequis (je cite dans le livre les travaux de Lipset, en particulier sur le rôle de l’éducation, de l’industrialisation et de l’urbanisation). Le développement est un objectif. La démocratie peut contribuer à atteindre cet objectif, mais comme on le voit tous les jours dans les pays africains, et même dans le nôtre, la démocratie n’entraîne pas automatiquement le développement. II y a maintenant vingt-cinq ans que la démocratie s’est imposée au Niger comme la norme. Cela fait donc une génération. Mais qui peut soutenir sérieusement qu’un enfant né en 1991 avec la démocratie vit mieux et a des perspectives meilleures que celles de ceux qui sont nés en 1966 ? Je voulais donc nuancer la propension à présenter la démocratie –que l’on réduit chez nous aux seules élections- comme une valeur politique inégalée, et de ce fait brandie pour justifier tout  et parfois son contraire. D’abord, ceux qui ont inventé la démocratie, les grecs, ne la considéraient pas comme une valeur, mais une simple technique de gouvernement, la valeur c’est à dire la chose désirée pour elle-même étant le bien commun de la cité. La démocratie était en concurrence avec d’autres techniques de gouvernement comme l’oligarchie (le gouvernement des riches) dont la pratique politique peut revêtir la forme du suffrage censitaire, la monarchie (le gouvernement d’un seul homme), la République régime sous lequel les meilleurs (l’aristocratie) dirigent dans l’intérêt de tous ou du plus grand nombre. On se souvient que Platon affiche un mépris profond pour la démocratie, considérant que les plus nombreux n’ont ni nécessairement raison ni ne sont souvent justes. Il lui préférait le gouvernement des philosophes. Et même dans l’Occident contemporain, le statut de la démocratie comme valeur politique unique, ne s’est vraiment imposée que récemment. Le texte le plus cité à cet effet, est le célèbre essai de 1989, dans lequel Francis Fukuyama expose la thèse selon laquelle, la combinaison de la démocratie comme institution politique et de l’économie de marché, signe “la fin de l’histoire”, en dotant les pays occidentaux d’une organisation économique et d’un régime politique indépassable. La société ainsi structurée a non seulement généré la prospérité économique mais également permis une jouissance sans précédent des libertés individuelles, rendant les deux irréversibles.

Niger Inter : Vous avez également cogité sur la condition féminine en Afrique et au Niger en particulier. Votre approche se démarque de celles des autres  chercheurs sur la question de la femme. Comment selon vous se pose le problème des femmes  en Afrique ?

Dr Kiari Liman-Tinguiri : La condition de la femme, en Afrique et en particulier au Niger, est d’abord et avant tout le reflet de la situation extrêmement difficile de ces pays, caractérisée par une pauvreté massive et un déficit abyssal d’éducation des femmes mais aussi des hommes. II faut donc partir de ces données si l’on veut évaluer la question de l’inclusion de genre, pour parler comme les experts. Les paradigmes et autres cadres conceptuels globaux peuvent passer à côté de certains aspects essentiels de la question. Par exemple, il n’y a pas en Afrique de « filles manquantes », comme en Asie où la discrimination contre les filles commence avant même leur naissance, puisque les familles choisissant d’avorter lorsque l’enfant à naître est une fille, il y a un ratio femmes/hommes anormalement faible dans certaines communautés. II est clair cependant qu’en Afrique aussi les normes sociales et de genre sont inéquitables et maintiennent les femmes dans un statut inférieur. Je l’ai illustré par un examen détaillé du sort que les communautés réservent à la femme au Niger, en relevant par exemple qu’il y a une sorte de syncrétisme entre la coutume et la sharia islamique qui fonctionne merveilleusement bien, lorsqu’elles discriminent les femmes. Dans les circonstances, rares en pratique, où la règle religieuse protège la femme (par exemple en lui reconnaissant le droit d’hériter de la terre de son père), la pratique invoque la coutume et ignore la règle religieuse. La démocratisation de l’espace politique n’a pas entraîné un élargissement des libertés ni une plus grande reconnaissance de droits pour les femmes, les gouvernements, intimidés par les fondamentalistes religieux ayant renoncé à légiférer sur le statut personnel et le droit de la famille pour laisser prospérer « le dualisme juridique » (euphémisme pour dire qu’en matière de droit des personnes, l’état renvoie les nigériens à leur coutume ethnique et renonce à les traiter comme des citoyens égaux devant une loi unique, exactement comme le faisait l’administration coloniale, pour ceux qui n’étaient alors que des sujets français). II y a bien sûr une politique nationale de genre, un ministère de la condition féminine qui fait ce qu’il peut, des femmes élus au bénéfice du quota obligatoire sur les listes des partis politiques, qui s’occupent de tout sauf de la condition des femmes, mais il y a surtout les normes sociales qui craquent, sous les coups des stratégies de survie, de la migration et du téléphone portable.

