« Vouloir instiller l’idée d’une citoyenneté impure ou de citoyen plus citoyen que d’autre, est une idée aryenne, raciste, proprement anti-démocratique et qui vise à détruire les idées de fraternité, d’égalité et de dignité de la personne humaine au Niger », déclare Pr Salim Mokaddem.
Salim Mokaddem est présentement professeur de philosophie à l’Université de Montpellier. Ancien professeur au Lycée de Maradi puis à l’Université de Niamey, cet agrégé de philosophie a influencé des générations d’étudiants nigériens. Cette interview se veut un décryptage de la gouvernance de la 7ème République avec Issoufou Mahamadou aux commandes et aussi de la démocratie.
Niger Inter Hebdo : Le processus démocratique nigérien a 30 ans. Quelle est votre impression sur la pratique démocratique au Niger ?
Pr Salim Mokaddem : Depuis la Conférence nationale, en effet, en 1991, date de naissance et événement historiquement fondateur du renouveau démocratique au Niger, la démocratie a vécu des hauts et des bas et a été chahutée par les péripéties et les aventures politiques des différents coups d’Etat, des dépositions et des recompositions liées à des événements tragiques relevant souvent de tentations et de tentatives anti-démocratiques. Cependant, la gouvernance démocratique et républicaine de la 7ème République de SEM Issoufou Mahamadou a su rétablir, instituer et consolider, un véritable Etat de droit qui est au principe de la constitution nigérienne et auquel le peuple nigérien, tolérant et avisé, aspire authentiquement. Le programme de Renaissance 1 a ainsi permis l’existence d’une presse libre, variée, ouverte à toutes les expressions, avec les excès et les carences qu’on sait et qui sont liés souvent à la fois à des caractères conjoncturels et à une façon spécifique d’entendre l’esprit de la controverse au Niger. L’existence d’une presse écrite, orale, électronique qui fait ses gammes, avec les maladresses idéologiques ou l’ivresse de la jeunesse grisée par l’apparition encourageante d’un monde multipolaire et d’une vie politique plurielle, en est incontestablement la preuve la plus manifeste et cette liberté, consacrée par le Sermon de la table de la Montagne, est reconnue nationalement, internationalement, par la variété des horizons idéologiques et des valeurs politiques qu’elle diffuse dans le champ social. Un autre problème se pose maintenant sur la formation des journalistes et la qualité des médias ; mais gageons que le seuil quantitatif passé, une masse critique effectuera alors un saut qualitatif vers une presse plus rationnelle, objective, rigoureuse et moins inféodée à des partis pris ou des préjugés, des rumeurs qui en ferait alors une distributrice, plus ou moins rhétorique, de doxa plutôt qu’un moyen d’information critique et référencée à destination du public. La pratique démocratique au Niger est en bonne voie de réalisation : les dialogues et les controverses se font maintenant par le biais de discours, de paroles échangées, de débats, de communications plus ou mois informées, et on peut donc dire que le processus est amorcé et que la fabrication de l’opinion publique passe aujourd’hui par des médias variés, multiples, quelquefois opposés, attestant d’une santé et d’une vitalité propre aux discussions argumentées spécifiques des démocraties ouvertes et responsables. Les « fadas », phénomènes remarquables au Niger à plus d’un titre, permettent la pratique de la parole en acte, et habituent les populations à des débats, des échanges, des dialogues d’idées et d’arguments, enclenchant alors une habitude sociale démocratique, un penchant concret à la vie démocratique, dans le plaisir pris à partager la parole, les idées, les controverses, facilitant alors une façon de vivre en commun dans l’espace public et développant ainsi une citoyenneté démocratique de type dialogique. C’est une sorte de dialogue socratique authentiquement vécu et partagé, dans un cadre amical et fraternel, qui renforce les valeurs citoyennes d’une démocratie réelle, en acte et en engagement dans la parole osée en public, dans un esprit de bienveillance et de solidarité discursive.
Toutes les grandes démocraties sont basées sur une dialectique entre logos et doxa, représentation de la majorité et polémique constante sur les raisons argumentées des partis politiques en présence : le Niger, par ses cousinages à plaisanteries, ses mixités historiques, sa multiculturalité, son art vivant de la fada, fait preuve d’une vitalité démocratique authentique et qui s’éprouve au quotidien dans ces joutes amicales qui atténuent les conflits, les polémiques, par le jeu réglé des joutes oratoires, rhétoriques, permettant aux esprits de peaufiner des argumentaires et des techniques logiques de controverses qui relèvent de pédagogie populaire et savante à la fois.
