Roger Garaudy est un homme politique, philosophe et écrivain français né le 17 juillet 1913 à Marseille et mort le 13 juin 2012 à son domicile de Chennevières-sur-Marne1. Jusqu’en 1970, c’est une figure importante du Parti communiste français dont il est alors exclu. Il se convertit par la suite au catholicisme puis à l’islam. Il est l’auteur de nombreux ouvrages qui reflètent ce parcours. Nous considérons à Niger Inter Roger Garaudy comme l’un des précurseurs du mouvement altermondialiste. Ce texte que nous publions par respect de la mémoire de ce grand penseur met en évidence les contradictions de notre monde aussi savant et évolué mais la place de l’homme reste a désirer.
Nous souffrons de vivre dans un monde sans but
Ce qu’on appelle la politique de croissance est une politique pour laquelle le fonctionnement, de la machine est le but. Même si c’est une machine inutile, nuisible, ou mortelle. Un seul credo inavoué: tout ce qui est techniquement possible est nécessaire et souhaitable: fabriquer des bombes atomiques, aller dans la lune, détruire l’avenir par les déchets radio-actifs des centrales nucléaires.
Croissance pour quoi ? Croissance pour qui ?
– Pour les profits de quelques-uns par la manipulation et le conditionnement de tous.
Il n’est pas vrai que la croissance économique permette de surmonter les crises: elle les engendre. Elle conduit à une répartition de plus en plus inégale du pouvoir et des privilèges.
Il n’est pas vrai non plus qu’on puisse arrêter la croissance alors que des milliards d’hommes dans le Tiers-Monde, et des millions dans les pays « riches » n’ont pas encore les moyens d’une vie proprement humaine.
Il ne s’agit pas d’arrêter la croissance mais de l’orienter pour qu’elle serve non l’abaissement de l’homme mais son épanouissement.
Le marché capitaliste a recréé la jungle animale.
Dans cette nouvelle jungle les forts dévorent les faibles: les grandes entreprises écrasent les petites, les sans propriété sont à la merci des possédants. Les géants carnassiers des sociétés multinationales s’emparent du monde et échappent à tout contrôle des peuples.
Dans un tel univers trois milliards d’hommes sont exploités. Deux milliards d’entre eux ont faim.
Une économie dévoyée par l’accumulation de l’avoir au détriment de la richesse d’être, de l’épanouissement de la vie.
La même jungle règne au niveau politique.
Même publicité des grandes forces dominantes pour des candidats ou des programmes préfabriqués, même confiscation des initiatives de la base par une délégation de pouvoir permanente, globale et professionnalisée, même coupure entre manipulateurs et manipulés, entre dirigeants et dirigés. Personne, à la base, n’a la possibilité de participer à l’élaboration des plans d’avenir, d’en contrôler l’exécution ou les mécanismes. Les décisions dont dépend le destin de tous, de la construction des centrales nucléaires au trafic d’armements, sont prises en dehors de tout contrôle des intéréssés.
Culture et enseignement ont pour fonction essentielle de reproduire cette jungle, avec ses hiérarchies et ses concurrences, en réduisant, le plus possible la réflexion sur les fins et en utlisant les sciences et les techniques pour fabriquer des marchandises et manipuler les hommes.
Dans les pays capitalistes l’homme est mutilé par cette triple aliénation de l’avoir, du pouvoir et du savoir.
Les pays dits « socialistes » (RG écrit en 1976, ndlr) (à l’exception de la Chine) ont adopté le même modèle de croissance, la même coupure individualiste de l’homme, la même coupure entre dirigeants et dirigés.
La prétendue « aide au Tiers-Monde », au lieu d’instituer un véritable « dialogue des civilisations » pour définir ensemble les orientations de l’avenir, tend à intégrer les pays autrefois colonisés au modèle occidental de croissance aveugle qui maintient et aggrave le inégalités entre les classes comme entre les nations.
La possession du pétrole et d’autres matières premières par des pays non occidentaux n’a pas conduit à une nécessaire redistribution des cartes mettant fin à toutes les séquelles du colonialisme et du racisme et permettant la renaissance et la floraison des cultures de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique latine, mais à une intégration plus étroite de quelques pays au marché mondial et au troc de matières premières contre des armements servant à renforcer les ségrégations raciales et les exploitations de classe, à faciliter les putsch militaires.
Telles sont les occasions manquées de l’histoire en cette fin du XXe siècle: ni le développement des sciences et des techniques, ni l’abolition du capitalisme (c’était au temps du monde bipolaire, ndlr), ni les défaites du colonialisme n’ont fait émerger un nouveau projet de civilisation, un sens nouveau de la vie.
Nous voulons que notre vie ait un sens, notre histoire un but.
Nous voulons que chacun de nous participe à la découverte de ce sens, à la réalisation de ce but.