Niger Inter : Que faire pour relever le défi sur la condition féminine ?

Dr Kiari Liman-Tinguiri : II faut certainement faire plus, beaucoup plus que ce qui est fait actuellement. II faut d’abord comprendre que reconnaître des droits aux femmes dans une société n’enlèvera rien aux hommes et va au contraire enrichir toute la société. C’est ce qui a été observé dans toutes les économies développées et dans tous les pays en développement qui ont réduit significativement les inégalités de genre, à la fois injustes et inefficaces. Ce n’est pas un jeu à somme nulle. Les immenses externalités de l’éducation des filles (bénéfices pour la famille en termes de soins et de survie des enfants, bénéfice pour la communauté en termes de participation plus productive au marché du travail etc.) sont connues, avérés et mesurés même. Voyez la Tunisie, par exemple. Le Pnud publie dans son rapport sur le développement humain, pour chaque pays la perte de développement (IDH) imputable aux inégalités de genre. Le Niger par exemple perdait ainsi en 2015, 34,8% d’IDH du fait des iniquités de genre. II faut donc éduquer les femmes (et les hommes sur cette question). Imaginez un instant que les femmes aient voix au chapitre dans les politiques démographiques et que, parce qu’elles seront éduquées et donc plus employables, elles ne dépendraient pas de la survie de leurs enfants pour leurs vieux jours ou pour l’héritage. Nous pourrions réaliser notre transition démographique beaucoup plus vite et engranger effectivement des dividendes démographiques. II faudra des politiques publiques plus vigoureuses et vigoureusement mises en œuvre, -dès lors que les autorités politiques disent vouloir relever le défi de l’explosion démographique-. Pour l’instant, on en parle, de façon incantatoire dans des séminaires presque surréalistes, tant les faits et les chiffres rendent, dans les conditions actuelles, une telle perspective illusoire. On pourrait multiplier les avantages d’un statut plus égalitaire de la femme et l’inanité du statu-quo.

Niger Inter : Au Niger un débat engagé récemment par des universitaires c’est la problématique des régimes présidentiel et semi présidentiel. D’aucuns pensent que le régime semi présidentiel ne rime pas avec la vision africaine (verticale) du pouvoir. Que pensez-vous ?

Dr Kiari Liman-Tinguiri : Je dois d’abord dire qu’il est bon que les universitaires débattent d’un tel sujet pour deux raisons. La première est que c’est leur rôle et leur contribution à l’évolution de la société, la seconde étant que le débat public raisonné est, selon A. SEN, un bien public, une institution essentielle à la recherche de la justice dans toute société. Ensuite, je dois préciser avant de donner mon opinion que, je ne suis ni un « constitutionaliste » à la française, ni même un « political scientist »  selon l’acception nord-américaine de la discipline. Mon propos n’est donc ni articulé autour d’un raisonnement juridique, ni ne repose sur des fondements de théorie constitutionnelle en philosophie politique. Ces précautions énoncées, il me semble que si nous avons hérité des puissances coloniales, leur culture politique et l’architecture des systèmes d’autorité, il est légitime de questionner de temps à autre l’adéquation de ces systèmes à nos besoins d’innovation institutionnelle pour accélérer le développement de notre pays. Les pays francophones ont transposés le régime semi-présidentiel, imaginé en France en 1958, davantage pour accommoder la stature du Général de Gaule, chef de la France libre, porteur d’une légitimité historique née de la deuxième guerre mondiale, qui de retour au pouvoir pouvait difficilement se contenter « d’inaugurer des chrysanthèmes », ce à quoi l’aurait réduit un régime parlementaire classique. Les pays anglophones ont continué avec un régime parlementaire, ou adopté un régime présidentiel à l’américaine. J’ai déjà indiqué combien je suis réticent à invoquer la culture pour justifier des préférences sans autre forme de procès. La structure d’un régime est moins une fonction de la culture du pays que des relations de pouvoir qui ont historiquement dominé l’exercice de l’autorité politique dans le pays. A observer ce qui s’est passé au Niger depuis la conférence nationale, il me paraît évident que le régime semi présidentiel est trop complexe dans le contexte particulier de notre pays et en tout cas, il y a de bonnes raisons de penser que l’électeur moyen n’en comprend ni toutes les subtilités ni surtout la nécessité d’avoir un gouvernement avec un chef et un sous chef. II faut se rappeler ou savoir si on ne l’a jamais su, que les USA sont gouvernés par une « administration » composée de 16 départements et autant de Secretary (ministres) qui ne se réunissent même pas rituellement en conseil hebdomadaire. Oui, il me semble que la démocratie gagnerait au Niger à être simplifiée et la suppression du bicéphalisme à la tête de l’exécutif y contribuerait significativement.

