Mounkaïla Abdo Laouali SERKI, Maître de Conférences en Philosophie

Comprendre l’art et sa philosophie…

L’esthétique, « science du beau » ou « critique du goût », est une discipline de la philosophie ayant pour objet les perceptions, les sens, le beau (dans la nature ou l’art), ou exclusivement ce qui se rapporte au concept de l’art. Pour mieux comprendre la philosophie de l’art, Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki, chercheur émérite dans ce domaine, a bien voulu nous accorder cet entretien. Ce professeur d’esthétique à l’Université Abdou Moumouni de Niamey décrypte rigoureusement dans cette interview fleuve le beau, l’imagination, l’art et ses fonctions, la place de l’art africain dans l’esthétique contemporaine, comment valoriser l’art et les artistes au Niger et bien d’autres aspects sur la philosophie de l’art.

Niger Inter : Présentez-vous à nos lecteurs.

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Je suis présentement enseignant-chercheur au Département de Philosophie (devenu Département de Philosophie, Culture et Communication en 2012) de l’Université Abdou Moumouni (UAM) de Niamey depuis le 1er octobre 2000.

J’exerce les fonctions actuelles suivantes : Maître de Conférences (CAMES) en Philosophie ; Conseiller en Communication du Recteur de l’UAM ; Membre du Conseil scientifique de l’UAM ; Chef du Département de Philosophie, Culture et Communication ; Directeur du Laboratoire d’Etude et de Recherche en Philosophie, Culture, Communication et Société (LERPHICCS) ; Responsable de la Formation doctorale de Philosophie à l’UAM ; Responsable du Master de Philosophie à l’Université de Zinder ; Directeur de publication de deux (2) revues scientifiques : Nazari, revue africaine de philosophie et de sciences sociales (UAM) et Territoires, Sociétés et Environnement (Université de Zinder) ; Conseiller municipal à la Commune rurale de Wacha (Département de Magaria).

Par le passé, j’ai aussi assumé des responsabilités syndicales au niveau de l’Union des Etudiants Nigériens à l’Université de Niamey (UENUN), de l’Union des Scolaires Nigériens à Dakar (USND) et du Syndicat National des Enseignants et Chercheurs du Supérieur (SNECS).

Niger Inter : Vous êtes titulaire d’un Bac scientifique (Série D), comment expliquez-vous votre penchant pour les études littéraires et notamment pour la philosophie ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Pour la petite histoire et aussi curieux que cela soit, depuis mon orientation en classe de Seconde C après le BEPC, j’ai toujours cherché à être transféré en série A et c’est l’Administration de l’Ecole Normale de Zinder qui avait refusé (pour des raisons qui lui étaient propres) d’accéder à cette demande que j’ai réitérée en Première et même en année de Terminale. Mais avec le recul, je constate que Dieu m’avait fait le meilleur choix.

Pour répondre plus directement à votre question, après le Bac D que j’ai obtenu en 1991 avec la mention Assez Bien, j’ai été logiquement orienté en Médecine vétérinaire (c’était mon premier choix). Mais il se trouve que cette année-là on ne devait pas aller directement à l’Ecole Inter-Etats de Sciences et de Médecine vétérinaires (EISMV) de Dakar puisqu’il nous fallait d’abord préparer sur deux (2) ans le Diplôme Universitaire d’Etudes Scientifiques (DUES) en Chimie-Biologie-Géologie (CBG) à l’UAM.

En octobre 1991, j’ai donc dû m’inscrire en CBG à la Faculté des Sciences. Mais depuis la classe de Première, j’ai eu un déclic et un goût prononcé pour la Philosophie, ce dont je ne m’étais jamais départi nonobstant le fait que j’étais en Série D (Mathématiques-Sciences naturelles).

En effet, comme beaucoup de jeunes adolescents, j’étais susceptible d’être marqué, dans le bon ou dans le mauvais sens, par la façon dont un enseignant dispense ses cours. A partir de là, selon la façon dont on perçoit et reçoit le message de celui qui l’enseigne, on peut à jamais aimer ou détester une matière.

En ce qui me concerne, en Première D et en Terminale D j’ai eu la chance d’avoir un professeur de Philosophie dont la rigueur et la maîtrise du domaine forçaient l’admiration de ses élèves et m’avaient positivement marqué. N’ayant alors pas encore fini de chercher mes modèles professionnels, j’avais décidé de tout faire pour lui ressembler. Je ne sais pas si j’y suis parvenu !

Ce professeur n’est autre que Monsieur Hama Adamou Souley, actuellement Directeur de Cabinet Adjoint en second du Président de la République. Il m’avait par la suite retrouvé à Dakar quand il y était allé pour faire ses études de 3ème cycle, lui qui avait si bien su me transmettre le goût de la Philosophie. Pour lui rendre hommage, je lui ai d’ailleurs dédié, à côté de mes parents, tous mes travaux académiques (mémoires et thèses), ainsi que les trois (3) livres de philosophie que j’ai publiés à ce jour. Je ne lui serais jamais assez reconnaissant.

Toujours est-il que pendant les congés de Noël 1991, j’étais parti déposer une demande de réorientation au Ministère de l’Enseignement Supérieur. Ma demande ayant reçu un avis favorable, c’est ainsi que j’avais « atterri » en Philosophie à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines en janvier 1992, après donc presque trois (3) mois passés en CBG à la Faculté des Sciences.

Je me souviens qu’à l’époque certains de mes amis me raillaient et se demandaient ce qui a bien pu me passer par la tête pour opérer un tel virage ! Mais comme vous pouvez l’imaginer, je ne regrette rien. Bien au contraire, je remercie Dieu de m’avoir permis ce changement de perspective car plus que jamais, je reste convaincu que la philosophie est la mère et la reine des sciences. Quelque chose d’important aurait sûrement manqué à mon existence si je m’étais engagé dans des études autres que celles de la philosophie.

Niger Inter : Vous êtes auteur d’un mémoire de maîtrise sur le thème Marxisme et art (1997), d’un mémoire de DEA sur La théorie esthétique de Walter Benjamin (1998) et d’une thèse de doctorat 3ème cycle sur L’expérience esthétique soutenue le 31 aout 2000 à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Alors qu’est-ce que l’art selon vous ?

