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Tribune : De Kaboul à Kidal : déconstruire le Sahelistan

La récente actualité de la reconquête de l’Afghanistan par les Talibans a provoqué une onde de choc par sa rapidité et surtout animé un débat prospectif sous nos sphères sahéliennes. L’approche comparative assez hardie avancée par certains entre les deux situations -afghanes et sahéliennes- peut biaiser la compréhension et simplifier à l’extrême une complexité et des réalités différentes.

 

L’occupation du Nord Mali à partir de janvier 2012 par les groupes terroristes armées (GAT) a favorisé une production sémantique à caractère politico-géographique : le vocable Sahelistan évoqué pour la première fois par Laurent Fabius, alors ministre des affaires étrangères et repris peu après par quelques intellectuels, donnera le ton sur un nouveau champ de recherches alors qu’Al Qaida, le Mujao… instauraient la Chari’a et détruisaient les mausolées de Tombouctou. Le parallèle avec le précédent afghan est allégrement établi car le « monde libre » a été traumatisé par les Talibans et par le 11-septembre augurant le fameux « Choc des Civilisations » imaginé par Samuel Huntington en 1996. L’effroi est surtout de ne pas voir se rééditer un nouvel Afghanistan africain aux portes de l’Europe.

Heureusement que le terme Sahelistan est loin de faire florès car beaucoup ont compris que le contenu qui entourait cette idée ne reflétait pas une réalité commune : le Sahel n’est pas l’Afghanistan et Kaboul n’est pas Kidal !

La victoire patiemment acquise des 85 000 Talibans, armée en guenilles sur les 350 000 hommes de l’impotente « armée » nationale et de la coalition internationale (réduite aux seuls américains) aura tout au plus revigoré l’entrain des terroristes opérant au Nord-Mali. Déjà, Iyad ag Ghali, le chef du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (JNIM –ex Aqmi et alliés) se félicitait d’une victoire prochaine en évoquant le retrait de la force Barkhane (en partie) et conscient de la déliquescence de l’Etat malien, dans un récent audio. Mais il faut surtout souligner que c’est l’ancien consul malien à Djeddah qui fait le parallèle avec l’Afghanistan, en délivrant cet élément de langage et depuis, repris par certains au Mali et ailleurs. En clair, il voulait mobiliser ses troupes car, [pense-t-il] les Français (tout comme les Américains en Afghanistan), n’ayant pas atteint leurs objectifs au bout de plusieurs années sont en train de se retirer du Mali et du Sahel et leur laisser le champ libre.

Il y a lieu de déconstruire un discours propagandiste proféré par les GAT pour qui « ce qui se passe en Afghanistan se passera indubitablement au Sahel ». Toute ressemblance avec des faits ou des personnages ayant déjà existé ailleurs n’est que pure illusion.

Les différentes approches transpositionnelles qui établissent un lien de causalité et d’effet entre les deux parties du monde ne peuvent être validées tant les différences sont importantes. De même pourrait-t-on comparer l’Etat Islamique dans la Province ouest-africaine (Boko Haram) avec les Shebabs somaliens dans leur organisation, leur mode opératoire, les moyens utilisés même si on peut s’accorder sur le projet final ?

Les GAT du Sahel se caractérisent par une hétérogénéité sociale de leurs composantes entre au départ les algériens, sahraouis et maliens, nigériens… Leurs motivations en ralliant Aqmi, Mujao, Ansar Dine (et plus tard JNIM et Etat Islamique dans le Grand Sahara – EIGS) étaient tout aussi différentes entre radicalisme, appât du gain, esprit de vendetta, recherche de réalisation personnelle, là où les Talibans constitués en général des seuls Pashtouns ont un projet commun mûri depuis 1979, date de l’invasion soviétique.

Tous les pays du Sahel, de création récente, n’ont pas une histoire commune, ni de méthode commune de transformation de leur territoire ; les Talibans quant à eux, héritiers d’un peuple en lutte perpétuelle (d’un pays pauvre devenu le « cimetière des empires ») ont peaufiné des stratégies pour leur survie et pour leur protection contre les envahisseurs depuis plus de 2000 ans.

Le contexte géomorphologique de haute-montagne d’un territoire comme l’Afghanistan a permis la survivance et la pérennisation de ce mouvement socio-religieux et militant. En cas d’échec, ils se fondent dans la population ou organisent la résistance en vivant en autarcie depuis les hauts sommets. Il en serait plus difficile au Sahel de grandes plaines et plateaux d’opter pour cette stratégie de repli. Comment également comparer les 85 000 Talibans qui ont un vécu commun, la même unité linguistique et ethnique ainsi que la même philosophie aux quelques 5 000 terroristes du Sahel (en flux tendu), ralliés à cette « cause » pour différents motifs, comme indiqué plus haut.

L’exercice du pouvoir entre 1996 et 2001 a permis aux Talibans d’engranger un capital sympathie. L’adhésion aux thèses talibanes s’observent surtout dans les campagnes qui représentent plus de 74% de la population pour de raisons ayant traits aux valeurs conservatrices, rejet de la corruption, ou leur sécurisation contre les seigneurs de guerre. Ces traits auraient pu faire fortune au Sahel où tous ces indicateurs sont présents : la brève occupation du Nord Mali avec brutalité et non-respect des valeurs traditionnelles des populations, entre janvier 2012 et janvier 2013 a démontré le rejet de la gouvernance des djihadistes. Elles ont eu le sentiment d’être soumises par des chefs allochtones (Droukdel, Abou Zeid, Belmoktar…), vrais donneurs d’ordre et des personnes du cru comme agents d’exécution.

Il est fort à parier que les dissensions et la guerre de positionnement que se livrent sporadiquement les deux grands groupes opérant au Sahel (JNIM et EIGS) iront crescendo avec cependant un avantage territorial et en effectif aux hommes d’Iyad ag Ghali. Ces deux groupes ne parlent pas d’une seule et même voix, n’ont pas la même vision. Au sein même du JNIM, la fragmentation entre katibas pèse sur l’unité et la coordination du groupe où il se dégage l’impression d’un activisme en solitaire des hommes de Hamadoun Kouffa du Macina entre prises d’otages, disséminations des mines IED et autres attaques/répliques contre les villages dogons. L’éventuel affaiblissement de ces groupes s’accompagnera de la montée en puissance des armées nationales, mieux équipées et bien renseignées comme seules en capacité de juguler cette menace terroriste. Sans l’interventionnisme extérieur.

Mais la question de la stabilité au Sahel restera toujours une préoccupation des Européens qui ne lésineront sur les moyens d’appui aux pays proches de leurs frontières sud. De la sécurité du Sahel dépend leur sécurité comme l’ont toujours théorisé les stratèges militaires et politiques occidentaux.

Le Niger pendant ce temps, avec plus de 20% du PIB consacrés à la défense et comme le soutient le président Mohamed Bazoum, entend renforcer sa capacité opérationnelle et en effectif qui sera porté à 50 000 hommes dans quelques années. Autant dire la priorité des priorités.

 Aboubakar LALO

Analyste des questions de défense et sécurité