Rahmane Idrissa est docteur en sciences politiques, originaire du Niger où il dirige un think tank en économie politique. Il a développé une expertise sur l’intégration africaine dans la longue durée au cours d’un double fellowship à Oxford et à Princeton. Il est l’auteur du Historical Dictionary of Niger (Scarecrow Press, 2012).
J’arrive à Niamey dans une ambiance de fureur antifrançaise pan-sahélienne qui a inondé les réseaux sociaux à la faveur des blocus imposés à la progression d’un convoi militaire français par des masses burkinabès excitées de trouver une cible honnie mais inoffensive à leur indignation contre la situation d’oppression violente (de la part de groupes armés djihadistes) à quoi est assujettie une bonne partie de leur pays. L’opinion est répandue dans la population que les militaires français ne viendraient dans les zones de guerre que pour distribuer des armes aux djihadistes. Cette idée est irréfutable car elle ne repose pas sur des faits mais sur des sentiments, et on ne contredit malheureusement pas les sentiments par des preuves factuelles. Il s’agit en l’occurrence d’une mythification de la mauvaiseté diabolique de la France qui travaille l’imagination sahélienne à tous les niveaux, depuis les intellectuels et autres personnages instruits jusqu’au paysan assis dans sa hutte mais qui, grâce à son smartphone, reçoit quotidiennement des discours hallucinés sur ce thème propagés en boucle par des individus qui ont trouvé une facile vocation dans le French bashing. Comme me le disait le journaliste Antoine Glaser au cours d’un entretien récent à Paris, les djihadistes ont déjà gagné. Il faisait allusion au fait que l’insécurité encore plus grande pour les Occidentaux que pour les locaux a entraîné leur départ de la région, y compris surtout au niveau des liens humains tissés, en marge des grosses machines étatiques et multilatérales, par des petites ONG, des personnes généreuses ou éprises d’Afrique, des destins apparemment excentriques consacrés à œuvrer obscurément dans une campagne oubliée.
Mais l’autre victoire des djihadistes, c’est certainement le renforcement et l’hystérisation du sentiment antifrançais, un phénomène ancien qui n’est pas sans justification bien entendu, mais qui, à côté d’aspects de saine réaction, révèle aussi des pathologies morales et intellectuelles qui, à terme, sont dangereuses pour le Sahel lui-même.
Il faut ici comprendre quelques points importants.
Il a toujours existé au Sahel et en Afrique francophone d’une manière générale un fort sentiment antifrançais, issu tout naturellement de la domination coloniale. Dans les décennies passées, ce sentiment relevait de la haine chez certains, mais était, chez la plupart, contrebalancé par une sorte de francophilie tiède provenant de l’influence culturelle française imbibé à travers la scolarité ou simplement les « liens historiques » tissés par la colonisation. Tous ceux qui sont nés avant 1990 dans les pays sahéliens ont pu entendre parler de, ou ont eux-mêmes pu évoquer la France avec cette formule qui m’a toujours quelque peu étonné : « La mère patrie ».
Le sentiment antifrançais de cette époque ne s’explique pas seulement par le passé colonial, mais par le fait que la France, à l’inverse de la Grande-Bretagne, a mis en place dès 1958, sous l’égide du général de Gaulle, une politique néocoloniale en Afrique sub-saharienne, politique qui est un sous-produit de la politique de grandeur prônée par le général et pratiquement inscrite dans l’ADN de la 5ème République. Cette politique néocoloniale avait plusieurs facettes, lesquelles n’étaient pas toutes aussi terribles que ses critiques – en particulier ses critiques africains – se l’imaginaient. Néanmoins, elle était étouffante, que ce soit pour le bien qu’elle souhaitait faire (par exemple le financement de la vie culturelle, le soutien à l’éducation par l’assistance technique et les bourses de coopération et d’autres obligations bienveillantes) ou par la défense égoïste de certains intérêts stratégiques ou tactiques. Surtout, elle poussa la France à routiniser les interventions militaires dans son « pré carré » africain. Depuis 1964, date à laquelle la France rétablit de force au pouvoir Léon Mba à Libreville jusqu’à l’opération Barkhane, on a calculé que la France est intervenue en Afrique une fois tous les quinze mois, sans compter les interventions clandestines et autres coups de main mis en œuvre à l’aide de mercenaires ou en collusion avec des régimes déplorables (le fameux axe Rabat-Abidjan-Pretoria). Ces opérations s’inscrivaient toutes dans le cadre néocolonial dit « Françafrique » puisqu’elles visaient à protéger les intérêts stratégiques (y compris de prestige) de la France souvent contre des projets politiques qui auraient mérité d’être soutenus plutôt que combattus. Cela a, dans tous les cas, construit une image d’une hyperpuissance diabolique de la France qui nourrit deux instincts chez les Africains : soit une sorte de soumission veule à qui l’on pense ne pas pouvoir résister (ce qui, par contrecoup, nourrit mépris amusé et condescendance coloniale du côté français), soit une hostilité haineuse qui court à l’autre extrême.
