Décryptage : l’école nigérienne vue par Dr Amadou SAIBOU ADAMOU

La situation de l’école nigérienne défraie la chronique depuis l’état des lieux brossé et les mesures annoncées par le ministre Daouda Mamadou Marthé. Comme contribution à ce débat, Niger Inter a suscité ce décryptage du Pr Amadou SAIBOU ADAMOU enseignant chercheur et chef du département français de l’Ecole Normale Supérieure à l’Université de Niamey. 

Niger Inter : Le malaise de l’école nigérienne défraie la chronique. Le ministre de l’enseignement primaire, de l’alphabétisation, de la promotion des langues nationales et de l’éducation civique M. Daouda Mamadou Marthé vient, dans un point de presse, d’exposer les problèmes de notre école et comment le gouvernement  entend y remédier. Comme enseignant, vous connaissez bien cette école, du primaire à l’Université ; alors quelle est votre observation sur la situation de l’école au Niger ?

Dr Amadou SAIBOU ADAMOU: On n’a pas besoin de faire le parcours professionnel que j’ai fait pour se rendre à l’évidence que notre institution scolaire est atteinte. L’école nigérienne actuelle fait l’unanimité contre elle : elle est malade et donc répond (si elle répond) très faiblement aux besoins essentiels du Niger. Cette crise de l’école s’inscrit dans un déséquilibre plus large et plus grave, celui de notre société toute entière qui a perdu ses repères, ses principes de base et qui tresse aujourd’hui une couronne à deux phénomènes interactifs dévastateurs : l’incompétence et l’immoralité. Nous sommes sur une pente raide, attirés par une forte pesanteur ; comme l’attestent tous les vrais ou faux scandales qui animent aujourd’hui notre vie et nos conversations. Si les vertus et les idéaux (ceux de moralité, de justice, d’amour du travail bien fait, de solidarité désintéressée, de responsabilité devant les hommes et devant Dieu, etc.), qui caractérisent l’homme intégral et qui fondent toute société organisée – et dont l’école est un des incubateurs  – ne reprennent pas la direction de notre vie, notre avenir promet d’être un avenir dangereux.

Cela dit, qui, plus que le ministre chargé de l’école, est censé connaître la situation exacte de cette institution et envisager les solutions à même de faire bouger les choses ? De l’intervention du ministre Marthé, s’il faut que j’en parle, je retiens trois choses : la forme de la communication, la raison de cette communication et les solutions envisagées par le ministre.

Je ne m’attarde pas sur la manière dont le ministre s’est adressé aux Nigériens pour leur dire l’état de leur école : elle n’y est pas. La tonalité générale du discours – surtout en cette période suffisamment trouble que traverse le secteur de l’éducation – ne pouvait aboutir qu’à ce qu’on entend et voit : l’érection des ressentiments et des protestations des enseignants et de leurs syndicats contre un discours qui, une fois de plus, les culpabilise. Le ton de l’intervention du ministre a été aussi ressenti par beaucoup de Nigériens comme celui d’un père de famille qui vient publiquement verser par terre l’honneur de sa famille.

Les solutions qu’il préconise me paraissent, courtes, carabinées et d’une efficacité peu probante, en tout cas restreinte.

Mais, il ne faut pas qu’on jette le bébé avec l’eau de bain. Le problème que le ministre a tenu a soulevé est réel : l’école de ce pays ne se porte pas bien. Et, sans que les enseignants en constituent l’unique cause, chacun et tous font partie du problème. Il fallait que les autorités parlent de cette situation alarmante ; c’est ce qu’a fait M. Marthé et cela fait son mérite. Il a raison, on doit s’arrêter et s’ajuster. Il reste à problématiser le sujet et à chercher des réponses appropriées au problème, en se fondant sur une démarche méthodique, sereine, instrumentée, consensuelle et qui vise des effets réels sur ce système éducatif formidablement grabataire.

Niger Inter : Le ministre Marthé avait mis en avant la baisse de niveau des enseignants et envisage une évaluation générale des 72 000 enseignants du primaire. Comment expliquez-vous cet état des lieux ?

