Interview/Aboubacar Keita Lalo décrypte la situation sécuritaire au Sahel 

« Il est admis que les guerres contre-révolutionnaires sont les plus difficiles à gagner », déclare Aboubacar Keita Lalo

La menace terroriste annihile les efforts de développement des pays et perturbe sérieusement la sécurité au Sahel. La situation dans la zone des trois frontières ne cesse de se dégrader même si le Niger se démarque du lot du fait de sa stratégie qui s’avère pertinente face à ce fléau. Pour décrypter le contexte sécurité actuelle au Sahel, Aboubacar Keita Lalo analyste, a tenté, dans l’entretien qui suit, d’éclairer la lanterne de nos lecteurs.

 

Niger Inter Hebdo : Présentez-vous à nos lecteurs et internautes.

 

Aboubakar Keita LALO : Difficile de se présenter tant par modestie, même si mon parcours peut paraître assez éclectique, classique mais avec des expériences protéiformes, au gré de mes envies, de mes curiosités et des aventures. Je cède cependant (et très succinctement !) à la rituelle présentation instaurée par Niger Inter. Je me nomme Aboubakar K. LALO, géographe, aménagiste, écologue. Je suis professeur dans un institut supérieur en France, communicateur et épisodiquement consultant en politique d’aménagement. Je tiens à rajouter les activités sportives au sein de la Commission des Arbitres de l’Isère en France, étant encore arbitre de foot en activité après un passé de joueur au Nassara de Zinder. Par ailleurs et c’est le sujet du jour, je m’intéresse depuis 20 ans comme analyste des faits religieux et des questions de défense-sécurité suite aux bouleversements opérés dans la zone sahélienne, en particulier de la montée de l’obscurantisme et du terrorisme.

Niger Inter Hebdo : La menace terroriste constitue une préoccupation majeure au Sahel depuis plus d’une décennie. Des sources bien renseignées, jamais les mouvements armés n’ont disposé des armes aussi sophistiquées que ce dont disposent les terroristes dans la zone dite des trois frontières. Comment expliquez-vous cette situation ?

Aboubakar Keita LALO : Salutations à tous les lecteurs et internautes du Niger et merci de cette question qui paraît fondamentale dans la vie de nos États qui réorientent (surtout en ce qui concerne notre pays), toute une part de leurs programmes sociaux en équipements militaires de défense de leur souveraineté territoriale (de 4% en 2010 à presque 20% du budget nigérien dédié à ce défi). Cette guerre, les terroristes nous l’ont imposée avec une sémantique à connotation de conquête territoriale ouest africaine (MUJAO, ISWAP). L’inclusion de l’Afrique de l’ouest dans leur acronyme n’est pas anodine !

Depuis 2012, le monde a assisté impuissant à l’occupation du Nord Mali par des « djihadistes » allochtones et autochtones avec toutes les exactions subies par la population. Pourtant, il existe une antériorité de l’implantation dès 2005 de ces groupes combattants du GIA et du GSPC algériens qui n’ont pas accepté la main tendue du Pacte de Concorde civile du Président Abdelaziz Bouteflika de 1999 suivi de la Charte de la Paix de 2005 et qui se sont installés au Nord du Mali.

Deux faits à souligner :

– Ce 11 janvier marquait le 10ème anniversaire de l’intervention française Serval (ancêtre de Barkhane).

-Le Niger entrait officiellement en guerre contre Boko Haram en février 2015 devant la persistance des attaques terroristes dans la région de Diffa.

Depuis une décennie, nos pays du fuseau central se débattent des affres d’une guerre asymétrique dont l’ennemi se confond avec les civils dans un modus operandi tactique du hit and run (frapper et disparaitre).

Cette guerre trouve son exacerbation après la chute et la disparition du colonel Mouammar Kadhafi, malgré la réprobation du Président Issoufou Mahamadou suivi par Idriss Déby. Des escouades de la garde prétorienne du guide libyen se présentèrent aux portes du Niger et du Mali, leur pays d’origine mais désarmés seulement au Niger.

Les groupes armés terroristes ont bénéficié non seulement d’un trafic d’armes et de munitions existant depuis plus de 50 ans dans cette zone, mais le pillage systématique des arsenaux libyens après la mort de Kadhafi a exacerbé le pillage, le trafic d’armes létales : plus de 21 millions de pièces d’armement (armes automatiques, roquettes, orgues voire missiles de courte portée, mines antichars…) ont disparu de Libye, retrouvées au Nord Mali, au Tchad, dans le bassin du lac Tchad et dans les autres parties du Sahel-Sahara.