Niger Inter Hebdo : Dans le cadre des élections présidentielles, certains acteurs politiques et leurs partisans ont eu à recourir aux antivaleurs à l’image de l’extrême droite française incarnée par Jean-Marie Le Pen pour contester la nationalité du candidat Mohamed Bazoum. Comment expliquez-vous cette posture de ces hommes politiques ?
Pr Salim Mokaddem : Vous mentionnez l’affaire dite de la nationalité d’origine de Mohamed Bazoum. D’abord, rappelons que la seule nationalité de Bazoum est la nationalité nigérienne et qu’il n’en a absolument aucune autre ; donc on ne peut pas parler de nationalité d’origine pour le haut fonctionnaire qu’est le ministre Mohamed Bazoum, d’une part, et, par ailleurs, nous n’avons pas à revenir sur les décisions du Conseil constitutionnel et sur l’authenticité très bien établie par lui de sa nationalité nigérienne (rappelons tout de même qu’il fut boursier de l’Etat nigérien au Sénégal, enseignant titulaire avec un matricule de la fonction publique, secrétaire d’Etat, député, ministre d’Etat). Aussi, il est indéniable que le relent de racisme et de xénophobie manifesté par certains candidats à l’élection suprême est teinté d’antivaleurs préjudiciables à la démocratie et aux valeurs de la constitution de la 7ème République et aux mœurs particulièrement tolérantes de la Oumma nigérienne, et que le simple fait d’avoir voulu déclencher des pulsions identitaires et communautaristes de type ethnocentrique prouve que les personnes qui ont tenu ces propos sont indignes de gouverner et encore plus de diriger un pays comme le Niger. En effet, le racisme, la calomnie, la haine de l’autre, la division voulue par quelques personnes, identifiées dans le paysage nigérien et international pour leurs mœurs dépravées et leurs actions condamnées, faut-il le rappeler ?, par la justice nigérienne, ne font pas partie des valeurs nigériennes, et relèvent d’une volonté de détruire le tissu social et l’unité républicaine du pays. La chose publique, la res publica, repose sur le fait que chaque citoyen est sous la même loi et qu’il n’y pas de sous citoyenneté et de citoyens de première ou de seconde zone au Niger. Aussi, vouloir instiller l’idée d’une citoyenneté impure ou de citoyen plus citoyen que d’autre, est une idée aryenne, raciste, proprement anti-démocratique et qui vise à détruire les idées de fraternité, d’égalité et de dignité de la personne humaine au Niger. Dans un contexte tendu, difficile, avec des frontières immenses, et des conflits liés aux incursions de bandits armés, sans revendications autres que le crime et la violence barbare, tenir des propos racistes et de pure xénophobie s’apparente en effet à la violence des partis d’extrême droite, française ou d’autres pays, car il s’agit de substituer aux valeurs de justice, d’égalité, de fraternité républicaines, des anti-valeurs basées sur la violence pure, sur l’arbitraire de la pulsion, une vision incertaine de la biologie mal maîtrisée, et un recours maladroit aux origines ou aux généalogies raciales, claniques, substituée de façon mal intentionnelle au droit et à la légitimité juridique. Car l’idée qu’il existerait des races ou ethnies pures et d’autres indignes, impures, à l’instar des mouvements fascistes et nazis totalement délirants et irrationnels qui eurent cours dans le monde, pour justifier le pire (l’esclavagisme, les génocides, les massacres des populations civiles, les colonisations les plus barbares et sanglantes) au cours des temps passés et présents, a mené l’humanité aux guerres mondiales. Le XXème siècle a vu naître, au Rwanda, au Kashmere, et ailleurs, des violences provoquées par des paroles incontrôlées, racistes et ethnicistes, qui peuvent déchirer le contrat social et mettre un pays à feu et à sang au grand dam de ses populations. C’est une posture inadmissible, intellectuellement parlant, car contraire à la raison élémentaire, et aux connaissances que nous avons acquises sur les notions de race, d’histoire, de droit, et de filiation. Et ce racisme est éthiquement injustifiable car le Niger est un pays uni par le droit et les mœurs non racistes de son peuple, vivant en harmonie ses différences, à la fois en principe et en réalité, et cette violence raciste est politiquement irresponsable car ces propos racistes ne relèvent pas d’une volonté de faire peuple, de faire cohésion, de vivre ensemble et de construction du lien social, mais, au contraire, de destruction et de haine du peuple et de l’Etat nigériens.