Mais la politique de grandeur de la France, ainsi que le néocolonialisme qui lui est rattaché, ont depuis longtemps cessé d’être viables – et l’opération Barkhane est le premier acte de son décès, bien que les Africains, et en tout cas l’opinion publique sahélienne, ne s’en rendent absolument pas compte.
La politique de grandeur de la France en Afrique obéissait à deux impératifs apparemment contradictoires : participer à l’effort américain de la guerre froide et de l’endiguement du communisme (ce qui était surtout manifeste au cours des années 1960-70), et garantir l’autonomie de la France face aux États-Unis, par exemple en contrôlant le vote africain francophone aux Nations-Unies et plus généralement en préservant une capacité d’action indépendante de la tutelle américaine sur « le monde libre ». Ce sont les principes du gaullisme, qui sont à la source de la 5ème République. Mais tout cela est entré en crise dans les années 1980-90. Au cours des années 1980, les déboires économiques de la France l’ont amenée progressivement à réduire la voilure de sa politique étrangère, et en particulier de sa politique africaine. Par exemple, la coopération bilatérale, d’ailleurs menée sans enthousiasme précisément là où le besoin était le plus grand – les pays du Sahel, pour lesquels les Français ont nourri un profond pessimisme économique depuis l’époque coloniale – fit place au « multilatéral », c’est-à-dire à la tutelle des institutions financières internationales lorsque la crise de la dette frappa les pays francophones au cours des années 1980, la France se trouvant incapable d’apporter les secours attendus selon les termes implicites du pacte néocolonial.
Au début des années 1990, la fin de la guerre froide mit fin également à l’une des fonctions de la puissance française en Afrique, celle de gendarme du monde libre. Les États-Unis purent pousser à la démocratisation et à la promotion des droits humains, et la France dut suivre le mouvement, comme le montre le fameux discours de La Baule. Mais en Afrique francophone comme ailleurs, la conjonction entre démocratisation au plan politique et politique d’ajustement structurel au plan économique était pour le moins explosive. Elle signifiait en effet que les demandes et pressions populaires sur l’État se multipliaient avec l’apparition d’une société civile multiforme en même temps que le champ d’action de l’État se rétrécissait drastiquement. Au plan économique, la France pas plus que les autres pays occidentaux ne soutinrent la démocratisation par, par exemple, des plans d’investissement dans le développement ou l’annulation de la dette. Tout au contraire : la récession due à la crise fiscale ayant conduit à une surévaluation du franc CFA, la France céda en 1993 aux pressions du FMI pour une dévaluation draconienne de la monnaie CFA, en dépit de l’impact social et psycho-politique d’une telle décision. La dévaluation fut actée en 1994, année qui s’avéra être l’annus horribilis pour la puissance française en Afrique. En effet, ce fut également au cours de cette année-là que le Rwanda explosa entre les mains d’une France qui jouait aux apprentis-sorciers avec des sentiments de haine socio-« ethnique » d’une virulence extrême. Le rapport sur la politique de François Mitterrand commandé par Macron parle à ce sujet d’une « défaite de la pensée » et d’un « effondrement intellectuel », soulignant à quel point un État – ou en tout cas sa composante centrale, l’Élysée – qui croyait si bien connaître le continent noir s’était fourvoyé dans l’erreur fatale et la faute tragique. Cette défaite était celle de la politique néocoloniale et, en sous-jacence, de la politique de grandeur. François Mitterrand était un politicien qui fut ministre à une époque où la France avait encore des colonies en Afrique, et son intervention au Rwanda, qui avait commencé comme une promotion de la démocratie – suivant le mot d’ordre américain – prit une tangente plus sombre après qu’il se fût persuadé que les puissances anglo-saxonnes essayaient de faire un coup de Fachoda à la France au Rwanda. Si la fin de la guerre froide avait rendu impertinent le volet anticommuniste de la politique néocoloniale, le Rwanda mit un terme à l’autre volet, la défense de l’autonomie face aux Américains.