Les terroristes se sont largement approvisionnés au nord Mali et dans la zone des trois frontières du Liptako par le biais de ce trafic. Les sources de financement internes par les rapts contre rançon ou par les rapines auprès de la population (vol de bétail, impôts…) et par l’argent des divers trafics de drogue, de cigarettes, de migrants Transsahariens ont permis aux terroristes de s’organiser, recruter et s’armer lourdement.

Il faut souligner également les « butins de guerre » des matériels de guerre sont malheureusement obtenus lors des attaques des garnisons, les embuscades tendues aux armées dans ces pays. Ce sont des armes accaparées de nouvelle génération achetées à grand frais ou pourvu grâce à la coopération militaire bilatérale (USA, France, Pays de l’est, Chine, Türkiye…) que l’on retrouve chez les terroristes. Donc, la légende urbaine (surréaliste) d’une prétendue aide apportée par les Occidentaux aux terroristes est ici battue en brèche !

Niger Inter Hebdo : Les groupes armés non étatiques (GANE) rendent les Etats impuissants même en coalition, du moins ils font montre de résilience face aux armées régulières. Selon vous, qu’est-ce qui fait la défaillance de la coopération militaire face au terrorisme ?

Aboubakar Keita LALO : Il est admis que les guerres contre-révolutionnaires sont les plus difficiles à gagner ! Il y a une « asymétricité » qui rend toujours celui qui est à découvert vulnérable, désorganisé après une attaque que celui qui tend l’embuscade retranché dans son repaire. D’Alexandre le Grand en butte à la rudesse Afghane à la Coalition internationale en Irak en passant par l’Indochine, le Vietnam ou la Somalie, l’histoire nous a montré la force des insurgés contre de puissantes armées qui opèrent selon un schéma classique.

La coopération ou coalition internationale serait opérante si elle est articulée intelligemment avec les armées régulières.

J’ai l’habitude de dire que seules nos armées nationales peuvent venir à bout, en raison de la connaissance du terrain, de la psychologie de la population et de la stratégie que des mastodontes surarmés. Mais en rajoutant qu’une co-opération peut être bénéfique et nécessaire pour permettre à combler nos déficits en matériels de vision nocturne, surveillance aérienne, renseignements. Schématiquement ce sera nos armées nationales en première ligne et les troupes des pays amis derrière en appuis opérationnels et tactiques à la demande de nos stratèges militaires.

La défaillance s’observe là où existent des mille-feuilles d’armées sans coordination chacune avec son mode opératoire et sa stratégie : c’était le cas au Nord Mali avec Seval/Barkhane, Minusma, embryons de la force conjointe G5 Sahel, l’armée malienne, les milices plus ou moins organisées, les irrédentistes…

Niger Inter Hebdo : D’aucuns prônent le dialogue avec certains groupes terroristes. Pensez-vous que cette approche pourrait contribuer à lutter contre l’insécurité au Sahel ?

Aboubakar Keita LALO : En guerre, toutes les options peuvent être envisagées et mises sur la table. Dont celle du dialogue, qui ne devrait s’ouvrir sous n’importe quelle condition. Les rapports de force étant de notre côté, le Niger peut entamer une campagne de dialogue mais au cas par cas. Une façon de déstabiliser probablement le camp adverse, l’affaiblir et montrer que le Niger peut accorder une seconde chance à ses fils. Tenez : le retour massif des combattants de Boko Haram illustre cette manière au-delà du programme de déradicalisation mis sur pied à Goudoumaria que les égarés peuvent revenir au bercail.

Le Président Mohamed Bazoum en révélant avoir ouvert un canal de dialogue en janvier 2022, le fait en toute intelligence, sans contraintes. En libérant quelques terroristes, il a voulu montrer avec raison, les gages d’une réconciliation avec ceux qui se sont mis pour différents motifs au ban de la République. Et contre la République ! Il n’a pas agi avec légèreté, lui qui a une expertise reconnue du phénomène terroriste armé en Afrique pour lequel il est souvent sollicité pour donner sa vision. Rappelez-vous aussi du geste (incompris à l’époque) de Bouteflika sur le Pacte de la concorde civile en 1999, de la main tendue aux combattants du GIA mué en GSPC, que j’ai rappelé au début, au terme d’une terrible guerre ayant occasionné 250 000 morts en Algérie. L’Histoire a fini par lui donner raison. Donc, tout est possible et notre voisin a su aller vers la paix et la stabilité. C’est ce que nous voulons tous au Niger qui a d’autres défis, celui du développement notamment.

Niger Inter Hebdo : Une partie de l’opinion publique en Afrique pense à tort ou à raison que certains partenaires occidentaux contribuent à la dégradation de la situation sécuritaire au Sahel. Avez un commentaire sur ce genre d’allégations ?