Nous voulons que l’histoire de tous soit faite par tous et non imposée par quelques-uns.
Il n’est pas possible d’amender le système par des réformes partielles.
Il faut en changer radicalement les principes et les structures.
Les principes de base de ce monde inhumain sont ceux de la Renaissance, c’est-à-dire de la naissance du capitalisme, du colonialisme et d’un humanisme clos.
Abolir le capitalisme en son principe même, c’est combattre l’économie de marché, c’est-à-dire une économie fondée sur le profit de quelques-uns, l’exploitation des multitudes, le massacre de la nature considérée comme un réservoir et un dépotoir, la dégradation de l’homme, exploité comme travailleur, manipulé comme consommateur.
En finir avec toutes les survivances du colonialisme c’est engager avec les non-Occidentaux un véritable dialogue des civilisations pour apprendre de leur culture d’autres rapports avec la nature qui ne soient plus seulement techniques mais vitaux, d’autres rapports sociaux qui ne soient ni totalitaires ni individualistes mais communautaires.
Créer un humanisme ouvert c’est élaborer une culture qui ne soit plus faite seulement des réponses du passé mais des questions posées par l’invention du futur, une culture qui ne soit plus le privilège et l’ornement de quelques-uns mais la possibilité de l’épanouissement humain de tous, une culture qui ne ferme pas l’homme sur lui-même mais l’ouvre à une création sans fin de l’avenir par l’émergence poétique et prophétique de ce qu’il y a de divin dans l’homme.
La première tâche est de refaire le tissu social désintégré par le capitalisme rapace, le colonialisme destructeur des cultures, l’individualisme sans amour.
Refaire le tissu social, c’est combler le fossé entre les individus atomisés et les Etats tout-puissants de nos sociétés où il n’existe que des rapports verticaux de hiérarchie et des rapports horizontaux de concurrence.
Refaire le tissu social, c’est créer, à partir des initiatives de la base, et à tous les niveaux de l’économie, de la politique, de la culture, des communautés responsables prenant en charge leur propre vie pour redéfinir les buts humains de chaque activité sociale et ses méthodes d’organisation et de gestion.
Au niveau du travail, dans les entreprises, les universités, les administrations: des Conseils pour l’autogestion, dont la tâche est de devenir responsables de la désignation des dirigeants, de fixer les méthodes de travail et les formes de discipline afin que les objectifs du travail de tout un peuple ne soient pas décidés « par en haut », par des possédants, des technocrates ou des bureaucrates.
Au niveau de la consommation, des communautés de base, c’est-à-dire des organismes qui ne soient ni privés ni étatiques mais communautaires, gérés par les usagers eux-mêmes; pour le contrôle et la régulation des prix, pour la gestion sociale des transports, des assurances, des logements, afin que les besoins émergent autrement que de l’anarchie du marché, des manipulations publicitaires des producteurs ou des décisions d’une bureaucratie centralisée et autoritaire.
Au niveau de la culture, des centres d’initiative pour l’orientation, le contrôle, et la gestion sociale des écoles et des universités, de la télévision et de la radio, de la presse et des éditions, des spectacles et des sports, des hôpitaux, de la santé et des entreprises pharmaceutiques, des maisons de la jeunesse et de culture, afin que de cette révolution culturelle émerge un nouveau projet de civilisation.
L’organisme central, chargé de définir les grandes options et priorités en matière de planification, de législation sociale, de relations extérieures, d’éducation et de culture, ne peut émaner que de ces communautés de travail.
Ainsi le vieux système parlementaire de représentation par circonscriptions territoriales – héritage de sociétés agraires et conduisant aujourd’hui à atomiser un peuple en citoyens abstraits – doit être remplacé par une représentation des activités sociales dans un Congrès des conseils de travailleurs manuels et intellectuels.
Ainsi peut naître une nouvelle conception de la politique, qui ne soit plus technique de l’accès au pouvoir par la manipulation ou la répression des masses, mais, à partir de la base, réflexion sur les buts de la société et organisation de la société pour atteindre ces buts.
Cette conception est le contraire de l’anarchie: elle ne se fonde pas sur des principes individualistes mais sur le projet communautaire de recréer le tissu social.
Elle ne nie pas la nécessité d’une « délégation de pouvoir »; elle exclut seulement la délégation permanente, globale et professionnalisée, qui conduit inéluctablement à mettre en place un groupe dirigeant coupé du peuple, parlant et agissant au nom du peuple sans le consulter, dans les gouvernements, les parlements, les partis.
Tout organisme central ne saurait avoir qu’un rôle de coordination, d’information et de formation, et non un rôle dirigeant.