Après 1994, la politique néocoloniale en Afrique n’avait plus raison d’être, sinon le fait que ce qui a été mis en place une fois durera par simple fait de conatus (de volonté de persévérer dans son être) tant qu’il n’a pas été démantelé de propos délibéré. Une telle mesure est possible, bien que les structures de la 5ème République, en particulier l’autonomie de l’Élysée dans le domaine de la politique étrangère, semblent s’y opposer. Après tout, à y regarder de près, cette autonomie élyséenne est une coutume plutôt qu’une règle constitutionnelle. Les interventions françaises en Afrique post-1994 ne s’inscrivaient plus dans une stratégie néocoloniale cohérente et charpentée. Elles relevèrent du conatus. Ce fut en particulier le cas au Tchad et surtout en Côte d’Ivoire, toutes occasions dans lesquelles le poids des acteurs africains (Déby, Ouattara) l’emporta, à travers des relations personnelles avec des décideurs clefs au sein de l’appareil d’État français, sur une vision politique ou des moyens d’action que la France n’avait plus.
Serval et Barkhane sont différents. Ces deux opérations échappent au conatus néocolonial parce qu’elles s’inscrivent dans les priorités nouvelles de l’État français, la construction européenne (en particulier le concept de défense européenne) et la lutte contre le djihadisme qui a perpétré de nombreuses tueries de masse sur le sol français et européen. Contrairement aux interventions néocoloniales, Serval et Barkhane n’ont pas été pensés pour dégommer un adversaire de la France, ou soutenir un ami de la France, ou même préserver des intérêts stratégiques menacés par des puissances inamicales (genre Chine et Russie). Il s’agit bien de mettre fin à un militantisme salafiste violent enkysté au Sahel-Sahara depuis la fin de la guerre civile algérienne et qui s’est déployé à la faveur de l’effondrement du régime de Kadhafi dans le nord du Mali, menaçant de déstabiliser à terme toute l’Afrique de l’Ouest. Ces opérations soulignent aussi bien les nouvelles limites de l’action française en Afrique – qui a besoin à présent de l’appui des puissances anglo-saxonnes, jadis considérées comme des demi-rivales – que des nouveautés caractéristiques de l’époque. Par exemple, à l’inverse une fois encore de ce qui se passait dans le cas des interventions de style néocolonial, la France a besoin, aujourd’hui, d’États africains forts et d’armées africaines qui ne soient pas, comme cela était largement le cas au Sahel, des armées d’opérette. Cela vient d’une convergence d’intérêt inédite, sur le plan sécuritaire, entre l’Europe et le Sahel, et surtout entre la France et ses anciennes colonies.
De ce fait, la montée d’un sentiment antifrançais tournant à l’obsession haineuse dans la région est une de ces tragédies des erreurs qui résultent d’une terrible histoire et d’un mauvais passé. Comme, jusqu’à 2013, la France n’est jamais intervenue militairement en Afrique que dans une optique néocoloniale, il est logique de considérer que cette énième intervention s’inscrit dans la même lignée. Cela est d’autant plus le cas que, tout en évoluant vers une nouvelle phase de ses relations avec l’Afrique, la France préserve encore certains des instincts développés par le gaullisme et sa politique de grandeur. Macron, qui a déclaré une fois au magazine Le Point qu’il assumait « la grandeur », conserve le style cassant et péremptoire qui relève de cette époque ancienne – et que d’ailleurs les chefs d’État qui agissaient alors s’étaient soigneusement abstenus d’adopter. Ses appels aux États du Sahel pour qu’ils renforcent leur armée et leur contrôle territorial, bien qu’ils aillent dans le bon sens, se font sur le ton chagrin de l’accusation et de l’impatience et font litière de tout le temps perdu par la coopération multilatérale à débiliter les États (au nom des principes néolibéraux) et à réduire leurs capacités de gouvernement (remplacées par des ONG), entreprise que la France s’est bien gardée de dénoncer lorsqu’elle a atteint son plein régime au cours des années 1990. Il n’empêche : alors que les Africains ont souffert avec une sorte de résignation veule les interventions françaises néocoloniales du passé, ils s’insurgent enfin avec une pétulance de meute au premier moment où, enfin, une intervention française se fait véritablement dans leur intérêt.