Rencontres Philosophiques Internationales Francophones de Yaoundé (Cameroun)

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Comme vous venez de le rappeler, j’ai effectivement fait tous mes travaux académiques de recherche sur des problématiques liées à l’art. Il serait cependant trop prétentieux de ma part de vouloir donner une définition stricte et statique de ce que serait l’art. Pour faire simple, ce qu’il est convenu d’appeler art aura mis beaucoup de temps à se différencier nettement des autres domaines de l’activité humaine. Le processus de son autonomisation fut des plus lents, et ce qui le montre bien, c’est que quelques acceptions anciennes du mot « art » subsistent encore dans le langage courant. On est dès lors tenté de se demander jusqu’où il est possible de situer cette différenciation, quand on sait que dans des expressions comme « arts et métiers », « l’artistique et le naturel » ou « la politique est un art », « art » signifie respectivement « artisanat », « artifice » et « technique ».

L’artificiel n’est donc pas l’artistique ; l’artefact et l’œuvre d’art ne sont pas interchangeables. C’est dans ce sens qu’Erwin Panofsky dit de l’œuvre d’art qu’elle est « un objet créé de main d’homme qui sollicite une perception d’ordre esthétique ». En d’autres termes, suivant cette définition, l’œuvre d’art est certes un artefact, mais d’un genre tout particulier, car requérant un type précis de perception sur lequel nous nous appesantirons plus loin.

À la différence de l’industrie tel que ce terme est ordinairement compris, la création artistique donne essentiellement naissance à des objets dont l’avènement – et non l’utilité – est l’unique fin. C’est dire que les nombreux usages pratiques qu’il permet ne lui sont en rien constitutifs. Selon Etienne Souriau, « les arts, ce sont, parmi les activités humaines, celles qui sont expressément et intentionnellement fabricatrices de choses, ou plus généralement d’êtres singuliers, dont l’existence est leur fin. »

Le véritable artiste c’est dès lors le concepteur plutôt que le facteur, celui qui sait montrer comment créer une œuvre d’art ou, comme le note Pascal Dumont, celui qui indique la façon de produire des lunettes, faire apparaître l’arc-en-ciel, construire les courbes, etc., plutôt que le technicien qui les réalise effectivement. Bref, le théoricien a le primat sur le praticien, Descartes sur Ferrier qui taillait des verres sur la base de ses calculs, ou encore Raphaël sur ses assistants.

Le rapport de l’art à la technique a donc un fondement historique. Pour Jean Molino par exemple, jusqu’à la Renaissance italienne au moins il était question de « l’artiste-homme de science », cette dernière (la science) pouvant être comprise, en un certain sens, comme ce dont la technique est à l’application. La technique a donc toujours exercé son emprise sur la sphère artistique qui en est historiquement issue.

Une telle ambiguïté trouve ses sources dans l’Antiquité grecque, où le même terme de technè servait aussi bien à dire « métier » que « art », désignant ainsi à la fois le travail de l’artisan et celui de l’artiste. L’extension du concept était donc très large, puisque comprenant tout ce qui ne relève pas de la nature : la gymnastique, la médecine, les sciences, la politique, etc., étaient subsumées sous ce concept fourre-tout.

Si définir une entité signifie non pas dire tout ce que celle-ci peut être, mais bien souligner tout ce qu’elle ne peut pas ne pas être, une telle démarche semble difficilement applicable à l’art aujourd’hui. N’importe quel objet peut être transfiguré et en quelque sorte baptisé pour recevoir l’étiquette « art ». De nos jours on peut parler d’art si l’une au moins des trois conditions suivantes est remplie : l’existence d’un objet produit par un créateur de renom ; la reconnaissance de cet objet comme artistique par les experts ou les institutions agréées ; la consécration du public. Ce glissement sémantique est symptomatique du profond malaise qui affecte la sphère de l’art.

Niger Inter : L’art est le propre de l’homme, dit-on. L’art, c’est la quête du beau, alors qu’est-ce que le beau ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Je remarque que le besoin de beauté est un besoin universel, nous y aspirons tous, dans notre vie de tous les jours, du berceau à la tombe, sur notre corps, dans notre esprit, à la maison, en ville, dans les champs, au bureau, au restaurant, à l’école, dans les lieux de culte (église, mosquée, etc.). Partout, nous avons besoin de soins particuliers qu’on peut directement rattacher au souci de beauté.

Après cette considération d’ordre général sur laquelle il ne sied pas de s’appesantir outre mesure ici, je note que, perceptible tant dans des formes naturelles que dans des objets plutôt destinés à un usage pratique, mais avant tout dans des œuvres d’art explicitement destinées à cet effet, le beau permet de révéler et de juger les phénomènes incarnant un certain idéal esthétique et qui ont cette propriété singulière de donner lieu à un plaisir esthétique, par le biais de la vue et de l’ouïe. Selon Etienne Souriau, le beau n’est rien d’autre que « l’impression que fait sur nous, pour le sentiment dans son ensemble, la parfaite réussite de l’art en ses tâches ».

La catégorie esthétique de beau est employée pour désigner ce qui suscite le plaisir désintéressé des seules fonctions perceptives et l’admiration du sujet contemplateur. C’est du reste essentiellement du point de vue de ce dernier qu’il convient de parler de beauté, ce qui, aujourd’hui, pose avec une acuité particulière, l’épineux problème des rapports du beau et de l’utile : le beau doit-il et peut-il servir à quelque chose d’autre que le seul plaisir de la vue et de l’ouïe ?

Niger Inter : L’art appelle à l’imagination et à la sensibilité. On dit que « les gouts et les couleurs ne se discutent pas », alors comment une œuvre d’art peut-elle prétendre à l’universalité ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : L’appréciation esthétique d’une œuvre d’art, en d’autres termes le jugement qu’on peut porter sur une œuvre contemplée peut légitimement prétendre à l’universalité. Mais il faut savoir que le jugement esthétique n’est ni un jugement de préférence, ni un jugement sur l’utile, ni un jugement sur l’agréable.

Certes, il n’existe pas de relation de déterminisme entre un quelconque objet et ce qui serait sa beauté. Mais si les sujets contemplateurs arrivent à s’efforcer de se départir de tout intérêt dans l’appréciation de la chose contemplée, il est possible qu’ils s’entendent sur la beauté ou non de l’objet. Surtout que, à en croire Kant, nous disposons tous, en tant que nous sommes précisément des humains, d’un sens commun esthétique, dans un sens comparable à celui où pour Descartes chaque homme dispose du bon sens.

