Systèmes et finalités 4/4

Quelle sorte d’hommes voulons-nous être? Quel type d’enfants voulons-nous éduquer et former? Les systèmes nous enferment, le temps presse, les performances s’imposent, la sélection sévit rapidement et les parents n’ont plus vraiment le choix. D’aucuns optent pour l’école à domicile (home schooling), tout en sachant qu’un jour ou l’autre il faudra bien retrouver la société, son ordre, ses exigences et son système.

Toute alternative s’annonce difficile. Il semble bien éloigné le temps où le rôle des parents, comme celui de l’enseignement classique et officiel, était déterminé par un certain idéal de l’humain, une voie spirituelle, une conception philosophique ou l’espérance religieuse. L’enseignement ressemblait à un rite et il y avait quelque chose de «sacré» à suivre les étapes de cette formation plus initiatique que critique. Les traditions grecques et orientales, contrairement à ce que l’on a souvent laissé entendre, sont fort similaires : la quête de vérité, l’ascèse, le renoncement et la méditation imposent des techniques d’enseignement établies à la lumière des objectifs philosophiques et spirituels que l’on désire atteindre.

Sans doute est-ce cette étape qui manque aujourd’hui à nos frénésies de réformes structurelles dans tous les ordres d’enseignement. Dans les cycles primaires, on se dispute sur la formation des classes d’âge, l’opportunité de redoubler, la nécessité des notes, les rythmes scolaires et le rôle des enseignants, mais les réflexions sur la philosophie profonde de l’enseignement des enfants sont devenues marginales. On y voit d’oiseuses discussions «philosophiques», alors que ce qui compte serait, dit-on, d’être «efficace» et performant. Les enfants reçoivent des informations multipliées, tandis que les nouvelles technologies ont une influence sur leur esprit et leur comportement. Les moyens de communication montrent en permanence la diversité des cultures et des sociétés, quand ce n’est pas la réalité de la classe elle-même qui l’illustre avec des élèves provenant de différentes origines.

Nous avons besoin d’une philosophie de l’éducation à la portée des défis contemporains au niveau local, dans la relation à l’environnement comme dans le rapport au monde. Au cœur de la mondialisation, l’enseignement a besoin d’un renouveau du débat philosophique qui convoque un maximum de sensibilités et d’écoles de pensée. Les philosophes semblent avoir déserté la question, les théologiens se cachent derrière les idéaux de la religion, les pédagogues se concentrent sur les techniques. Or une école sans conception de l’homme débattue et discutée collectivement est une école sans âme ni idéal. Par définition, elle produit des individus et des citoyens «conformes», qui s’adaptent sans être équipés pour la réforme et la transformation. Ils peuvent bien jouir de la liberté et de l’esprit critique, puisqu’ils n’en usent que pour leur bien-être individuel et/ou leur réussite personnelle. La maxime de Kant présente ici quelque vérité, et ce dès les premiers stades de l’enseignement : quand les finalités se transforment en moyens, alors l’aliénation est à son comble. Le système qui rend un culte à la performance, à la sélection et à la compétition n’a pas à craindre l’esprit critique de l’individualiste. Ce dernier est le produit de son moule.

Certains agents du monde de l’économie, certes marginalement, ont reconsidéré les indices de son évaluation, notamment dans le cadre des Nations unies. Au produit national brut (PNB) ou au produit intérieur brut (PIB), on a tenté de substituer un indice du développement humain (IDH) prenant en compte le bien-être et la qualité de vie, et parfois même le rapport à l’environnement. Une réforme de cette nature s’impose dans le domaine de l’enseignement, qui redéfinirait et réévaluerait la notion et les critères de la «réussite» scolaire.

Les traditions anciennes, les philosophies et les religions nous rappellent qu’il est urgent de penser les finalités. Si la liberté, l’autonomie et la responsabilité ont un sens, si ce sont vraiment des idéaux auxquels nous tenons, alors il faut offrir aux enfants les indispensables moyens de ces idéaux : une capacité critique, notamment vis-à-vis de l’information, le sens civique et celui de la loyauté critique. Au cœur des sociétés plurielles, dans le monde global et le fourmillement de la diversité, il est impératif de stimuler la curiosité et la créativité.

Quand la consommation devient objet d’adoration, l’enseignement du goût, de l’éthique et du sport (du vraisport) revêt une portée nouvelle. Socrate, comme Montaigne et Locke après lui, rappellent l’importance d’un corps sain. De nombreuses théories pédagogiques modernes (de Pestalozzi à Montessori) associent l’enseignement et la formation de l’esprit à l’ordre du psychologique (affectif et bien-être) et du physique (équilibre du corps, rapport à l’espace physique et l’hygiène).

L’idéal de l’«honnête homme», aliment de la critique religieuse à la Renaissance, n’a rien perdu de son intérêt. Il s’agissait d’accumuler les savoirs en se libérant de tout idéal imposé. On semble toutefois être allé fort loin dans l’extrême inverse : on impose des savoirs en l’absence de tout idéal. Il importe de trouver un juste équilibre, mais l’exercice est difficile : la logique de la performance s’impose avec force, la compétition est permanente et nous lui sommes soumis malgré nous! Peu de place, peu de temps pour la philosophie, pour le questionnement rationnel, spirituel ou religieux sur le sens et les finalités de l’école. Et pourtant, nous présageons tous qu’il est impératif de prendre le temps de cette réflexion fondamentale, faute de quoi le bateau sur lequel nous sommes embarqués s’échouera. L’«honnête homme» d’aujourd’hui devrait avoir cette lucidité, être capable de déterminer, avec le cumul des savoirs, l’ordre des finalités et des priorités. Il est forcément contestataire, puisqu’il devrait faire la critique des systèmes d’enseignement à la lumière d’un idéal d’homme et d’une éthique appliquée qui résistent aux logiques économiques, financières et même culturelles déshumanisantes.

José Maria Castillo, théologien de la libération espagnol, nous disait un jour que la «déshumanité» est une dimension de l’humain, et il est vrai que l’on ne peut négliger cette dimension. Impossible de sectoriser les savoirs et l’approche holistique qui intègre la conception de l’homme, l’éthique et les finalités d’une part, les philosophies, les religions et les arts d’autre part. Cette approche doit accompagner et orienter nos réflexions sur l’éducation autant que sur l’enseignement. Il s’agit de sortir d’une logique infernale : «se libérer», diraient Siddhârta en Orient, Aristote en Occident et al-Ghazâlî à mi-chemin entre les pôles.

On connaît les «théologies de la libération» ; sans doute a-t-on besoin d’une sorte d’«éducation de la libération», directement née de la pensée des fins. Elle devrait questionner les contenus et les finalités des savoirs, les relations de l’école à la société, de l’université à la cité, et la relation plus large de la connaissance à la solidarité. Une utopie? Une nécessité.

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