Aboubakar Keita LALO : Je veux bien savoir comment ? Il y a une certaine doxa anti-occidentale en vogue ou une pensée unique qui excelle dans le mélange des genres. Que sont les idées de Nkrumah, Diori, Nasser, Anta Diop, Abdou Moumouni devenues pour être dévoyées de leur portée première ? L’Occident et particulièrement la France (puisqu’il faut la citer) a fait des erreurs. Le Président Macron, tous les observateurs le reconnaissent. Ce pays a fait le match de trop, à mon avis, au Mali. Après Serval, venue à la demande du gouvernement de la transition du président Dioncounda Traoré, cette force d’intervention aurait dû réorienter, en août 2014, son activité en opération d’appui tactique et non poursuivre sous une autre appellation.

Les partenaires occidentaux pensent que de la sécurité du Sahel dépend de leur propre sécurité dans un monde si globalisé. Se rappeler du détournement de l’avion d’air France en 1994 à Marseille par les éléments du GIA pour constater que des répercussions peuvent se faire ressentir en France et en Europe.

Il serait absurde, inexact de penser que les Occidentaux jouent à dessein pour déstabiliser le Sahel ou l’Afrique. Pour quels intérêts, eux qui y sont bien présents depuis 60 ans et dans tous les domaines ?

Niger Inter Hebdo : Malgré la panne du leadership politique et militaire au Sahel (putschs au Mali et au Burkina Faso), le Niger s’en sort pas mal. N’est-ce pas l’impact de la coopération militaire inclusive de notre pays et aussi la vision de nos plus hautes autorités qui aurait inversé significativement la tendance ?

Aboubakar Keita LALO : Nous assistons effectivement à une inversion des valeurs au Sahel. Voilà des pays et leur jeunesse qui ont mené des luttes pour la démocratisation et la liberté il y a 30 ans. Nous en savons quelque chose au Niger avec la tragédie du 9 février 1990 et le sacrifice de la jeunesse estudiantine ou la révolution contre la dictature de Moussa Traoré au Mali en mars 1991. Peut-être que c’est l’époque qui voulait cela, une époque post-trumpiste avec ses Fake news et sa défiance au système démocratique global. La démocratie est le système ayant fait ses preuves même si elle peut être sujette à critiques, par ses insuffisances. Elle n’est que ce que nous, peuple voulons qu’elle soit. Le putschisme rétrograde n’offre aucune garantie de sortie de nos crises, pour régler nos contradictions internes. Au plus, que du surplace et de la perte de repères idéologiques et politiques. Le Niger est l’exception dans ce Sahel compliqué sur le plan démocratique et dans la défense de sa souveraineté.

Peut-on imaginer un très vaste pays avec 5 fronts de périls majeurs immédiats (Libye, Boko Haram, Nord Nigeria, Liptako burkinabè, nord Mali) qui arrive malgré tout avec quelques 20 000 soldats opérationnels (sur le terrain) à assurer sa sécurité, soit 1 soldat pour 63 km2 ? Un cas d’école géostratégique presque unique dans le monde !

Le Président de la République et les autorités militaires ont fait le choix d’être appuyés à leur demande par des forces amies, dont leur action s’inscrit dans le temps, ponctuelle, circonstancielle. L’exception nigérienne est portée par cette option qui veut que nous soyons assistés là où nos moyens ne le permettent pas par insuffisance et pour combler le différentiel.

Nos FDS toujours en première ligne vont d’ailleurs recevoir sous peu l’important arsenal aérien et terrestre commandé sur fonds propres de l’Etat en décembre 2021 en Türkiye lors de la visite du Président Mohamed Bazoum pour le renforcement opérationnel de l’armée nationale (drones, avions de chasse, véhicules et hélicoptères de combat…). La dotation en matériels militaires de dernière génération donnera toute la latitude à nos soldats à opérer en minimisant le nombre de pertes au combat.

Les succès sur le terrain relevés chaque semaine par le Service Informations et Relations Publiques de l’armée prouvent l’efficacité de la stratégie mise en place de traquer l’ennemi dans son repaire.

Je constate que notre pays n’est pas fermé à toutes les propositions de coopération militaire : de nos fournisseurs traditionnels en armes et en formation (États-Unis, France, Chine, Ukraine) le Niger s’est ouvert à d’autres sources importantes comme la Turquie, la Russie suite à la visite de l’ambassadeur Igor Gromyko en novembre 2022 à Niamey.