Niger Inter : Comment dépasser la fragilité de l’Etat en Afrique ?

Dr Kiari Liman-Tinguiri : II faut peut-être rappeler d’abord ce qu’est un Etat fragile. Un état est fragile « lorsque les structures de l’Etat manquent de la volonté et/ou de la capacité d’assurer les fonctions de base nécessaires à la réduction de la pauvreté, au développement et à la sauvegarde de la sécurité et des droits humains de sa population». C’est la toute première définition opérationnelle proposée par l’OCDE en 2007. II s’agit donc au départ d’une typologie conçue pour informer l’intervention des donateurs dans des pays en conflit ou en transition. L’académie aussi a contribué à la définition de l’Etat fragile. Le cadre conceptuel le plus complet est peut-être celui qui a été élaboré à  Carleton University, qui produit le Country Indicator for Foreign Policy (CIFP), pour les besoins de l’ACDI, l’Agence Canadienne de Développement International. Le CIFP modélise l’Etat comme devant être doté, pour fonctionner normalement, de trois attributs fondamentaux, que sont l’autorité, la légitimité et les capacités afin de pouvoir assurer la sécurité, la justice et des emplois à ses citoyens. La fragilité des Etats est alors définie « par la distance qui  sépare  les institutions et les fonctions qu’elles exercent effectivement dans un Etat de ce qui se passerait dans l’Etat souverain idéal». II n’y a donc pas des Etats totalement fragiles mais juste des Etats dont certains sont plus ou moins fragiles que d’autres, le niveau de fragilité évoluant dans le temps. Plus récemment, certains économistes du développement ont préféré redéfinir les Etats fragiles non pas en les opposant à un Etat idéal, mais en les situant entre deux formes extrêmes d’Etat que sont les « autocraties répressives » et « l’Etat d’intérêt commun » (Paul Collier, 2016).  Les institutions financières internationales et régionales ont développé leur propre indicateur pour mesurer la fragilité d’un Etat. Par exemple, la BAD et la Banque Mondiale utilisent un indicateur harmonisé, l’EPIP (l’Evaluation des Politiques et Institutions du Pays) qui mesure, sur une échelle de 1 à 6, un certain nombre de variables, à partir de jugements d’experts. Un pays est fragile si sa note moyenne est inférieure à 3.20.  Sur ce critère, le Niger n’est pas et en fait n’a jamais été un Etat fragile. Mais la Côte d’Ivoire l’est. On voit donc que « dépasser la fragilité » est un véritable programme dont l’horizon est clairement de long terme. Mais il y a des étapes, dont certaines sont plus urgentes que d’autres. Ainsi, la nécessité « d’une centralisation politique », c’est à dire de faire reconnaître la légitimité de l’Etat, comme source unique de la loi et son autorité comme seul détenteur du droit de recourir à la force sont des préalables. C’est bien évidemment ce qui justifie les efforts que les états sahéliens consentent en matière de sécurité. Mais les responsabilités ne s’arrêtent pas là, il appartient au gouvernement de fournir aux citoyens les « biens publics » essentiels comme la santé préventive, l’éducation de base minimale à l’exercice de la citoyenneté, les libertés essentielles etc. En pratique, dans un pays comme le nôtre, un des préalables au dépassement de la fragilité de l’Etat c’est bien évidemment une refondation de l’administration publique, devenue à la fois inefficace et « extractive ».

Niger Inter : On a prêté à Jacques Chirac l’idée que l’Afrique ne serait pas mûre pour la démocratie. En quoi votre livre se démarque –t-il de cette pensée ?

Dr Kiari Liman-Tinguiri : Je ne crois pas qu’il y ait un intérêt quelconque à débattre de ce qui est au mieux un excès de langage, au pire une boutade prononcée par un homme politique français dans des circonstances particulières. Mon ouvrage se situe, comme je l’ai indiqué dans mes réponses ci-dessus, sur un autre plan. La formule de Jacques Chirac est rigoureusement orthogonale au propos de mon livre, il n’y a donc point besoin de s’en démarquer, puisqu’il n’y a aucune proximité entre mon propos et la formule lapidaire de l’ex président français.

Niger Inter : Vous dites : « … un indicateur macroéconomique peut informer, mais aussi désinformer sur le développement d’un pays, quelle que soit l’acception que l’on choisit de ce terme ». Le Niger a connu un taux de croissance de plus de 6% sous la 7ème République pourtant nous continuons à être dernier en IDH. En tant qu’économiste du développement quelle lecture faites-vous de la situation économique de notre pays ?