Dire que telle ou telle partie de la population n’a pas droit à gouverner, c’est d’abord nier au peuple nigérien, au processus électoral en cours, à la CENI, à la Cour Constitutionnel, aux libertés des volontés individuelles, le droit légitime de pouvoir s’exprimer, selon son droit fondamental, dans une volonté générale lui permettant d’affirmer ses choix libres et son avenir politique. C’est ensuite, moralement parlant, une tentative de privation de liberté politique du corps électoral, une atteinte profonde à l’intégrité du peuple nigérien, une offense faite à l’esprit de paix et de concorde de tous les nigériens de toutes les régions du Niger. En ce sens, les tenants de l’extrémisme raciste au Niger ont prouvé qu’ils étaient anti-démocratiques et qu’ils n’avaient que la haine de l’autre et la destruction de l’ordre social comme unique programme politique. Le Niger n’a pas besoin de ces hommes séditieux, violents et dangereux, porteurs de haine, et d’idées toxiques irrationnelles et criminelles. Ceux qui n’ont que la peur de l’autre et le refus de l’ouverture comme modèle politique n’iront pas très loin avec de tels préjugés (car ce ne sont pas des « idées »); le racisme, quand il se développe dans une société, mène toujours en effet au pire. Et, heureusement, la liberté et la paix sont des valeurs républicaines auxquelles les nigériens tiennent par expérience, histoire et sagesse.
Ce discours de haine de quelques extrémistes racistes, prétendant diriger le pays n’ont pas trouvé d’écho dans l’opinion publique, sauf dans des consciences perverties par la frustration, la haine, la jalousie et l’impuissance pathologique autant qu’intellectuelle à reconnaître que la politique réclame des vertus spécifiques d’humanisme, d’ouverture éthique, de rationalité stricte, pour rassembler, unir, diriger, consolider un peuple en marche pour son développement réel et désireux de fuir les obscurantismes dangereux. La politique inclusive qui reconnaît que tout le monde est utile à tous au Niger, dans un esprit d’harmonie, de solidarité, de bienveillance, et de soutien aux plus faibles, aux plus démunis, et aux plus nécessiteux, cette politique dirigée par une éthique de la reconnaissance de l’autre et de la responsabilité de faire société avec tous, quelles que soient nos différences culturelles et linguistiques, cette politique inclusive, comme l’est celle de la Renaissance, affirme des enjeux, une finalité, un horizon de positivités et s’appuie sur la richesse des différences culturelles et des multiples atouts socio-anthropologiques du Niger. Le priver de ces différences, de ces identités multiples, de ces minorités et de ses pôles historiques, c’est amputer la réalité historique du Niger de sa vitalité intrinsèque et de son riche et divers terreau humain et physique. C’est ne pas (re-)connaître le Niger que de penser qu’il allait se fourvoyer dans la haine et la violence pour satisfaire les pulsions les plus honnies de quelques aventuriers de la politique du pire qui portent dans leur vie et leur discours des anti-valeurs négatives de mort et de destruction. Il y a une politique de vie qui est portée par la Renaissance, et une antipolitique de mort véhiculée par le virus de la haine et du racisme.
Le Niger historique, porteur d’avenir, et de progrès social, est du côté de l’affirmation des forces de vie et non pas du côté de la destruction et de la mort. Les rares personnes qui escomptaient sur la politique du chaos et sur une absence de campagne électorale républicaine pour s’introduire en force dans les élections ont sous-estimé la puissance du pouvoir législatif et la volonté de faire peuple et de vivre une histoire libre et démocratique des populations qui ne sont pas tombées dans la facilité xénophobique.
Niger Inter Hebdo : Le refus de l’altérité constitue une menace pour la démocratie, notamment en Afrique où la diversité ethnique est une réalité. Que faire pour l’émergence d’un véritable Etat de droit en dépit de certaines considérations négatives comme le racisme, le chauvinisme, le tribalisme ?