Ce point particulier renvoie, à mon avis, à un éloignement culturel constant et grandissant entre la France et l’Afrique francophone qui me paraît plutôt positif, ainsi qu’à une sorte de faim nationaliste du côté africain qui me paraît pour le moins inquiétante.
De l’indépendance à la fin des années 1980, il y a eu une forte proximité culturelle entre la France et les francophones d’Afrique, partie grâce à l’action culturelle de l’État français, partie à cause de la simplicité des temps, où la France était en quelque sorte le canal obligé des Francophones vers une culture cosmopolite. J’ai bien connu cette période, dont l’époque finale a coïncidé avec mon enfance et mon adolescence. Comme indiqué auparavant, le sentiment antifrançais était déjà très vivace à cette époque parmi ceux qui se définissaient comme des intellectuels engagés, et je me souviens d’avoir été souvent heurté par son caractère idéologique, le fait qu’il semblait s’épuiser dans la déclamation et la complainte, sans souci réaliste – i.e., sans considérer la politique néocoloniale de la France comme un problème à résoudre au plan pratique, non comme une sorte de bataille épique et sans fin entre le bien et le mal. De ce fait, j’étais aussi rebuté par le néocolonialisme français que par la gallophobie de nombres de mes camarades et de leurs tuteurs intellectuels, même si je ne savais pas exactement, à l’époque, pourquoi cette dernière me dérangeait.
Je ne comprenais pas alors qu’elle n’était que le symptôme d’autre chose, et que cet autre chose n’était, en effet, guère sympathique.
Le monde a commencé à changer dans les années 1990. Non seulement l’action culturelle de la France, comme d’ailleurs d’autres pays occidentaux, a commencé à péricliter dans le contexte des retranchements néolibéraux, mais ce nouveau régime économique a poussé vers la mondialisation, qui a commencé à offrir aux Francophones des alternatives à la France pour accéder à une culture cosmopolite – et d’abord les États-Unis et le Canada, avant que ce ne soit d’autres horizons par la suite. La fille d’un de mes amis ne rêve que de Dubaï ; une jeunette de son âge en 1995 rêvait de New York ; en 1980, de Paris. Les Francophones de 1980, même antifrançais, comprenaient subjectivement ce qui se passait en France ; ce n’est nullement le cas de ceux de 2021. En soi-même, un certain éloignement culturel entre la France et les Francophones, ou pour mieux dire, une absence d’intimité culturelle entre les deux est plutôt chose saine de mon point de vue. Au vu des relations de pouvoir de style néocolonial qui existaient entre la France et son ancien empire africain, cette intimité culturelle avait quelque chose d’incestueux – même si, pour ma part, j’appréciais un certain aspect de l’influence culturelle française, son contenu libéral, la substance rationaliste, sceptique et humaniste de son message d’ensemble qui avait, pour moi du moins, des couleurs très séduisantes contrasté avec le tuf conservateur et rétrograde des cultures africaines environnantes.
Mais précisément, il m’est finalement apparu que le sentiment antifrançais ne se résumait pas à de l’anti-néocolonialisme. Il a aussi à voir avec le nationalisme ou, comme on dit ces derniers temps, l’identité nationale, chose que j’ai tendance à considérer comme pouvant facilement déraper vers des formes toxiques de bêtise, comme on le voit d’ailleurs au sein de l’extrême-droite française. Cela est difficile à constater de prime-abord. L’anticolonialisme est en principe une bonne chose, et on a tendance à approuver tout ce qui le nourrit – et par ailleurs, le nationalisme des faibles ne paraît pas très dangereux, en tout cas vu de l’extérieur. En dehors de quelques Français afrophiles, je ne trouve pas que les Français se choquent tellement des manifestations de haine et de rancœur qui les visent au Sahel. La plupart voient la chose de loin ou l’acceptent comme un effet normal du ressentiment du colonisé. Mais on ne peut prendre la chose de même si l’on est africain non-nationaliste, comme c’est mon cas. Le nationalisme est un moralisme humainement pervers ayant, comme l’a dit une fois André Gide, « la haine large et l’amour étroit ». Il se pose en bien absolu et a de ce fait besoin d’un mal absolu afin de se bien définir. Pour Zemmour, l’islam est ce mal absolu qui permet à la France de se définir ; pour les antifrançais – qui sont majoritaires à vue de nez au Sahel d’aujourd’hui – c’est la France. L’une des premières conséquences d’un tel moralisme fédérateur est l’impossibilité totale et définitive de délibérer et de discuter rationnellement, sur base factuelle et en pesant le pour et le contre.