Dr Amadou SAIBOU ADAMOU: Je viens de le dire,  les enseignants ne sont pas tout le problème, ils en constituent la partie. Le niveau académique et pédagogique actuel de la plupart des enseignants est sincèrement… pitoyable. On imagine donc aisément les prestations qu’ils peuvent offrir. Mais, je ne place pas ces enseignants là où on a tendance à les placer. Même s’ils représentent des auxiliaires prédestinés de ce qui ronge notre institution scolaire,  ils ne sont pas la cause réelle de ce qui lui arrive. Ils en sont plutôt, pour leur écrasante majorité, les victimes. Tout le monde sait que les enseignants d’aujourd’hui étaient les élèves d’hier dont le futur a été tracé par les programmes d’ajustement structurel (PAS), la fermeture des internats, l’enseignement à double flux, la mise à la retraite des enseignants expérimentés, l’injection industrielle dans un système éducatif, déjà malade, d’enseignants « volontaires » et contractuels sans formation,  les nombreuses et incessantes manipulations politiciennes des enseignants, des élèves et parfois  des ressources allouées à l’école. Pendant combien d’années nous nous sommes attelé à « sauver l’année scolaire » de nos enfants, c’est-à-dire à conduire ces derniers aux examens après qu’ils aient passé 6 à 7 mois sur les 9 que compte l’année scolaire dans la rue ?  Notre courte vue, notre inconscience et notre inconséquence ne nous ont pas permis de voir le bâton qui, dans tous les cas, allait nous revenir en plein visage. Il n’y a pas d’actes gratuits, tout se paie, maintenant ou plus tard. Nous payons nos errements !

Oui, le niveau de la plupart des enseignants aujourd’hui laisse à désirer et il est temps d’en connaître la mesure réelle. Pour y envisager une remédiation. C’est urgent ! Et cela passe par une évaluation diagnostique. Cette évaluation doit-elle être « commando », comme le décide le ministère ? C’est faisable, mais est-ce efficace ? Mon avis est que cela ne peut être au maximum qu’un pis-aller. Si cette nécessaire évaluation doit se faire, elle doit l’être dans le cadre du dispositif existant déjà et, avant tout, dans un esprit apaisé.

Niger Inter : La perspective du ministre Marthé c’est également le passage obligé à l’école normale, ce qui constitue l’ordre normal des choses en ce sens qu’avant, on envoyait les meilleurs élèves au cours normal. Avez-vous un commentaire sur ce retour à l’orthodoxie ?

Dr Amadou SAIBOU ADAMOU: L’idée de former les enseignants dans une école normale d’instituteur (ENI) ne peut être contestée par personne. Il faut non seulement le faire pour assurer la formation initiale des débutants, mais prendre en charge le recyclage en masse de ce grand nombre d’enseignants non formés au métier. Mais d’idée d’envoyer les meilleurs élèves à l’ENI me semble sincèrement anachronique et pas réaliste. Cela relève de la nostalgie. La vérité est que le métier d’enseignant au Niger est, depuis plusieurs décennies, réservé aux fils de pauvres et aux nécessiteux. A moins que les conditions de vie et de travail des enseignants ne connaissent une miraculeuse amélioration, ce métier n’attirera que ces catégories de Nigériens que je viens de mentionner et, à la limite, quelques Don Quichotte aux idéaux têtus. Gardons donc les pieds sur terre.

Remarquons par ailleurs que les ENI ne peuvent à elles seules assurer la formation de l’effectif actuel des enseignants de notre pays. Il faut donc redonner sens et vie au dispositif de formation continue qui existe. Les cellules d’animation pédagogique (CAPED) et les mini-CAPED doivent connaître une nouvelle vie. L’encadrement de proximité, celui des directeurs d’écoles, des conseillers pédagogiques et des inspecteurs, doit s’accentuer avec des ambitions et des moyens réels et réalistes.

Niger Inter : Le Pr Djibo Hamani disait de l’école actuelle de ne pas être une école nigérienne car, estime-t-il cette école fait peu de cas de son contexte. En tant qu’enseignant chercheur quelle appréciation faites-vous de cette affirmation du Pr Djibo ?