En effet, dans l’optique kantienne, le jugement esthétique est synthétique a priori. Cet a priori réside précisément dans le sens commun esthétique. Simple norme idéale, « il ne dit pas que chacun admettra notre jugement, mais que chacun doit l’admettre ». C’est un jugement désintéressé (qualité), universel (quantité) même s’il est sans concept, d’une finalité sans fin spécifique (relation) et nécessaire (modalité) bien que cette nécessité soit subjective. Retenons en somme que contrairement aux apparences, le jugement esthétique est dit synthétique dans la mesure où du concept de rose, je ne peux par exemple déduire sa beauté : c’est bien mon jugement de goût qui fait la synthèse entre le sujet (rose) et le prédicat (belle). Il est enfin appelé a priori en ce qu’il postule l’existence d’un sens commun, c’est-à-dire d’une intersubjectivité non démontrable empiriquement.

Niger Inter : On parle également de « canons de beauté », n’est-ce pas de la subjectivité ou de la prétention que de vouloir déterminer les critères de la beauté ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Une œuvre peut de nos jours être dite belle si elle est acceptée et/ou goûtée comme telle. Les autres considérations importent peu. Dans l’évaluation, ce qui est mis en avant, c’est surtout la perception du sujet et non une quelconque qualité inhérente à l’objet contemplé. Au bout du compte, il convient de reconnaître que c’est le fait d’éprouver une émotion esthétique devant un objet qui nous amène à estimer que nous avons affaire à une œuvre belle.

S’il est certes difficile de définir l’émotion esthétique avec précision, on peut toutefois la caractériser par une attraction du sujet pour l’objet perçu. On est comme envoûté par ce dernier au point de l’isoler du reste du monde, de le considérer en et pour lui-même. Les déterminations sensibles de l’objet deviennent dès lors la fin propre de notre perception. Comme l’affirme à juste titre Denis Huisman, « le seul critère de l’art, c’est l’extase. Là où la joie a manqué, l’art est manqué ».

Niger Inter : A partir du 18ème siècle, on parle de « beaux-arts », vous qui aviez étudié l’art contemporain qu’en est-il de la classification des arts aujourd’hui ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Il y a des écueils évidents liés à une approche globalisante et conceptuelle de l’art. Est-il dès lors possible d’avoir un quelconque repère dans un contexte où la dilution du particulier dans l’universel, où donc une généralisation abusive, véritable obstacle épistémologique, pour reprendre les termes de Gaston Bachelard, menace de rendre inopérante toute tentative d’examen approfondi ? L’art est-il en fait de nature à se laisser systématiser de la sorte ?

C’est en ces termes, me semble-t-il, que se pose le problème de la classification des arts du beau. A la suite de Hegel et de Souriau, la classification suivante peut être admise aujourd’hui :

1er art : l’architecture

2ème art : la sculpture

3ème art : la peinture

4ème art : la musique

5ème art : la poésie

6ème art : les arts de la scène (danse, mime, théâtre, cirque, etc.)

7ème art : le cinéma

8ème art : les arts médiatiques

9ème art : la bande dessinée

10ème art : les arts numériques.

Niger Inter : Vous êtes auteur de « L’art au service de la patrie : Création artistique et engagement citoyen chez Oumarou Hadary ». A travers cet article pouvez-vous nous dire les différentes fonctions de l’art et par conséquent de l’artiste ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Les artistes sont de véritables ingénieurs des âmes qu’ils peuvent tourner dans un sens ou dans un autre, grâce à leur magie du son, de la lumière, des couleurs, etc. Ils exercent par ce biais une activité éminemment sociale et politique et disposent ainsi de l’extraordinaire pouvoir de consolider comme de saper les fondements de la société, de pacifier les rapports sociaux comme d’œuvrer à la désintégration sociale.

Pour éviter que ce pouvoir ne soit employé à mauvais escient, pour parer à toute éventualité, il importe alors d’avoir un œil vigilant là-dessus, sans toutefois aller jusqu’à une censure systématique (ce qui serait dommageable à la création artistique). C’est ainsi, et ainsi seulement que l’art pourra contribuer à réguler la société car en tant que tout, en tant que synthèse, il est une matrice qui résume la société. Pour mieux dire, il est un signe de l’état de la société à la transformation de laquelle il peut donc œuvrer de manière tout à fait pertinente. La gestion de la sphère de l’art, en raison même de ce caractère extrêmement sensible et vital pour la paix sociale, ne peut être confiée au premier venu.

Mais le possible engagement des artistes ne doit point consister en une inféodation aveugle à telle ou telle autre structure politique. Ce serait un reniement pur et simple, une négation de la nécessaire liberté de création, liberté s’inscrivant somme toute dans un cadre plus ou moins formel et organisé. Capables du meilleur comme du pire – raison pour laquelle Platon préconise qu’ils soient exclus de la Cité après avoir tout de même été décorés – les artistes ont besoin d’être quelque peu encadrés et soutenus sans être bridés dans leur élan créateur. Tel est le paradoxe de l’art.

Au-delà de l’incontestable valeur esthétique qu’elles présentent en suscitant un plaisir désintéressé et une sérénité apaisante, les œuvres d’art ne sont pas moins pourvues de fonctions extra-esthétiques. Selon les occurrences, l’art est en mesure de jouer un rôle magico-religieux, communicationnel, politique, social, didactique, voire thérapeutique. A ce niveau, il est assez significatif de voir qu’au fond certaines cérémonies de « bori » ou « folley », se fondant sur une musique apaisante (le violon y jouant un rôle déterminant), vise à relâcher des tensions psychologiques pour restaurer un équilibre rompu.

C’est dire que par le truchement des chants, des danses, des poèmes, des tableaux, des pièces de théâtres, des ballets, des statuettes, etc., les artistes se rendent utiles à la communauté en sensibilisant ou en alertant les peuples et leurs dirigeants.

Niger Inter : Vous êtes également auteur du texte « Art et politique au Niger » paru dans Arte 21 revue du Centre Universitaire des Beaux-Arts de São Paolo au Brésil. Selon vous, l’artiste sous l’Etat démocratique au Niger est-il resté fidèle à ses fonctions traditionnelles ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Les années ayant précédé l’indépendance du Niger furent, comme vous le savez, une période d’effervescence politique avec la création des partis politiques dont les plus emblématiques demeurent le PPN-RDA et le SAWABA qui se livraient une lutte sans merci. Cette période a aussi constitué un terrain d’expérimentation, voire un véritable laboratoire d’assujettissement de l’art au politique.

