« Ce qui compte pour moi, ce n’est ni la nationalité des hommes et des femmes, ni leur origine sociale, ni leur couleur ; mais, bien leur attachement à certaines valeurs, leurs projets pour le pays », déclare Moussa Tchangari.
Moussa Tchangari est présentement Secrétaire général de l’Association Alternative Espaces Citoyens. Ancien cadre de l’Union des scolaires nigériens (USN), journaliste et aujourd’hui un des acteurs de la société civile les plus en vue, cet altermondialiste est un des rares acteurs de la Conférence nationale souveraine à rester constant dans la défense de l’intérêt général et les principes démocratiques. À une question personnelle sur sa vision du monde, il nous a confié : « Je suis effectivement un éternel insatisfait comme tous ceux et celles qui se battent pour un monde juste. Oui, je suis aussi un utopiste, mais au sens noble du terme. Je rêve d’un monde différent de celui dans lequel nous vivons aujourd’hui … » À travers cet entretien, il se prononce sur les attentes des Nigériens du second tour de la présidentielle du 21 février prochain, le processus démocratique au Niger, la question sécuritaire, le débat sur la nationalité de Bazoum et le sens de son combat comme altermondialiste.
Niger Inter Hebdo : Vous êtes un grand témoin de notre processus démocratique en tant qu’ancien leader estudiantin et aujourd’hui acteur averti de la société civile nigérienne. Quelle est votre impression sur l’état des lieux de la démocratie dans notre pays ?
Moussa Tchangari : Je ne suis pas seulement un témoin de notre processus démocratique ; je peux, en toute modestie, dire que je suis également un acteur parmi tant d’autres. Comme vous le savez, puisque vous faites allusion aux responsabilités que j’ai occupées au sein du mouvement scolaire et estudiantin, je fais partie de la génération qui s’est battue pour l’avènement de la démocratie ; et je fais partie encore aujourd’hui de ceux et celles qui ont fait le choix de rester sur les barricades pour défendre et œuvrer à la concrétisation de l’idéal démocratique pour lequel, c’est important de le rappeler, d’autres sont morts.
Quel est l’état de la démocratie dans notre pays ? Eh bien, je dirais simplement que la démocratie est en crise. Certes, nous avons enregistré quelques progrès notables, en matière notamment de liberté d’expression et de la presse et de pluralisme du paysage politique. Mais, nous savons aujourd’hui que même ces acquis sont sérieusement menacés. Comme je l’ai écrit dans un texte que j’avais publié en 2017, sur la crise sahélienne, trois décennies d’efforts de démocratisation n’ont pas suffi à enterrer définitivement la culture politique héritée des années d’autoritarisme civilo-militaire.
Mon constat est que les avancées démocratiques, enregistrées au cours des dernières décennies, n’ont, en effet, réduit que faiblement la place prépondérante occupée par le recours à la violence dans la gestion des affaires publiques. Je dis cela car, malgré les limites qu’impose l’État de droit, ainsi que les résistances de plus en plus fortes de la société elle-même, la plupart des pouvoirs africains, y compris ceux qui tirent leur légitimité des urnes, fonctionnent essentiellement sur une logique de rapports de forces.
Au Niger aujourd’hui, comme dans d’autres pays, nous sommes quotidiennement confrontés à une violence étatique, omniprésente, qui ne connaît d’autres limites que les siennes propres. En effet, aucune institution en place ne parvient à l’arrêter ou même à l’encadrer, comme cela devrait être le cas dans un État de droit normalement constitué. Les citoyens souffrent de cette violence sur les routes lorsqu’ils se déplacent, mais aussi dans les services publics lorsqu’ils sollicitent une quelconque prestation. Ils sont littéralement à la merci d’agents publics qui ont le loisir d’appliquer les règles officielles ou de les moduler en fonction de leurs intérêts propres, d’offrir aux usagers les services auxquels ils ont droit ou de les monnayer.
La corruption a atteint un seuil tel que les agents publics sont devenus, dans beaucoup de secteurs, des opérateurs privés agissant sous le parapluie de la puissance publique. Ils se tiennent entre eux et s’entendent pour reproduire un système fondé sur une logique de prédation et d’extorsion permettant à chacun de tirer, en toute impunité, une rente à partir de la position qu’il occupe.