Pr Salim Mokaddem : Disons d’emblée que vouloir abolir l’altérité n’est pas une chose désirable et à recommander dans une société démocratique car l’altérité, l’autre, le dissemblable, le non identique, n’est certainement pas une menace pour la démocratie mais une véritable chance. En effet, s’il n’y avait pas cette hétérogénéité et ces multiples occurrences de la contradiction et des altérités, il n’y aurait alors que le règne vide, froid, stérile, de la répétition, de l’Un, de l’homogène, du Même, et l’abrasion de toutes les différences nécessaires à l’expression de la création, de la vie et de la culture démocratique, tant au niveau des idées que des réalités sociales, économiques, culturelles et politiques, serait préjudiciable à l’essor des libertés vives au Niger. Les dictatures veulent toujours faire de l’Un : le nazisme se résumait dans le slogan nazi suivant : « Ein Reich, Ein Volk, Ein Führer ! », un empire, un peuple, un commandeur. Ce qui est éminemment dangereux, c’est la volonté de faire fi du Multiple au profit d’un Un qui écraserait les complexes moments des singularités composant la réalité : c’est pour cela qu’on divise les pouvoirs en démocratie républicaine (pouvoirs législatif, judiciaire, exécutif) afin d’éviter la concentration des pouvoirs en une seule personne morale et/ou physique, et qu’on oppose des points de vue opposés dans l’Assemblée nationale, dans la presse libre, dans les médias, et même auprès des ministères, par la voie de consultations variées et diverses d’acteurs pluriels (société civile, chefferies religieuses, traditionnels, experts, etc.) afin de ne pas s’enfermer dans un jugement unique, abstrait, dans une confusion nocturne où « toutes les vaches sont grises » et oblitérer alors la riche variété et complexité du Réel qui n’est jamais Un que dans le fantasme de sa clôture, c’est-à-dire, dans une volonté de le maîtriser totalement et définitivement. Ce qui est proprement impossible et non désirable.
Ce qui est une menace pour la démocratie, c’est quand une partie du Tout social se prend pour le Tout lui-même (c’est ma définition du totalitarisme dans mon essai Eduquer avec Platon, Paris, 2014) et que les contradictions ne peuvent plus s’exprimer librement, et sans violences, dans le cadre d’un Etat de droit reconnu et accepté par les parties prenantes de cet Etat de droit. Refuser le contrat social, juridique, politique et changer d’avis quand on a donné son accord au contrat en question, à moins de cause majeure mentionnée et prévue par la Constitution, cela est dangereux pour la démocratie et lui est préjudiciable toute atteinte à sa légitimité et à sa souveraineté hors des cadres de la loi qui la construit et l’institue pour tous les citoyens. Les règles du jeu ne sont pas à changer selon l’humeur des joueurs, bons ou mauvais, et les règles de l’Etat de droit ne sont pas superfétatoires et de circonstances, comme certains antidémocrates populistes voudraient le faire croire. Les partisans des coups d’Etat, des émeutes et des séditions violentes, sont des dangers pour la démocratie en ce qu’ils brisent toute possibilité d’inscrire une légitimité dans un processus politique et qu’ils fragilisent la confiance des peuples dans leur code juridique et leur Constitution organique fondamentale, non moins que dans la constance historique des volontés de justice et de progrès des acteurs civils et politiques. Aussi, bien que le racisme, le chauvinisme, l’ethnicisme, le tribalisme, sont de graves dangers, et hélas !, bien répandus sur la planète, même dans les pays du Nord, comme le montrent les récents événements populistes et bonapartistes ici et là, il faut affirmer que les peuples en général veulent vivre en et dans la paix les uns avec les autres et que les institutions internationales sont des médiatrices et des régulatrices des conflits afin d’empêcher les embrasements destructeurs d’Etat et de société.