Certains artistes, peut-être attirés plus par l’appât du gain et la notoriété que par autre chose, s’étaient empressés, avec un zèle démesuré qui frisait parfois le ridicule, de se mettre au service des nouveaux leaders politiques, allant parfois jusqu’à tourner le dos aux familles princières auxquelles ils ont pourtant été liés pendant si longtemps. Analysant la situation particulière du griot, Mahaman Garba y voit l’origine de « la musique de louanges propagandistes adressées aux personnalités politiques et administratives. Le griot est donc mis au service des riches en quête de popularité au détriment des chefs coutumiers. »

On peut dès lors dire que l’avènement de l’Etat moderne a porté un coup sévère à la liberté de création, bien que le pouvoir traditionnel soit également quelque peu porteur de certaines brides qui ne laissent pas totalement libre cours à une création autonome, en tout cas pas comme cela transparaîtrait dans la théorie de l’art pour l’art. Tout se passe comme si, dans les combats politiques, l’art était instrumentalisé, comme si on lui assignait donc des fins autres qu’esthétiques. Il est à ce titre particulièrement significatif de noter les luttes que, par artistes interposés, c’est-à-dire presque par procuration, que les partis politiques PPN-RDA et SAWABA ont menées, surtout entre 1958 et 1974. Les chanteurs Hassan Madaoua pour le PPN-RDA et Garban Bojo pour le SAWABA sont une illustration parfaite de ce duel politique dans lequel les artistes ont joué un rôle qui est loin d’être négligeable.

Cette pratique malsaine, qui a consisté à faire de l’art un outil de propagande servile, les créateurs se soumettant alors pieds et poings liés aux desideratas d’une mouvance politique donnée, a fini par instaurer une sorte de culture de la médiocrité sur le plan de la qualité esthétique des œuvres. En ce sens, Alphonse Tierou a raison de dire que « politiser la musique, ou en faire un moyen de vanter le pouvoir ou une arme idéologique, c’est tuer à jamais la liberté, la spontanéité du génie artistique et l’authenticité. » C’est dire que le zèle et le culte de la personnalité, sans l’exclure ipso facto, ne font pas nécessairement bon ménage avec le souci de la qualité.

Le régime d’exception du CMS va se lancer dans un programme d’ampleur inédite de construction d’infrastructures dans tous les centres urbains. Cette volonté politique clairement affichée par les autorités militaires dans la construction d’infrastructures culturelles idoines va très tôt déboucher sur la création de manifestations culturelles de grande envergure au bénéfice des populations, comme pour donner raison à Machiavel qui, parlant précisément du Prince, écrit qu’« il doit en certain temps de l’année ébattre et détenir son peuple en fêtes et jeux », c’est-à-dire qu’il doit, à chaque fois que cela s’avère nécessaire, distraire son peuple au moyen des fêtes et des spectacles.

C’est ainsi que le Championnat national de Lutte traditionnelle et le Festival national de la Jeunesse, manifestations annuelles emblématiques du régime du CMS, vont être institués, respectivement en 1975 et 1976. Si le Festival national de la Jeunesse n’a plus eu lieu depuis l’édition de 2003 tenue à Dosso, en revanche le Championnat national de Lutte traditionnelle – qu’on aurait tort de limiter à une simple manifestation sportive puisqu’il revêt aussi un aspect culturel important – continue, chaque année, de tenir en haleine une bonne partie des populations nigériennes et ce, pendant plus d’une dizaine de jours.

C’est également de cette période que date la première structure gouvernementale explicitement dédiée à la culture puisque le Secrétariat d’Etat à la Présidence chargé de la Jeunesse, des Sports et de la Culture n’a vu le jour que le 3 juin 1975, soit quinze années après l’accession du Niger à l’indépendance. Certes la création artistique – cinémas, théâtre radiophonique ou non, etc. – a été abondamment soutenue par les militaires, mais la tâche était d’autant plus ardue et immense que, selon André Salifou « jusqu’à son indépendance, contrairement à d’autres anciennes colonies françaises tels le Sénégal et la Côte d’Ivoire, le Niger ne se dote ni d’une école de musique, ni d’un centre d’art dramatique par exemple. Sans compter que rien n’est pratiquement entrepris dans ce pays pour améliorer nos arts plastiques. »

A vrai dire, le sort des arts plastiques en particulier est, aujourd’hui encore, malgré l’avènement de la démocratie et de l’Etat de droit, des moins enviables, puisque les manifestations qui y sont consacrées sont quasi-inexistantes, et l’Etat, censé être un acquéreur d’œuvres plastiques, ne donne pas forcément le bon exemple. Cela ne peut du reste encourager les mécènes et autres personnes physiques et morales de bonne volonté.

Les arts du spectacle, singulièrement la musique – qu’elle soit traditionnelle, moderne ou tradi-moderne – semblent avoir plus de bienveillance de la part tant des pouvoirs étatiques que des partis politiques. La raison, c’est qu’ils permettent de sensibiliser et de toucher directement un public cible qui ne comprend pas forcément le sens des œuvres picturales par exemple.

Des artistes comme Dan Kabo sous la 3ème République (1993-1996) Saadou Bori sous la 4ème République (1996-1999), etc., ont contribué à faire connaître, jusque dans les zones les plus reculées du Niger, des personnalités politiques dont l’aura serait autrement insuffisante pour les hisser à la tête de l’Etat : respectivement Mahamane Ousmane et Ibrahim Maïnassara Baré. Assez souvent, dans ce genre de pratique artistique fortement politisée, où l’art ne semble être qu’un prétexte pour faire de la politique, le souci de l’efficacité prend le pas sur les préoccupations de qualité des œuvres produites.

Mais à côté de cette catégorie d’artistes qui ont entièrement mis leur art au service de partis, voire carrément d’hommes politiques, il y en d’autres a qui, sans se résoudre à prendre ainsi ouvertement parti dans les joutes politiques, se sont plutôt investis dans la sensibilisation en vue d’une conscientisation du peuple, contribuant ainsi à une prise de conscience effective des tenants et aboutissants de la paix, du vivre-ensemble et du progrès culturel, social, politique et économique.

