Vieille tradition ouest-africaine consistant à s’insulter entre membres de certaines ethnies, le cousinage à plaisanterie est très pratiqué au Niger. Et donne lieu à des joutes verbales déconcertantes…
Niamey, le 1er septembre. Une interminable file d’attente s’étire devant les guichets d’une banque. Les clients attendent sagement leur tour quand un homme surgit qui grille la politesse à tout le monde pour se poster en tête, ignorant de sa superbe les regards désapprobateurs. Une voix de femme retentit : « Il faut être un Bagobiri pour agir de la sorte ! Quand il s’agit d’argent, ils oublient les règles de bienséance. Ils n’y peuvent rien, c’est comme ça. Les Bagobiris se laissent toujours guider par leur cupidité. » « Et les Djermas, alors, n’est-ce pas pareil quand ils se retrouvent devant un plat de dibiganda bien assaisonné de tigadigué ? Et que dire des Songhaïs devant une tasse de doungandi ? » rétorque le monsieur. Le ton est vif, mi-figue mi-raisin. Les deux protagonistes semblent prêts à en découdre. Quand l’atmosphère se détend, aussi soudainement. Et les rires fusent.
L’homme et la femme se sont reconnus à leurs scarifications et n’ont pu résister à cette petite joute. C’est le « cousinage à plaisanterie » : un affrontement verbal au cours duquel on peut s’insulter entre membres de certaines ethnies, mais qui constitue en réalité un moyen de décrispation sociale. Au Niger, ces altercations verbales sont ainsi autorisées entre Peuls, Maouris et/ou Béris-Béris, entre Djermas, Songhaïs, Bagobiris et Touaregs, entre Gourmantchés et Touaregs… Elles atteignent leur paroxysme lors des grands rassemblements, comme les baptêmes, les mariages, les obsèques, où elles peuvent choquer un public non averti tant les piques sont acérées. Personne ne perd son sang-froid pour autant. C’est codifié.
“En raison de leur cousinage à plaisanterie, les Peuls, les Béris-Béris et les Maouris sont autorisés à prendre leurs aises les uns chez les autres”
Chaque ethnie du Sahel est reliée à une autre (au moins) par ce lien de parenté à plaisanterie qui favorise la persistance de traditions séculaires de convivialité, de confiance, de tolérance et d’entraide mutuelles. Par exemple, en raison de leur cousinage à plaisanterie, les Peuls, les Béris-Béris et les Maouris sont autorisés à prendre leurs aises les uns chez les autres et peuvent même s’approprier les biens des uns ou des autres sans que nul n’y trouve à redire.
Certains universitaires soulignent d’ailleurs l’absence de conflits interethniques majeurs dans les pays où règne cette pratique aux origines ancestrales. D’un point de vue sociologique, c’est un moyen de résoudre les tensions sociales, une sorte de potion antixénophobie. Ainsi, au plus fort de la rébellion touarègue, l’un des conflits ethno-politiques les plus importants qu’ait jamais connus le Niger, les Touaregs ne se sont jamais attaqués aux Songhaïs ni aux Djermas. Le faire aurait signifié rompre un pacte millénaire, ce qui est potentiellement générateur de malheurs.
“Les relations sociales ne sont pas entièrement pacifiées au Niger, et, […] la xénophobie tout comme les tensions -interethniques existent”
Nigérien d’origine française, l’ethnologue Jean-Pierre Olivier de Sardan se veut plus mesuré. Si le cousinage à plaisanterie « décontracte » effectivement les relations, il ne témoigne pas forcément d’une ouverture « extraordinaire » à l’autre. Les relations sociales ne sont pas entièrement pacifiées au Niger, et, même si elles ne sont pas toujours perceptibles, la xénophobie tout comme les tensions -interethniques existent. Pour lui, « le clientélisme du terroir » fait que l’on a tendance à -favoriser les siens, ce qui crée des crispations. Il évoque aussi un racisme social persistant dans le nord et l’ouest du pays, notamment vis-à-vis des descendants de captifs.
Les populations, elles, ne semblent pas s’arrêter à ces considérations. Depuis la fin des années 1990, le ministère nigérien de la Culture organise la « semaine de la parenté à plaisanterie », assortie d’un concours annuel. Et, il y a quelques années, une émission de radio consacrée à la parenté à plaisanterie a fait un carton d’audience dans le pays. La durée de l’émission était rapidement passée d’une heure à une heure trente, sans pause musicale.
Clarisse Juompan-Yakam
Jeune Afrique