J’ai donné récemment un cours à Niamey, pour lequel j’ai créé un exercice de débat. J’ai divisé la classe en plusieurs groupes et j’ai fait la liste des causes que l’on attribue communément aux conflits du Sahel, y compris l’idée aujourd’hui si répandue dans l’opinion publique sahélienne qu’il s’agirait d’une machination française. Chaque groupe devait se réunir une vingtaine de minutes, développer un argument, et le présenter à la classe en répondant aux critiques et questions de ses camarades. J’ai expliqué aux étudiants avec insistance qu’il leur fallait éviter les réponses convenues et que le groupe qui me surprendrait le plus avec un argument bien ficelé recevrait un bonus. C’était les encourager à « penser hors de la boîte », comme dit l’anglais. Ce fut généralement peine perdue, mais surtout pour le groupe qui devait traiter la « cause » machination française. Suivant la rhétorique antifrançaise la plus convenue, ce groupe argua que la guerre du Sahel avait été sciemment provoquée par la France pour exploiter « nos immenses ressources naturelles ». Cela ne me surprit guère, bien entendu, mais ce qui m’étonna véritablement, c’est que les autres étudiants critiquèrent ce groupe non pour avoir dit tout le mal qu’il pensait de la France, mais pour ne pas avoir dit assez mal ! Je vis que j’étais en présence d’un dogme, c’est-à-dire de la non-pensée qui se présente sous la forme d’une pensée, une sorte de castration de la réflexion. J’en étais triste pour la France, mais surtout pour nous – car ces gens, et tous ceux qui nourrissent leur inclination dogmatique, sont censés être les élites du Sahel, et ce sont des élites qui, manifestement, sur un problème d’urgence vitale pour leurs peuples, ne pensent pas. La faute d’une certaine façon à la France : elle est le diable qui correspond à tous nos problèmes, et donc dispense de penser et de délibérer.
Un autre exemple : j’étais, il y a un peu plus d’un an, à Ouagadougou avec une professeure de droit que j’envisageais d’inviter à un colloque. Elle me demanda ce qui se passait au Niger. À l’époque, il y avait une sorte de petit mouvement insurrectionnel dans la région de Diffa qui dénonçait la dictature PNDS et s’en prenait spécifiquement à Bazoum Mohamed, alors l’un des pontes du PNDS mais surtout originaire du secteur. J’essayai d’expliquer de quoi il retournait, mais elle me coupa : « C’est organisé par la France ! » Un tantinet éberlué, je lui dis, que nenni, que la France se trouvait fort bien du régime PNDS et n’avait aucune raison de le déstabiliser, qu’à mon avis cela avait à voir avec le fait que Bazoum, qui était particulièrement visé… Elle ne me laissa pas dévider mon ennuyeuse démonstration, beaucoup moins excitante pour elle que le diabolisme français. Je n’en revenais pas : cette dame n’était pas nigérienne, n’avait pas entendu parler de cet événement avant que je ne l’en aie informée, mais elle était persuadée, cinq minutes après l’avoir appris, qu’elle comprenait mieux que moi de quoi il retournait. La croyance est plus forte que le savoir.
Je me souviens que ce qui me frustrait, dans les années de mes premières joutes avec les antifrançais, il y a bien longtemps de cela, c’est que je voulais discuter avec eux des solutions pratiques à opposer au néocolonialisme, et ils voulaient partir en croisade. J’insistais prosaïquement sur les réalités, et l’importance de connaître les réalités, y compris les causes endogènes de nos faiblesses et de nos incapacités, par exemple la corruption, le manque de sens et de souci de l’État, l’absence de vision stratégique, les obsessions ethniques là où il faudrait des obsessions sociales. Mais la réponse, toujours, était que tant que la France n’était pas vaincue, on ne pouvait s’occuper de ces questions – sur quoi je demandai, question de réalité, comment on entendait vaincre la France avec toute sa puissance et toutes nos faiblesses qui, paraît-il, n’étaient pas prioritaires. Il n’y avait jamais de réponse à cela.