Niger Inter : On observe de plus en plus d’engagement politique chez nos artistes. Est-ce une dérive ou l’expression de la citoyenneté selon vous ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Je pense que l’artiste, comme n’importe quel autre citoyen, a pleinement le droit d’être engagé, tout en prenant garde à ce que ledit engagement ne se fasse pas au détriment de la qualité des œuvres qu’il produit. Dans une démocratie responsable, les artistes, les intellectuels et les étudiants constituent, entre autres, des moteurs essentiels du progrès collectif.

C’est dire que la seule chose qu’on pourrait et devrait reprocher à l’artiste c’est de se mettre pieds et poings liés au service du politique, sans aucune considération pour la qualité des œuvres.

Niger Inter : L’Afrique a été considérée depuis Hegel et les anthropologues dits de « cabinet » comme un continent qui n’a rien apporté dans le domaine de la pensée. Quel est l’apport de l’art africain à l’art occidental ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Certes, pendant trop longtemps, notamment durant la période coloniale, les objets d’art africains étaient considérés comme des « fétiches barbares », des « œuvres du démon », des « nègreries », des objets de curiosité, etc., tout au plus bons pour servir de simples documents utilisables par les ethnologues. Des jugements sévères avaient même été formulés à ce sujet par des penseurs considérés comme des figures emblématiques de l’Occident rationaliste. C’est le cas de Hegel, qui reconnaît toutefois la grande qualité de l’architecture de l’Egypte pharaonique par exemple, bien que, dans La raison dans l’histoire, il rattache l’Egypte pharaonique à l’Orient et non à l’Afrique proprement dite.

Même les grands musées occidentaux n’étaient pas en reste dans cette dévalorisation esthétique en partie orchestrée pour justifier l’entreprise coloniale. Masques et statuettes y étaient indistinctement entassés avec toutes sortes d’objets, le but étant de fournir des éléments d’information aux futurs administrateurs. Ces derniers pouvaient en effet difficilement « bien » gouverner les colonies sans une certaine connaissance des us et coutumes des peuples sur lesquels les objets ramenés donnaient des éléments d’information.

Cela rappelle l’arrière-pensée avec laquelle Tempels s’était mis à étudier la pensée des Bantous. Le missionnaire belge visait à percer les mystères de la Weltanschauung bantoue pour finalement pouvoir convertir de façon plus efficace ces populations à la religion du Christ car, avait-il constaté, certains convertis revenaient à leurs pratiques religieuses ancestrales dès lors que survenaient des épidémies ou des grandes catastrophes naturelles. Comme il l’avait lui-même avoué, au fond il voulait donc « rechercher et définir la pensée fondamentale de l’ontologie bantoue, unique clé permettant de pénétrer la pensée des indigènes. » L’enjeu ne consistait nullement à rendre un quelconque service aux Bantous, mais bien à instrumentaliser leur for intérieur pour les canaliser de façon irréversible vers le christianisme.

À l’instar des administrateurs coloniaux pour qui les œuvres de l’art africain étaient donc susceptibles de fournir des renseignements utiles sur les populations cibles, tout comme Tempels dont l’étude de la philosophie chez les Bantous était loin d’être désintéressée, les commerçants européens étaient avant tout intéressés par la maîtrise des goûts et des besoins de leurs futurs clients. D’où certains n’avaient pas hésité à se lancer dans la collecte des œuvres de l’art africain avec l’espoir de pouvoir mieux comprendre les besoins et aspirations pratiques des populations locales.

Dans l’Europe de l’époque, spécialistes et amateurs ne s’étaient surtout familiarisés qu’avec un art décoratif et dont les œuvres étaient le fait d’individus particuliers. A priori, rien ne prédestinait donc les œuvres arrivées, comme par effraction, du continent africain, à faire l’objet d’une contemplation de type esthétique. La chose paraissait même d’autant plus étrange qu’au début de cette aventure de l’art africain en Europe, aucune valeur esthétique réelle n’était spécifiquement reconnue ni par le grand public ni par les milieux scientifiques à ces objets considérés comme exclusivement destinés au culte des ancêtres, à la magie ou encore à la magnification des pouvoirs coutumiers.

À un moment où la colonisation faisait particulièrement rage, les préjugés raciaux étaient loin d’avoir disparu. Les objets d’art étaient souvent pillés et emportés en Europe, mais aussi parfois carrément détruits sur place parce que considérés, aux yeux de certains extrémistes, comme des diableries ou encore des fétiches ou des objets magiques dont il faut le plus rapidement se départir. L’image de cet art était foncièrement négative : « Le XIXe siècle n’a vu dans les sculptures de l’Afrique Noire que des expressions sommaires et grotesques, ne leur concédant, dans les cas les plus favorables, que cette faculté sensuelle dont Gobineau faisait la condition de l’art. Aussi, [lorsque], les peintres les font entrer dans le panthéon esthétique, ils s’opposent non seulement au goût mais à la pensée officielle de leur temps. »

C’est seulement autour de 1907 que quelques peintres et leurs amis se mirent à collectionner, dans un but esthétique, des statues et autres masques introduits en Europe à partir de l’Afrique noire et de l’Océanie. À en croire Maurice de Vlaminck, une œuvre a joué un rôle décisif dans l’avènement de cette révolution esthétique moderne : le masque fang du Gabon reçu en 1905 d’un ami de son père qui, pour faire plaisir à son épouse horrifiée par cet étrange objet, était sur le point de le jeter aux ordures. Vlaminck relate qu’au vu du masque, Derain demeura immobile et sans parole, à telle enseigne qu’il finit par le lui acheter. C’est ainsi que « quand Picasso et Matisse le virent chez Derain, ils furent eux aussi retournés. Dès ce jour, ce fut la chasse à l’art nègre. »

Cette formidable découverte des fonctions esthétiques de l’art africain suivie d’un regain d’intérêt inédit pour les œuvres de cet art, a constitué une occasion inespérée pour l’art occidental de se renouveler et de se revigorer. Laude estime que « ce n’est peut-être pas l’art nègre que les artistes modernes découvrirent au début du siècle mais ce fut probablement l’art moderne qui se découvrit en découvrant l’art nègre. Loin d’être une révélation, l’art nègre apparaitrait comme un révélateur. »