Ces dernières années, nous voyons bien que la culture de la violence est en train de gagner des pans entiers de notre société. Elle exerce un certain attrait sur la jeunesse, dont une large frange ne croit pas qu’il est possible de changer les choses sans passer par la voie de la violence. La crise sécuritaire que nous vivons aujourd’hui est l’indicateur le plus éloquent de la crise de la démocratie dans notre pays. Pour moi, elle est la preuve que notre processus n’a pas tenu sa promesse de transformations politiques, économiques, sociales et culturelles, qui lui a apporté le nécessaire soutien populaire au cours des années 1990.
Niger Inter Hebdo : Sous la démocratie libérale, on se rend compte de l’emprise du capitalisme de sorte que n’arrivent au pouvoir que ceux qui détiennent le cordon de la bourse ou ceux qui ont leur caution, comme le dénonçait Roger Garaudy. En tant qu’altermondialiste, comment, selon vous, donner un visage plus humain à la démocratie libérale ?
Moussa Tchangari : Oui, c’est vrai que, seuls, ceux qui ont l’argent ou qui peuvent l’obtenir auprès de ceux qui l’ont, arrivent au pouvoir dans nos pays ; et c’est bien malheureux et révoltant. Ce n’est pas le propre, hélas, de nos seuls pays ; c’est aussi le cas dans d’autres pays où la démocratie libérale est encore plus ancrée. Bien entendu, cela peut changer, à condition qu’il y ait une masse critique de personnes et d’organisations travaillant dans ce sens. Comment donner un visage plus humain à la démocratie libérale ? Je dirais simplement que cela passe par une lutte implacable pour son dépassement, disons même son renversement et l’instauration d’un autre modèle de démocratie. Cette lutte suppose un inlassable travail d’éducation politique des masses populaires, de ceux et celles qui ne trouvent pas leurs comptes dans la situation. Bien sûr, c’est une réponse courte et simple ; mais, c’est tout un programme.
Niger Inter Hebdo : Le Niger a opté pour le multipartisme intégral. Aujourd’hui on a environ 160 partis politiques. Selon un leader de Transparency International (Section du Niger) les alliances politiques tirent la gouvernance vers le bas. Quelle est votre opinion sur la pléthore des partis politiques au Niger ?
Moussa Tchangari : Nous avons opté pour le multipartisme intégral dès le départ ; et donc, je ne considère pas le foisonnement des partis politiques comme un problème en soi. Le problème c’est que, dans la plupart des cas, les partis ont été créés dans une optique de business politique. Concernant l’analyse de notre ami de Transparency, je me demande bien s’il est juste d’affirmer que c’est l’augmentation du nombre des partis, et par ricochet les alliances politiques, qui tirent la gouvernance vers le bas. Je ne suis pas sûr que la gouvernance changerait significativement, si on décidait, un jour, de réduire le nombre des partis politiques et d’édicter des règles interdisant les alliances politiques. Ce qui tire la gouvernance vers le bas, c’est d’abord la faiblesse des institutions, qui n’arrivent pas à jouer leur rôle, notamment la justice aujourd’hui gangrenée par la corruption. C’est, ensuite, la faiblesse de la pression populaire, qui est liée au faible niveau de conscience politique. C’est, enfin, la crise morale que traverse notre société elle-même, et qui se traduit par une sorte de normalisation de certaines pratiques autrefois jugées et condamnées comme immorales.
Niger Inter Hebdo : Le second tour des élections présidentielles, prévu le 21 février prochain, opposera Mahamane Ousmane et Mohamed Bazoum. En tant qu’acteur de la société civile, quelles sont, selon vous, les attentes des Nigériens vis-à-vis de celui qui sera élu président de la République ?
Moussa Tchangari : Je me demande bien si les Nigériens ont vraiment des attentes vis-à-vis de celui qui sera élu au soir du 21 février. En tout cas, je n’ai pas l’impression qu’ils ont le sentiment que leur vie future dépend de qui sera le futur président de la République. Bien sûr, nous avons constaté un certain engouement populaire lors des scrutins passés ; mais, quelque chose me dit que la plupart des gens n’attendent rien des hommes politiques. Ceci dit, le futur président, s’il se soucie vraiment du sort du petit peuple, aura de nombreux défis à relever. D’abord, la remise en état ou le relèvement des secteurs sociaux, notamment la santé et l’éducation, qui sont en déliquescence ; ensuite, l’accès des populations à l’alimentation, y compris l’eau potable ; enfin, l’accès à l’emploi pour les milliers de jeunes aujourd’hui sans perspective.