Pour éviter les formes mystificatrices et oppressives de la délégation de pouvoir, c’est-à-dire l’aliénation politique, il convient d’instituer:
– une rotation des représentants, interdisant plus d’une réélection;
– un mandat impératif assorti d’un calendrier de réalisation pour quiconque brigue une fonction élective, et révocabilité automatique si les engagements pris ne sont pas tenus;
– une information permanente fondée sur le pluralisme des options: sur chaque plan ou programme plusieurs hypothèses seront présentées, avec les conséquences précises découlant de chacune d’elles;
– une formation permanente, assurant non seulement la rotation politique mais la rotation sociale: un mois de stage de culture pour tout ouvrier ou employé, obligation pour tout étudiant ou enseignant de repasser périodiquement par l’entreprise ou le centre de recherche, afin de n’avoir ni ouvriers à plein temps, ni étudiants, ni professeurs à plein temps, ni dirigeants à plein temps.
Dira-t-on que c’est exiger une profonde mutation de notre style de vie ? Sans aucun doute: c’est la mise en cause la plus radicale de l’individualisme et de l’égoïsme, qui sont, depuis cinq siècles, au principe de nos sociétés occidentales.
Mais l’enjeu c’est la survie de la planète et de chacun de nous.
La seule révolution indispensable aujourd’hui, pour que continue consciemment l’aventure humaine, est à ce prix.
Nous ne transformerons pas le monde sans, en même temps et du même geste, nous transformer nous-mêmes.
Comment atteindre de tels objectifs ? Comment faire émerger et réaliser un tel projet de civilisation ?
Au niveau des moyens comme au niveau des fins il importe de ne pas s’en remettre à d’autres pour faire notre propre histoire.
L’autodétermination des fins et l’autogestion des moyens, dans l’ensemble de la vie sociale, ne peuvent se réaliser tant qu’existe la propriété privée des grands moyens de production, de transport, de crédit et d’échange.. Elles ne peuvent se réaliser non plus si cette propriété est simplement étatisée, transférée à un groupe de technocrates et de bureaucrates.
Le socialisme d’autogestion est incompatible avec le capitalisme de l’Ouest comme avec l’étatisme de l’Est (RG écrit en 1976…ndlr) .
A l’heure actuelle seule est possible une autogestion des luttes.L’expérience de maintes grèves d’un type nouveau montre que c’est possible.
L’autogestion des luttes c’est le contraire de l’illusion parlementaire (« Donnez-nous vos voix et nous vous octroierons le socialisme ! ») et de l’illusion des partis (« Adhérez et répercutez nos mots d’ordre, nous ferons le reste »).
L’autogestion des luttes c’est le développement des initiatives de la base, sur le lieu du travail, pour ne pas se contenter des nécessaires luttes défensives, mais pour constituer les conseils préparant les contre-pouvoirs pour la direction et la gestion des entreprises et pour créer, dans tous les secteurs de la vie sociale, des communautés de base à des degrés divers d’intégration.
Le socialisme ne peut se réaliser au détail, car les mécanismes régulateurs du système peuvent juguler les tentatives isolées. Mais il faut être prêt, du point de vue de la conscience des buts, et de l’organisation des contre-pouvoirs, à prendre en main, dans une situation de crise profonde et de mise en mouvement de tout un peuple, notre propre sort.
En 1968, personne n’était prêt ni à ouvrir une perspective d’un socialisme d’autogestion ni à faire fonctionner les entreprises, les administrations, la culture, avec d’autres normes que celles du patronat et de l’Etat.
Le problème, aujourd’hui, c’est de faire en sorte que, dans une conjoncture analogue (dont la vraisemblance, à terme, est peu contestable) de n’être pas, une nouvelle fois, pris au dépourvu.
Les choix que nous imposent ou nous proposent les Etats ou les partis ne sont pas à la mesure de la crise et ne peuvent la résoudre. Ces choix sont préfabriqués du dehors, d’en haut.
Les peuples sont désormais adultes. Il devient de plus en plus intolérable que leur histoire et leurs vies soient décidées et faites par d’autres qu’eux-mêmes.
Il est aujourd’hui nécessaire que chacun participe autrement que par un vote illusoire, tous les quatre ou sept ans, aux décisions majeures dont dépend son destin.Il est possible de créer une culture et une formation qui aident chaque homme et tous les hommes à être créateurs de l’avenir.
Il est possible de changer la vie.
Nous pouvons, dés maintenant, commencer à briser la logique du système qui nous réduit à l’impuissance en nous isolant.
Le premier pas: aller à la rencontre de l’autre – en acceptant sa différence – pour créer ensemble ces communautés de travail, de consommation et de culture.
Contre la jungle des concurrences et l’étouffement des hiérarchies, créons ce rapport humain nouveau, ce tissu social nouveau, et le pouvoir extérieur reculera.
Soyons ensemble responsables, ou bien nous serons dirigés.
Avec vous, par vous, là où vous êtes, l’avenir et l’espérance peuvent commencer à exister, aujourd’hui.
Roger Garaudy
« Le projet espérance »(Editeur Robert Laffont), 1976