Le problème esthétique que Picasso cherchait à résoudre était de rendre compte du volume sur une surface plane, sans recourir au clair-obscur ! Pour ce faire, l’auteur du célèbre tableau intitulé Les demoiselles d’Avignon (1907) va surtout s’inspirer de deux masques d’Afrique centrale, comme cela apparaît assez clairement sur la partie droite dudit tableau. Ce que cherchait Picasso, ce n’était donc nullement à illustrer ou à faire une quelconque apologie de l’art nègre en et pour lui-même, mais un procédé par lequel il pourrait trouver une réponse adéquate à sa préoccupation esthétique fondamentale. Une boutade illustre d’ailleurs cet état d’esprit : à la question de savoir ce qu’est l’art nègre, le célèbre peintre cubiste aurait en effet répondu qu’il ne le connaît pas. Selon Jean Laude, « Picasso ne s’est pas intéressé à l’art nègre mais à des statuettes ou à des masques africains dont l’origine lui importait peu, qu’il ne considéra que pour eux-mêmes et en fonction de ses propres préoccupations. »

Il y a lieu de souligner qu’avant d’avoir un contact intime avec les statuettes et masques africains, Picasso s’était familiarisé non seulement avec l’art ibérique qui l’a bercé, mais aussi avec des œuvres précolombiennes et aborigènes qui, en l’occurrence, ne lui avaient pas permis de résoudre le problème esthétique sous-jacent aux Demoiselles d’Avignon.

Se pose alors la question de savoir si cette influence a constitué le facteur décisif de l’avènement de la révolution plastique picassienne, ou si elle n’en a été qu’un simple catalyseur : « L’emprunt ne serait-il qu’une sorte d’élément chimique qui précipite une solution ? Ou bien déterminerait-il réellement la mutation d’un système ou la conversion à un autre système ? » À ces interrogations essentielles, la réponse ne va pas forcément de soi. Depuis peu, Picasso était en effet devenu un collectionneur passionné de statuettes et de masques africains qu’il utilisera d’ailleurs pour des objectifs parfois radicalement différents. C’est par exemple le cas lorsqu’en 1908 il se servit des statuettes senoufo pour donner une apparence sculpturale à ses représentations, usant ici du clair-obscur dont il ne voulait pourtant pas au moment de la création des Demoiselles d’Avignon.

Les objets collectionnés par Picasso l’intéressaient d’autant plus qu’ils ne se limitaient pas à restituer mécaniquement les impressions visuelles, mais rendaient intelligemment compte de la vision que leurs créateurs avaient de l’objet à représenter. Contrairement aux idées reçues, les statuettes africaines étaient à l’évidence loin de n’être que figuratives puisqu’elles présentaient manifestement des traits tout à fait abstraits. L’art nègre de cette époque n’était donc ni imitatif ni descriptif, bien qu’il ne fût pas dénué d’un certain réalisme dans la mesure où, comme le dit Jean Laude, « il vise toujours une réalité identifiable et ressentie comme telle par les intéressés. »

À vrai dire, Picasso n’était qu’un exemple illustratif d’artiste européen – il était loin d’être le seul, ni même un cas isolé – ayant contribué, durant la première moitié du XXème siècle, à susciter un intérêt inédit pour l’art africain en particulier, pour la statuaire africaine. Outre le cubisme dont il est, à plus d’un titre, sinon le fondateur, tout au moins la figure emblématique puisqu’il lui a donné une aura inédite, d’autres mouvements, pas seulement artistiques, mais aussi littéraires, s’en étaient largement inspirés : il s’agit, pour ne citer que les plus en vogue à l’époque, du surréalisme, du fauvisme et de l’expressionnisme, etc.

C’est dire que les masques et les statues africains avaient joué un rôle important dans l’évolution de la création artistique et de la réflexion théorique en ce qu’elles ont surtout impulsé l’avènement de la révolution plastique du début du XXe siècle.

Niger Inter : Il est reproché aux artistes africains de produire pour la « jouissance esthétique » des Occidentaux. Quel est l’impact de cette vision mercantiliste sur la création artistique en Afrique ?

Symposium sur les Etats-Unis d'Afrique, Dakar
Symposium sur les Etats-Unis d’Afrique, Dakar

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Avec la marchandisation de l’art aujourd’hui devenue la règle, l’œuvre considérée comme la « meilleure » n’est plus forcément celle d’un soi-disant génie ou d’un quelconque artiste dit de talent, mais, bien plus, celle qui est capable de rapporter le plus gros, celle qui se vend le plus cher, permettant aux nombreux acteurs de la chaîne – créateurs, négociants, galeristes, collectionneurs, investisseurs, etc. – de pouvoir « tirer leur épingle du jeu ». Le mouvement inflationniste, c’est-à-dire cette énorme réappréciation du prix des œuvres d’art avait commencé avec la revalorisation des peintures impressionnistes et modernes antérieurement jugées sans véritable intérêt. C’est que l’art a acquis entre temps, en plus de sa traditionnelle dimension idéologique et politique, un nouveau pouvoir, celui de faire fructifier l’investissement.

La décennie 1970 marquera à ce titre un tournant, en ce que l’œuvre sera désormais considérée comme un placement sûr. Subitement, des œuvres jusque-là marginales se retrouvèrent au centre de marchandages sans précédent : « L’aventure solitaire et magique de créateurs géniaux intéresse maintenant banques, fonds de retraite, compagnies d’assurances ! Quel retournement ! », devait à juste titre s’exclamer Alain Boublil.

L’émergence du marché de l’art contemporain conféra assurément aux artistes un surcroît de liberté vis-à-vis du pouvoir politique, bien qu’un autre pouvoir semble les tenir en respect : celui non moins implacable des détenteurs de la manne financière. Ces derniers sont capables de faire et défaire les cours des marchés, pouvant aller jusqu’à modifier l’orientation des goûts ainsi que les rapports de l’offre et de la demande. Le marché de l’art devint dès lors le lieu de spéculations financières qui n’ont rien à envier à celles qui se déroulent dans des secteurs traditionnellement plus proches de l’économie que ne l’est a priori la sphère de l’art. Dans cet ordre d’idées, l’historienne de l’art française Raymonde Moulin souligne que ce que les artistes ont gagné en liberté en s’émancipant du joug de l’Académie, ils l’ont pour l’essentiel perdu à partir de leur insertion dans le circuit commercial local et/ou international : « L’indépendance acquise à l’égard de l’Académie ne le fut qu’en s’aliénant dans le marché. »

Les artistes, souvent avec l’appui bien compris des investisseurs, tentent de s’affirmer sur cette impitoyable scène mondiale, ce qu’ils ne réussissent, la plupart du temps, qu’en étant dans des réseaux plus ou moins importants. Un tel réseautage n’est sans doute pas dénué de risque pour les créateurs, notamment celui de voir leurs activités profiter plus à des marchands sans foi ni loi, à des démarcheurs véreux ou à des investisseurs intéressés par le seul gain. Les artistes sont en l’occurrence traités comme les dindons de la farce.