Comme vous l’aurez constaté, je n’ai pas évoqué la question cruciale de la sécurité et du retour de la paix. Pour moi, il n’y a pas de solutions possibles à la crise sécuritaire sans une réponse adéquate aux trois défis que j’ai soulignés. La crise sécuritaire actuelle est, entre autres, la conséquence de l’absence d’une politique sociale. Elle n’aurait jamais pris une telle ampleur, si l’État n’avait pas abandonné les services publics, et si des institutions, telles la justice, n’avaient pas failli dans la protection des droits des citoyens. Est-ce que le futur président va s’occuper vraiment de tout ça ? Je ne saurais le dire franchement ; mais, je suis sûr que, que ce soit Mahamane Ousmane ou Mohamed Bazoum, celui qui sera proclamé vainqueur s’occupera d’abord à s’asseoir, à chercher les moyens d’exercer les pouvoirs que la constitution lui confère. Autrement dit, il va d’abord s’occuper de lui-même, de ses alliés, de son fauteuil ; et s’il n’a pas beaucoup de chances, ça sera seulement ça son bilan, jusqu’au jour où quelques quidams vont escalader les murs du palais et le sortir de sa propre équation.
Niger Inter Hebdo : Une pomme de discorde entre acteurs de la société civile et le régime d’Issoufou, c’est justement la gestion de la question sécuritaire. Vous demandez le retrait pur et simple des ‘’bases militaires étrangères’’ du Niger. Pensez-vous que le Niger pourrait se passer de la coopération militaire dans le contexte d’insécurité qui caractérise le Sahel ?
Moussa Tchangari : Le Niger a besoin de la coopération militaire, c’est certain ; mais, il n’a pas besoin d’occupation militaire. La présence des forces extérieures n’a pas montré encore son efficacité ; et après ce qui est arrivé au Mali, même nos dirigeants devraient se dire qu’elle n’est pas, comme ils l’ont sans doute pensé, une garantie de protection contre d’éventuels coups d’État militaires. En acceptant la présence des forces extérieures, nous avons également accepté l’internationalisation du conflit au Sahel. Le résultat, c’est que nous n’avons plus l’initiative, ni de la guerre, ni de la paix. C’est frappant de constater que l’option d’un dialogue politique avec les groupes armés est pratiquement un tabou.
Comme je l’ai écrit dans mon texte de 2017 dont je parlais tantôt, nous avons l’impression que les opérations militaires extérieures visent moins à vaincre totalement les groupes armés qu’à les contenir, notamment du point de vue de leur emprise géographique. Nous avons l’impression que l’existence de ces groupes est utile pour ceux dont le projet est de reprendre en main tout le Sahel, car tant qu’ils continueront à défier les armées nationales, aucun gouvernement ne voudra mettre fin à la présence des forces extérieures. Mais, c’est là une erreur monumentale, qui va nous coûter cher. Tôt ou tard.
Niger Inter Hebdo : A l’occasion du premier tour des élections présidentielles, le débat sur la nationalité d’origine de Bazoum avait focalisé certains esprits. En tant que panafricaniste et progressiste, n’est-ce pas une régression du débat démocratique que de mettre en avant cette question qui n’apporte aucune valeur ajoutée aux défis qui assaillent le Niger ?
Moussa Tchangari : Comme vous pouvez l’imaginer, ce débat sur la nationalité d’origine de Bazoum m’attriste beaucoup. Il montre que nous avons encore du chemin à faire dans notre pays. En 2010, lors des débats du Conseil consultatif sur le projet de constitution, je me souviens que le fameux article 47, qui traite des conditions d’éligibilité à la fonction présidentielle, avait beaucoup divisé les membres, car, à l’époque, il était question d’y introduire quelques alinéas qui élimineraient le candidat potentiel du MNSD-Nassara, M. Seyni Oumarou, de la course à la présidence qui se profilait à l’horizon. Je me souviens également qu’après l’épisode du débat du Conseil consultatif, le concerné a failli se faire éliminer à la suite d’une campagne tendant à accréditer qu’il s’est prévalu d’un diplôme qu’il n’aurait pas.