Dr Kiari Liman-Tinguiri : II faut me semble-t-il sérier un peu les sous-questions auxquelles renvoient votre question. D’abord j’ai utilisé l’expression en me référant à la situation de la Guinée équatoriale, un petit pays producteur de pétrole (420.000 barils/ jour, lorsque j’y servais comme Représentant du Pnud), dont la situation, telle que l’on peut la résumer par les indicateurs macroéconomiques usuels ( PIB/tête de plus de 20.000$, taux de croissance à deux chiffres, taux d’inflation de moins de 5%, solde de la balance des paiements et du budget de l’Etat affichant des excédents importants) vous renvoie l’image d’un pays de rêve, alors que la réalité de la condition des populations est similaire à celle d’un pays africain pauvre, avec une forte incidence de la pauvreté et la prévalence de maladies moyenâgeuses dues à un déficit d’hygiène. C’est un pays où il n’y a pas, pour ainsi dire, d ‘Etat. Vient ensuite la question de la croissance de 6% et de l’IDH au Niger.  Un tel taux de croissance est effectivement une performance remarquable pour une économie. Au Niger, cela produira hélas un impact limité sur les conditions de vie des gens pour plusieurs raisons. La première, la plus contraignante, celle que l’on traite parfois par le déni, c’est bien évidemment l’explosion démographique. Avec un taux de croissance démographique qui approche les 4%, une croissance de 6% vous laisse une augmentation du revenu par tête d’environ 2%. Notre pays est bien évidemment pris dans une « trappe malthusienne ». Concrètement, un tel taux de croissance de la population signifie quelque 600.000 naissances par an. Et comme, fort heureusement, la mortalité infanto-juvénile a fortement baissé depuis 2000, cela signifie qu’il faut dégager chaque année des ressources pour accueillir à l’école quelques 500.000 enfants. Mais revenons à l’IDH, pour avoir un impact significatif sur l’IDH, avec une croissance démographique de 4%, il faudrait un taux de croissance beaucoup plus rapide, ce que l’on ne peut raisonnablement espérer, compte tenu des données de base de notre économie. J’en rappelle quelques unes dans l’ouvrage qui sont bien connues. Vous demandez enfin la lecture que je fais de la situation économique du pays. On peut envisager la chose à deux niveaux. D’abord sur le plan de la conjoncture. J’étais à Niamey en début Novembre. II est évident – aucun de mes interlocuteurs ne le nie- que la conjoncture est un peu difficile. Cela se manifeste du reste par des tensions de trésorerie qui affecte les opérations financières de l’état, y compris le transfert aux ménages et des délais sur la dette intérieure. Malgré un « cadre macroéconomique » que beaucoup nous enivraient (croissance de 6%, inflation inférieure à 3%, endettement contenu, etc..), le pays n’en subit pas moins des chocs dont le cumul se fait sentir. Choc de la baisse des prix des matières premières (Uranium, pétrole), choc des politiques économiques mises en œuvre au Nigeria, chocs liés aux incertitudes sur les résultats de la campagne agricole etc.… A plus long terme, disons sur le plan structurel, en plus du « péril démographique » (selon les prévisions des Nations Unies, il y aura, toutes choses égales par ailleurs, entre 72 et 90 millions de nigériens en l’an 2050. Ce n’est pas de la futurologie abstraite, beaucoup de ceux-là sont déjà nés), nous sommes confrontés à un problème de capital humain qui devient de plus en plus contraignant, la qualité de l’école déclinant chaque année un peu plus. Notre administration publique est plombée par des dysfonctionnements nombreux et généralisés à un point tel qu’elle n’est plus véritablement en mesure de mettre en œuvre des politiques publiques avec la rigueur nécessaire à leur l’efficacité, en plus du contexte sécuritaire régional qui va imposer hélas pour plusieurs années encore, un effort de guerre entraînant l’éviction de dépenses de développement. Et la pauvreté qui semble résister aux épisodes de croissance et la faible productivité  compromettant toute accumulation de capital etc. II y a bien sûr et fort heureusement, quelques leviers de résilience et j’en parle dans mon ouvrage. Mais le temps joue contre nous.

Niger Inter : Avez-vous un appel à l’endroit des acteurs politiques nigériens pour qu’enfin notre démocratie s’accommode avec le développement intégral du Niger ?

Dr Kiari Liman-Tinguiri : Un appel, non pas tout à fait. Je voudrais plutôt conclure en insistant sur un point, celui des mérites de la démocratie. La démocratie a d’autres objectifs que la croissance ou le développement. C’est le système qui empiriquement permet les transitions de pouvoir les moins violentes. Même si le système n’est pas économiquement plus vertueux, il permet des transitions de pouvoir sans effusion de sang. Dans des systèmes autoritaires, les transitions de pouvoir pacifiques sont l’exception. II faut donc protéger la démocratie et, en même temps, la mobiliser au service du développement économique et social, pour le bénéfice du plus grand nombre et non l’utiliser comme institution d’extraction au profit exclusif des élites. Ce qui est malheureusement encore trop souvent le cas en Afrique.

Interview réalisée par Elh. Mahamadou Souleymane