Comme partout ailleurs, en Afrique aussi ce sont les préoccupations économiques qui, malheureusement, impriment de plus en plus leur rythme pour déterminer quelquefois l’orientation, la forme et le contenu des œuvres. L’impact des enjeux financiers est donc devenu une règle quasi-universelle. Mais, soutient à juste titre Doh Ludovic Fié parlant plus spécifiquement des musiciens ivoiriens contemporains, nonobstant la tentation permanente, « les musiciens doivent refuser de s’humilier, de capituler, de se prostituer devant les intérêts étroits des groupes économiques dominants, qu’ils soient nationaux ou internationaux. » Pour adéquatement accomplir sa mission de conscientisation du peuple, l’artiste doit faire en sorte que « son œuvre ne soit pas anesthésiée au sein d’un prétendu consensus ou idéologie dominante, récupérée par un système politique, médiatique et marchand », dans la mesure même où « l’œuvre d’art ne doit pas pactiser, sous la pression du capital avec vulgate. »

Cette position du philosophe ivoirien est assez illustrative de la situation délétère dans laquelle se trouve aujourd’hui l’activité artistique sur le continent africain. Comment en effet ne pas dénoncer cette tendance, de plus en plus affirmée, de certains artistes – pas forcément les moins connus – à succomber aux tentations de personnes physiques ou morales nanties, en respectant aveuglément leurs mots d’ordre, même lorsque les commanditaires en viennent à engager les pays dans des situations où ils peuvent perdre des plumes ? Comment rester silencieux devant de telles dérives, qui menacent gravement la sécurité, la paix et l’unité, toutes choses incontournables pour les pays africains dont, plus d’un demi-siècle après les indépendances, le développement se fait toujours attendre ?

Aussi, peut-on à juste titre dire que la question des rapports de la sphère de l’art avec les pouvoirs politique et économique ne va pas de soi. Il s’agit d’un problème qui a été davantage compliqué par les velléités liberticides émanant parfois du politique et par les grandes manœuvres financières internationales auxquelles l’évolution de l’art contemporain a donné lieu. L’histoire récente montre en effet combien l’autonomie acquise de haute lutte par les artistes, singulièrement à partir du siècle des Lumières, s’est considérablement réduite, telle une peau de chagrin, à partir du milieu du siècle écoulé. Des expériences parfois déroutantes se sont produites à la faveur de l’émergence et du développement inédit du marché de l’art, mettant à mal la spécificité, voire la viabilité même de la sphère de l’art.

Le temps où l’artiste crée, pour le simple plaisir de créer et de donner à voir des œuvres belles à un public non moins désintéressé, semble avoir vécu. L’art devint dès lors le lieu de spéculations financières, comme sur les places boursières dont certaines enregistrent d’ailleurs la cotation de sociétés spécialisées dans le commerce des œuvres d’art.

L’art contemporain ayant ainsi flirté – si ce n’est qu’il s’y est purement et simplement soumis – avec le politique et les détenteurs du capital, n’ayant pas pu – l’a-t-il seulement voulu ? – résister à la force de l’argent-roi, il appert donc que, plus que l’autonomie, c’est l’hétéronomie et la marchandisation outrancière qui sont ses marques de fabrique. Cette tendance à l’hétéronomisation de l’art contemporain s’exprime non seulement par le biais d’œuvres peu ou prou explicitement engagées dans les combats existentiels pour un mieux-être, mais aussi à travers l’insertion pas toujours volontaire des créateurs dans le circuit économique mondial.

La liberté est d’autant moins garantie en pareille circonstance que les artistes désireux de faire carrière à l’international et d’avoir une certaine notoriété, sont conduits à s’aliéner, à se conformer à la tendance mondiale, en sacrifiant quelquefois leur créativité à l’autel de la mode et/ou des intérêts financiers de leurs bailleurs de fonds. À l’évidence, tout comme dans le commerce mondial en général, le marché international de l’art contemporain n’est pas pour favoriser les œuvres produites dans les pays du Sud, notamment du continent africain. Il reste que, tout en acquérant une valeur économique, l’art peut aussi jouer un rôle pédagogique de premier plan.

Niger Inter : Vous avez écrit « Imagination, création artistique et découverte scientifique » dans Nunya. Philosophie, patrimoine scientifique et technique, Revue du Laboratoire d’Histoire, Philosophie et Sociologie des Sciences et Technologies (HIPHIST) de Lomé. Alors quelle dimension occupe l’imagination dans la création artistique ou scientifique ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Sans aller trop dans des détails techniques, je note que seule une imagination alerte et prodigieuse est non seulement susceptible de fournir les outils d’une déréalisation artistique du réel immédiat, brut, pour employer une expression quelque peu redondante, mais aussi de transformer ce réel artistiquement déréalisé en chef-d’œuvre de l’art. A ce titre, on peut dire que tous les artistes de génie ont une imagination exceptionnelle. Créateurs de chefs-d’œuvre, les artistes de génie sont, au terme d’un laborieux processus de recherche, d’essais et d’expérimentations diverses, des découvreurs de beautés exceptionnelles, au même titre que les grands hommes de science sont des découvreurs de vérités scientifiques souvent insoupçonnées, en tout cas jamais adéquatement perçues par le commun des mortels.

L’artiste de génie peut en effet être considéré comme celui dont l’imagination créatrice, nettement au-dessus de la moyenne, voire situé à un niveau tout à fait hors du commun, facilite la conception et la mise au point de chefs-d’œuvre. Le génie suppose et signifie donc ici un talent naturel qui peut donner lieu à des improvisations très réussies. L’histoire de l’art fournit à ce titre des exemples célèbres de créateurs de génie qui ont légué à la postérité des œuvres d’art tout aussi exceptionnelles. Dans cet ordre d’idées, on peut notamment citer, à titre purement indicatif, Beethoven et sa Neuvième symphonie, Mozart et Les Noces de Figaro, Raffaello Sanzio dit Raphaël et La Vierge au chardonneret, Michelangelo Buonarroti dit Michel-Ange et Le Jugement dernier, Léonard de Vinci et La Joconde, Pablo Picasso et Les demoiselles d’Avignon, etc.