(Bien entendu, ces questions sont abordées de façon inquiète et responsable par nombres d’intellectuels sahéliens, mais jamais vraiment de façon à avoir l’impact sur le public que la ligne d’opinion discutée ici possède. Il n’y a pas, dans la région, d’intellectuels publics ou d’arène publique spécifique où ces vues peuvent avoir une portée pour ainsi dire compensatrice).
Aujourd’hui encore, même histoire. Étant donné la vague de sentiment antifrançais qui atteint à présent une vigueur populaire qu’elle n’avait pas, ou qu’elle avait moins auparavant, tous ceux qui veulent exister sur la place publique et ne veulent pas s’empêtrer des rigueurs de la pensée, de la preuve et du contradictoire, rejoignent le train en marche et font chorus avec l’unanimité. Ils hurlent avec les loups. Le populiste n’est pas celui qui conduit le peuple, mais celui qui le suit en vue de le mieux exploiter – et foin des conséquences !
Les États du Sahel, qui n’étaient stables que par défaut, sont en voie de déstabilisation face au défi lancé à coups de massacres et de destructions (d’écoles essentiellement) par les djihadistes. Dans une telle situation, ceux qui rejettent la voie suivie par le pouvoir, par exemple l’alliance avec la France, ne doivent pas se contenter de dénoncer ladite voie et de réclamer la démission des gouvernants : ils doivent expliquer ce qu’ils feraient une fois aux commandes, quelle voie ils entendent suivre, et comment ils entendent résoudre le problème une fois la France expulsée du terrain. Mais de ceci, on n’entend rien. Les conférences ampoulées délivrées urbi et orbi par des politiciens d’opposition, des « oulémas », des universitaires jusque-là terrés dans leur tour d’ivoire, et diffusées avec zèle sur WhatsApp, portent toutes et toujours sur la mauvaiseté éternelle de la France, jamais sur des solutions pratiques ou des exposés stratégiques. Et pour cause. Aucun de ces déclamateurs n’a étudié la situation, ni ne se renseigne auprès de ceux qui l’ont fait, ni ne se soucie d’en savoir plus. Il est vrai que certaines réalités finissent tout de même par s’imposer. Au Burkina, où la population se gargarise de sa gallophobie galopante, des voix ont bien dû s’élever contre la raison véritable des déconvenues du pays qui n’est pas la France mais l’abandon de l’armée par le pouvoir d’État – déjà au temps de Blaise Compaoré, focalisé sur les généraux loyalistes et le Régiment de la Sécurité Présidentielle, et à présent au temps de Roch Marc Christian Kaboré, trop effarouché par les risques de putsch pour réformer vigoureusement la machine militaire, comme d’ailleurs Macron l’avait déclaré dans une conversation « on record » avec Antoine Glaser et Pascal Airault.
J’ai parlé de nationalisme – mais il s’agit d’un nationalisme négatif, un nationalisme purement d’opposition et de symbole. L’opposition à la France, symbole de l’oppression coloniale, se prête à merveille à ce qui n’est au final qu’une pétition de principes, sans suites pratiques – bien que l’arme de la haine qui est ainsi déployée peut toujours aboutir à des conséquences violentes. C’est cette arme qui, au Niger, a abouti aux attaques d’église, avec morts à la clef, à la suite des émeutes anti-Charlie (qui étaient d’ailleurs aussi des émeutes antifrançaises) de Niamey et Zinder. Et on entend les déclamateurs burkinabès se réclamer des attaques dakaroises contre « les intérêts français », en l’occurrence quelques magasins Auchan et Carrefour, comme moyen de leur « libération ». Étant donné la diabolisation des chrétiens et des Français qui ont conduit à ces actes des violences, je ne peux m’empêcher de penser à l’antisémitisme, à la vision des Juifs qu’ont les antisémites comme source de toutes les misères du monde, à la conviction qu’ils contrôleraient tout et son contraire au nom d’intérêts immenses et cachés, et aux attaques de magasins juifs et aux pogroms à quoi cela a abouti. Bien entendu, les Français, contrairement aux Juifs, peuvent se défendre – mais cela n’empêche pas que, sur cette question précise (mais elle n’est pas la seule), les Sahéliens flirtent avec une catastrophe morale.
Comme jadis la France au Rwanda, les Sahéliens sont en train de vivre une défaite de la pensée et un effondrement intellectuel.
©️Rahmane Idrissa
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