Dr Amadou SAIBOU ADAMOU: Il a aussi dit, à une autre occasion, que nous qui sommes allés à cette école sans ancrage culturel solide, sommes des chauves-souris. Nous n’avons les caractéristiques ni des souris, ni des oiseaux ordinaires, ni des autres bêtes mammifères. Cette métaphore dit long sur ce que notre école propose comme produits humains. Nous sommes des hybrides, parfois même des monstres qui, sous des oripeaux d’intellectuels (et de démocrates sincères), manifestent le plus vil des comportements. Le plus grand tort de notre système est qu’il a substitué à l’âme de notre peuple les fictions venues d’ailleurs. De telle sorte que comme dirait feu Professeur Ki-Zerbo, nous dormons sur la natte des autres. Nos propres rêves et initiatives ne nous appartiennent plus ; ils ne portent plus sur ce désert qui nous mange chaque année, ni sur les eaux de surface qui s’évaporent, ni sur nos arbres qui s’assèchent, ni sur nos savoirs endogènes qui se perdent, ni sur nos cœurs qui s’endurcissent, ni sur notre dignité individuelle et collective qui s’effrite, ni sur nos enfants qui divaguent faute de sens…

Niger Inter : Le paradoxe c’est que le pays dispose d’une loi d’orientation du système éducatif national (LOSEN). Faut-il selon vous revoir cette loi ?

Dr Amadou SAIBOU ADAMOU: C’est vrai, cette loi existe depuis 1998. Elle stipule même dans son article 12 je crois que « la politique éducative nigérienne a pour finalité l’édification d’un système d’éducation capable de mieux valoriser les ressources humaines en vue d’un développement économique, social et culturel harmonieux du pays ». L’intention est belle. Mais, la LOSEN, comme bon nombre de nos textes (en premier notre constitution) et comme nos comportements actuels, est redevable d’un ordre social bien lointain qui continue à impacter notre vie : c’est celui d’une société traditionnelle atteinte dans ses principes et ses méthodes et qui a naturellement craqué notamment sous les coups de la colonisation. Nous avons perdu quelque chose d’humainement fondamental, que nous n’arrivons toujours pas à retrouver : l’âme de notre peuple. L’école que nous a amenée la colonisation s’est installée dans ce vide. Et, depuis plus d’un siècle qu’elle est là, elle fonctionne comme une mauvaise greffe. Nous n’arrivons pas à l’irriguer de notre génie propre (puisque nous avons perdu les traces mêmes de ce génie) en vue d’en tirer les moyens de nourrir notre sol et notre temps.

De 1898, où dit-on elle a été implantée dans notre pays, à aujourd’hui, cette école ne nous a jamais réellement appartenue. Orientée vers les besoins du colonisateur jusqu’en 1960, elle a été laissée pour compte par les PAS au cours des années 1980. Récupérée (dans son financement, son orientation et sa gestion) par la finance mondiale avec l’initiative de Jomtien « Education pour tous » (EPT) pendant les années 1990, par l’initiative de Dakar de 2000 portant sur les OMD (Objectifs du millénaire pour le développement) et récemment par celle portant sur les objectifs de développement durable (ODD), notre école est extravertie, à l’instar de la quasi-totalité des écoles africaines. D’inspiration et de vocation coloniales, elle est passée aux mains d’un système libéral puis néo-libéral sur lequel nous n’avons aucune prise. La seule période où l’école a failli se réconcilier avec la société nigérienne est celle des années 1970 où une Commission Nationale de Réforme de l’Enseignement avait été mise en place. Elle a juste eu le temps d’essayer de mettre les langues nationales dans le système éducatif (écoles expérimentales) et de penser à une révision des contenus à enseigner. Les difficultés socio-économiques et, on peut s’en douter, les pressions de tous genres ont eu raison de l’initiative.

Mais, aujourd’hui, s’il est franchement difficile pour nous de nous émanciper d’un système politico-économique qui s’est imposé  au monde entier, il me paraît déplorable que nous manquons de provisions et d’élan pour nous organiser à réinterroger notre mémoire, à y extraire ce feu qui s’est enfoui dans les replis de l’histoire ; ce feu – j’en suis convaincu – qui est encore vivant. Ce que je dis se justifie, entre autres, par le fait de l’inexistence, à l’heure actuelle, de vrais pouls nationaux d’expertise en matière d’éducation et par le bricolage dans la formulation des politiques nationales d’éducation et de formation, d’élaboration des programmes d’études, etc.