Certes, pour parler de la science, l’imagination peut tromper, mais on ne saurait en limiter le pouvoir, ni en art comme je viens de l’indiquer ni dans le domaine scientifique, à une simple capacité de nuisance et de détournement de la raison humaine pour l’éloigner de la découverte de la vérité. Le chercheur de vérité est une denrée rare, le découvreur de vérité l’est encore plus. Sans supplanter l’intelligence dont elle doit plutôt être considérée comme une composante indispensable, l’imagination aide précisément, dès l’entame même du processus de la recherche, à distinguer le problème du faux problème, à se poser les bonnes questions et à ne retenir que les meilleures parmi une multitude de possibilités. Or il est indispensable d’identifier les bonnes questions avant de pouvoir en apporter des réponses adéquates, et le scientifique se caractérise précisément par un esprit alerte, une intelligence vivace et une imagination féconde.

Niger Inter : En tant que chercheur nigérien sur l’art, selon vous comment valoriser l’art et les artistes dans notre pays ?

Membre du Conseil Scientifique de l’UAM

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : La valorisation de l’art et des artistes doit avant tout passer par les artistes eux-mêmes, qui doivent en effet prendre au sérieux ce qu’ils font, en dépit de pesanteurs sociales encore présentes. Ils doivent s’armer de davantage de courage s’ils veulent s’imposer dans un environnement ambiant des plus hostiles.

L’accent doit ensuite être mis sur la formation car, vous n’êtes pas sans le savoir, une partie non négligeable des artistes nigériens sont venus à l’art sur le tas ; il importe donc de combler rapidement ce déficit.

Il y a également lieu de mieux sensibiliser le public potentiel à travers une offre diversifiée et adaptée, ainsi qu’une communication efficace. Cela n’est malheureusement pas le cas aujourd’hui, dans la mesure où en dehors des expatriés, les spectacles et autres lieux de l’art sont loin de mobiliser beaucoup de monde.

En raison des difficultés économiques ambiantes, le rôle des pouvoirs publics est décisif, notamment à travers la création d’un cadre juridique propice à la pratique artistique, la multiplication des manifestations artistiques et culturelles, l’appui à la mobilité, la multiplication des commandes officielles, la prise de mesures incitatives, l’encouragement du mécénat, etc. Cependant, les artistes ne doivent pas tout attendre de l’Etat, la période de l’Etat-providence étant, me semble-t-il, révolue.

Avec ces mesures urgentes qui sont simplement indicatives ici, on peut parvenir à booster la création artistique, d’autant plus que l’ingéniosité est là et elle ne demande qu’à être utilisée à bon escient.

Niger Inter : Que faire justement pour capitaliser la création artistique au Niger ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Pour préserver les acquis et aller de l’avant, il faut par exemple donner droit à de très anciennes revendications des artistes nigériens : l’instauration d’une biennale des arts et de la culture, l’institutionnalisation d’un grand prix du Président de la République pour les Arts et les Lettres, le soutien constant à la création, la défiscalisation des produits et autres intrants entrant dans le cadre de la création artistique.

Niger Inter : Qu’est-ce qui vous a le plus influencé pour étudier l’esthétique ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : A vrai dire, c’était un simple concours de circonstances qui m’avait conduit à opter pour des recherches en esthétique. En effet, juste après l’obtention de ma licence et avant d’aller poursuivre mes études à Dakar, j’avais demandé aux aînés de me dire quelle était la spécialité philosophique la moins explorée par les Nigériens. La réponse que j’avais alors reçue indique clairement qu’il s’agissait de l’esthétique. Mon choix était donc avant tout guidé par le souci de ne pas m’engager sur une voie déjà suffisamment investie par les philosophes nigériens.

Niger Inter : Citez trois œuvres essentielles que vous conseillez à tout étudiant en esthétique ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : S’il faut nécessairement se limiter à trois (3) œuvres, sans hésiter je recommanderais la lecture de l’Esthétique de Baumgarten, de la Critique de la faculté de juger de Kant et des Leçons sur l’esthétique de Hegel, trois (3) œuvres qui, selon moi, sont capitales pour comprendre les tenants et les aboutissants de l’esthétique philosophique.

Niger Inter : Dans l’œuvre d’Oumarou Hadary quelle est votre chanson préférée ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : Bien qu’il soit difficile de dire stricto sensu l’œuvre que je préfère dans le riche répertoire d’Oumarou Hadary, je pense que « Samari da ƴan matan Nijar », qui avait remporté le premier prix Chanson lors du premier Festival national de la jeunesse en 1976, est une œuvre sublime.

Comme l’indique le titre de cette chanson extraordinaire aujourd’hui célébrée comme l’hymne de la jeunesse nigérienne, l’acteur du développement, en Afrique tout particulièrement, se trouve tiraillé entre au moins deux exigences essentielles, en apparence contradictoires, mais au fond tout à fait complémentaires : l’héritage ancestral et l’ouverture à un extérieur dont les valeurs sont loin d’être toujours compatibles avec l’idée du progrès.

En invitant les jeunes Nigériens à ne pas négliger le legs des prédécesseurs et à examiner minutieusement ce qui vient de l’Occident pour ne garder, dans les deux cas, que ce qui est positif, c’est-à-dire, à ne prendre pour argent comptant ni l’héritage ancestral ni l’apport de l’étranger, Hadary récuse deux écueils majeurs : l’arrimage inconsidéré au passé qui est source de retard et la non moins dangereuse dilution dans une sorte de « torrent » de la mondialisation et de la modernité.

J’ai donc un penchant particulier pour cette œuvre emblématique de l’ancien Ministre nigérien de la Culture, dont j’ai par ailleurs eu l’insigne honneur et le privilège d’être le Conseiller technique de 2005 à 2008.

Niger Inter : Est-ce que votre engagement militant qui vous a amené à la recherche sur « marxisme et art » ?

Pr Mounkaïla Abdo Laouali Serki : J’ai souvent l’habitude de dire que du berceau à la tombe, la vie ne cesse d’être un combat. J’avais effectivement choisi « marxisme et art » comme thème de mon mémoire de maîtrise soutenu le 2 septembre 1997 à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Cela m’avait permis de faire, comme on le dit couramment, « d’une pierre deux coups », c’est-à-dire d’étudier en même temps le marxisme et l’art qui sont, à mes yeux, des domaines pour lesquels le combat précisément est une question cruciale.

Réalisée par Elh. Mahamadou Souleymane