Le Président Mohamed Bazoum est en train de gagner grâce à sa vision mais surtout son pragmatisme, le pari de la sécurité : le renforcement capacitaire dont il a fait son cheval de bataille va procurer une puissance de feu d’une armée qui vise un effectif de 50 000 hommes en 2025 (contre 30 000 actuellement).

Niger Inter Hebdo : Selon vous, comment venir à bout du terrorisme au Sahel ?

Aboubakar Keita LALO : Question courte mais vastes perspectives (rires). Déjà en juillet 2017, j’esquissais en toute humilité dans un article « en finir avec le terrorisme au Sahel » quelques pistes de sortie de crise. Les solutions des uns et des autres ne peuvent être universelles et transposables tant les contextes territoriaux, historiques et sociaux sont différents dans la même zone d’influence d’un même groupe terroriste.

– Nous sommes en face d’un phénomène de guerre contre-subversive, multidimensionnel impliquant un écosystème social, administratif et militaire complexe. Il faudra pour cela la pression dissuasive pour reconquérir les zones d’influence ou soumise par le terrorisme et les « pacifier ».

« Côté bâton » : l’action militaire doit être vigoureuse et proportionnée, subordonnée par une guerre psychologique en « gagnant les cœurs et les esprits » des populations qui pouvaient être gagnées par la peur et l’intérêt à la cause subversive terroriste. Le renforcement capacitaire s’est accompagné par une réorganisation de l’armée sur le terrain : fini les garnisons isolées, vulnérables et place à des pelotons mobiles d’intervention qui peuvent neutraliser par des actions offensives les terroristes opérant à partir du Sud Menaka (pour l’EIGS) ou dans le Soum au Burkina (pour les katibas du JNIM) grâce à la coopération conjointe inter-Etats.

– Développer et s’accompagner par un puissant réseau de renseignements sur le terrain et par les moyens techniques.

Mais le terrorisme peut être vaincu par la réorganisation et le retour de l’État, l’amélioration de la gouvernance et de la justice locale, en somme le développement dans les zones sous pression.

– Le tout-militaire ne peut être en aucune manière la solution unique, juste et appropriée pour traiter de la question du terrorisme. Depuis 1996 et le 11-septembre, la théorie du choc des civilisations de S. Huntington utilisée par les radicaux a largement contribué à creuser des fossés pour la compréhension mutuelle entre les peuples. Des puissances se sont acharnées à combattre le terrorisme par la force des armes (Afghanistan, Irak, Syrie, Somalie…). Souvent sans résultat.

– Poursuivre la réarticulation et la réadaptation de nos armées assez trop classiques ou conventionnelles émanation post-indépendance pour pouvoir mener une guerre asymétrique que nous imposent les terroristes.

– La coopération militaire bilatérale a fait ses preuves avec l’opération conjointe Taanli avec le Burkina Faso où de centaines de terroristes ont été neutralisés. Il faut pousser cette initiative avec le Mali où plus de 860 soldats Nigériens assurent déjà la sécurisation du secteur Est de la Minusma.

– L’approche développementale (côté carotte) doit être proportionnellement la plus favorisée pour remettre les régions touchées à niveau. Incluse dans la dimension sociale et politique, cette voie pourrait être la panacée puisque les motifs d’engagement (radicalisation) sont très souvent d’ordre économique et pécuniaire. Recréer des bassins de production et d’emplois localisés, ciblés pour fixer les populations est nettement plus porteur que les vastes « Plan Marshall » plaqués sur de vastes régions et qui vont engloutir toute la manne sans résultat tangible.

L’approche 3D (Défense – Diplomatie – Développement) fait florès en France notamment depuis un certain moment. Il faut instamment rajouter le désarmement car il faut toute une opération pour récupérer les millions d’armes individuelles en circulation dans le Sahel.

La diplomatie ou recherche de toutes les voies visant au dialogue et à un retour à la paix est une donnée qui doit être expérimentée avec plus d’ampleur. Elle ne doit pas être assimilée à une faiblesse ou un pis-aller mais doit s’apparenter à une approche raisonnée et pragmatique.

En concluant un véritable pacte social, l’Etat peut donner des gages de sa volonté à aller vers la voie du développement et non du conflit et de la division. Le Président Mohamed Bazoum l’a souligné à Torodi et Makalondi dans le Liptako nigérien en juin 2022.

Par ailleurs, les pouvoirs publics et analystes doivent permettre à la structuration de la pensée sur les faits religieux et le terrorisme à travers des centres de recherche, observatoires ou des think tanks opérationnels.

Interview réalisée par Elh. M. Souleymane

Niger Inter Hebdo N°97 du mardi 17 Janvier 2023