Ce que je veux dire, pour me résumer, c’est que les politiques éducatives nationales actuelles se reconnaissent plus dans la spatialisation mondiale de l’éducation (symbolisée par la fixation des objectifs de scolarisation et la gestion néo-libérale des systèmes d’éducation) que dans la fabrique d’une école portant les identités et les ambitions de ceux qui vivent, au XXIème siècle, dans cet espace socio-culturel appelé Niger.

Niger Inter : Comment justement sauver ce qui peut l’être du système éducatif nigérien ?

Dr Amadou Saibou Adamou : Je me répète, le cours actuel de notre institution scolaire n’augure rien qui ressemble au meilleur… ou du moins, il conduit notre futur (c’est-à-dire le présent de nos enfants et petits-enfants) au chaos. Les contenus d’enseignement, les méthodes, leurs résultats, surtout le manque de sens et de finalités adaptés à notre être ne nous suggèrent pas de penser autrement.

Ce constat fait, il faut aussi dire que si ce discours de lamentation se fait entendre presque partout au Niger aujourd’hui, nous devons veiller à ce qu’il ne prenne pas le dessus sur les initiatives, qu’il n’arrive pas à nous anesthésier. Si nous pensons qu’il y a urgence à agir pour arrêter la descente aux enfers de notre école, c’est que nous avons déjà refusé de désespérer. «Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve », a dit Hölderlin. Et en tant que musulmans, vous savez que le Coran nous invite à ne jamais désespérer.

Il y  a, du reste, une certaine vitalité du côté de la société dite civile qui est porteuse d’optimisme pour l’avenir. Je vous donne trois exemples récents que cette société civile a montrés : 1- ces derniers temps, vous avez constaté qu’une grande majorité des syndicats des enseignants du Niger se sont unis pour faire face aux contingences qu’ils vivent ; 2- j’ai entendu un des dirigeants de l’USN dire que les étudiants se démarquent désormais de certaines formes violentes de revendications ; 3- enfin, j’ai vu, comme beaucoup de Nigériens, avec l’initiative SAHEL-INNOV, ce qu’une jeunesse éduquée et consciente peut faire avec son savoir.

Ces trois exemples constituent une symbolique forte de ce que peut augurer une bonne chaîne éducative : des enseignants décidés, des apprenants volontaires et des résultats palpables d’un savoir maîtrisé.

Encore faudrait-il que les enseignants ne se contentent pas de réactions purement alimentaires pour se constituer en un pouvoir d’introspection, de prospections, d’analyse, de propositions et d’engagement, un pouvoir qui renforcera leur image et celle d’une profession fondamentale (la leur) en permanente évolution. Il faudrait aussi que les élèves et étudiants, tout en maintenant une grande vigilance, ne sacrifient pas sur l’autel des revendications ce qui est leur raison : apprendre. Enfin, j’espère que les initiateurs du SAHEL-INNOV ne se satisfont pas, comme des conservateurs de musées, d’objets exposés à la curiosité des visiteurs ; qu’ils pousseront, avec persévérance et dans un élan de solidarité entre tous les créateurs, ils pousseront, dis-je, les décideurs à faire aboutir leurs initiatives pour booster notre économie.

C’est dire que notre école peut être source d’espérance et même de progrès. Elle peut tenir les promesses jusque-là voilées par son inertie et par l’anomie de notre société.

L’Etat bien sûr doit jouer un rôle important dans cette émergence. Pour cela, il doit tout faire pour transformer les malaises, les insatisfactions, les révoltes, les découragements actuels en problèmes, qu’il faut poser et résoudre avec méthode. Dans un esprit consensuel. Une action collective est toujours le signe d’une certaine cohérence et d’une prise sur les phénomènes les plus complexes et même les plus compliqués.

Propos recueillis par Elh. Mahamadou Souleymane