À l’époque, comme aujourd’hui, il n’est pas question pour moi d’adhérer à l’idée même que seuls des Nigériens et des Nigériennes ayant ce que d’aucuns appellent une nationalité d’origine sont habilités à exercer la fonction présidentielle dans notre pays. Ce qui compte, pour moi, ce n’est ni la nationalité des hommes et des femmes, ni leur origine sociale, ni leur couleur ; mais, bien leur attachement à certaines valeurs, leurs projets pour le pays. La nationalité dite d’origine ne garantit rien du tout ; elle n’est pas une qualité pour celui qui l’a, et elle n’est pas non plus un défaut pour celui qui ne l’a pas. C’est élémentaire tout ça ; et notre histoire est pleine d’exemples où les peuples se sont passés de ces considérations pour attribuer le pouvoir même à des étrangers, en considérant leurs qualités plutôt que leurs origines. L’exemple qui me vient en tête, c’est celui de Abu Yazid, l’ancêtre présumé des Haussa ; d’autres exemples qui me viennent à l’esprit sont ceux des chefferies Sosse-Baki, dont les fondateurs sont venus du Bornou.
Ceci dit, il faut bien comprendre que je ne me pose pas en avocat du candidat Bazoum. J’exprime simplement, ici, une position de principe, dans la ligne droite de l’idéal pour lequel je me bats. Je suis peiné de voir que certains se plaisent à ramener tous les enjeux du second tour des élections à une seule équation : le Nigérien ou le Libyen ? Comme si Mahamane Ousmane n’a qu’une seule qualité, être Nigérien, et Mohamed Bazoum, qu’un seul défaut, n’être pas un Nigérien d’origine. C’est dommage tout ça ; ça me fait penser à une analyse de l’intellectuel camerounais Achille Mbembe, qui dit que « les élections sont devenues l’instrument de division ».
Niger Inter Hebdo : Une question plus personnelle : d’aucuns disent que Tchangari est un éternel insatisfait qui voudrait se comporter comme un éternel étudiant, bref un utopiste. Que répondez-vous à ces allégations ?
Moussa Tchangari : Oui, ils ont peut-être raison. Je suis effectivement un éternel insatisfait comme tous ceux et celles qui se battent pour un monde juste. Oui, je suis aussi un utopiste, mais au sens noble du terme. Je rêve d’un monde différent de celui dans lequel nous vivons aujourd’hui ; et je crois même que nos actions peuvent contribuer à l’avènement de ce monde différent. Je ne peux me satisfaire de la situation actuelle, ni même de ce que nous avons réalisé déjà. En effet, je suis sensible à la souffrance des autres, aux injustices qu’ils subissent, aux violations de leurs droits. Bien entendu, si je ne devais me soucier que de ma petite famille et de moi-même, je dirais que je suis même comblé. Je n’oublie pas que je suis né dans une case, que j’ai connu toutes les privations auxquelles font face tous les pauvres ; et ce n’est pas parce que je suis, à présent, à l’abri des besoins de base que je dois fermer les yeux sur ce que d’autres vivent. Je serai satisfait, le jour où tout le monde aurait au moins ce que j’ai aujourd’hui. Donc, je ne considère pas comme une insulte le terme « éternel insatisfait ». Il est, pour moi, un compliment et une certaine reconnaissance du sens du combat que je mène.
Niger Inter Hebdo : Vous êtes un révolutionnaire dans l’âme. Si vous avez à évaluer votre combat en quelques mots qu’est-ce qui vous motive le plus et qu’est-ce qui constitue votre challenge dans la lutte pour un autre Niger ?
Moussa Tchangari : Ce qui me motive c’est d’abord la beauté de l’idéal ; ce sont aussi les petits mots d’encouragement des gens ordinaires. Le défi est de rester débout, toujours débout, contre l’injustice et l’arbitraire, pour les droits et les libertés.
Interview réalisée par Elh. Mahamadou Souleymane
Niger Inter Hebdo N°006