Je pense que l’éducation, l’instruction, la formation critique du jugement, les éducations à (savoir être, savoir faire, savoir vivre, etc.), les débats argumentés, les discussions à visée philosophique et démocratique que je pratique partout dans le Monde depuis plus de trente ans, la formation intellectuelle aux rationalités scientifiques, logiques et techniques, les pratiques pédagogiques de différenciation et d’autonomisation à l’Ecole, les jeux de rôles, les exemples médiatiques et médiatisés de débats et de controverses de savants et de chercheurs, comme celles entre des religieux éclairés et des intellectuels tolérants, tout cela participe à l’éducation à la vie démocratique et permet d’éviter les ravages des dogmatismes tribaux, des obscurantismes racistes et des replis sur soi identitaires, toujours étriqués et sclérosant pour l’esprit, la sensibilité et l’intelligence.
En ce sens, la meilleure chose à faire est d’éduquer les populations, d’instruire les cadres, de former les jeunes générations, à accepter les différences, les altérités, les complexités, les multitudes, les polarités nombreuses et multiples du Réel. Il est urgent de faire vivre chez les populations cette altérité structurelle constitutive de soi, comme du monde et de l’autre, par les décentrations que procurent les savoirs, les connaissances, les débats, les travaux de groupe, l’expérience et l’ouverture au monde. C’est le but, entre autres, de l’Ecole, et de l’éducation au sens large. Les dirigeants nigériens, et africains, comme tous les gouvernants de ce monde, ont comme tâche majeure de promouvoir activement cette éducation au sens critique et à l’ouverture à l’altérité et au multiple, surtout dans un univers globalisé par l’économie et la technologie du réseau internet et qui déréalise le réel du fait des multitudes d’informations (infobésité) et des stratégies de propagandes communicationnelles liées aux tentatives de manipulation des consciences et des volontés (fake news, post vérité, etc.). C’est un problème et une tâche que connaissent bien les philosophes depuis leur combat contre les sophistes et les sycophantes qui voulaient déstabiliser les opinions pour imposer une tyrannie du monde de l’opinion, de la rumeur, des préjugés et du relativisme. Le nihilisme contemporain ne peut être contré que par l’éducation des peuples et la formation au jugement critique des citoyennes et des citoyens.
Il faut donc rétablir l’apologie de l’éthique des mœurs et des civilisations dans les programmes politiques de gouvernance afin de lutter contre les nouvelles superstitions dogmatiques que sont les fanatismes religieux et les nouveaux obscurantismes que peuvent promouvoir les virtualités numériques décontextualisées et déshistoricisées. C’est un enjeu nigérien autant que mondial. En fait, je n’ai pas le temps de développer cette idée ici, mais ce qui se joue avec l’éducation est l’avenir de l’humanité et l’oubli de sa fragilité et de sa dignité. Seule une éducation éthique, historique, philosophique, scientifique, et esthétique peut relever l’être humain de sa condition finie d’animal rationnel doué de langage et peut ainsi le rendre disponible et ouvert à un horizon de valeurs sublimant ses déterminations pulsionnelles et instinctuelles. Il faut faire le pari de l’éducation, de la culture au sens fort, plutôt que celui du fatalisme et du repli identitaire qui mène toujours à la médiocrité, à la paresse, et à l’inertie. C’est un choix autant politique que philosophique, indistinctement.
Niger Inter Hebdo : Malgré toutes les tentatives de certains acteurs de saborder le processus électoral, le Niger vient d’organiser des élections générales dans un climat apaisé. N’est-ce pas un exploit au regard des menaces qui pesaient sur le processus électoral ?
Pr Salim Mokaddem : Vous avez tout à fait raison de mentionner le caractère pacifique et remarquablement sérieux des dernières élections que toutes les grandes démocraties du monde entier (USA, UE, etc.) ont reconnu ; elles ont salué unanimement la très bonne tenue de ces élections et leur grande et digne correction générale, malgré quelques incidents mineurs, ici ou là, fort négligeables au demeurant et liés à la grandeur géographique du pays et aux erreurs humaines trop humaines répandues sur la planète. Il est vrai que les menaces terroristes, les attaques contre les populations civiles de groupes armées prédateurs et violents, les conditions d’éloignement de certains bureaux de votes, etc., auraient pu être des obstacles et des entraves à ces convocations politiques. Mais les nigériennes et les nigériens, qui aiment leur pays, sont patriotes, et tiennent à des élections libres et transparentes, et ont fait preuve d’une citoyenneté et d’un calme olympien qui a édifié le monde sur la capacité du Niger à faire montre de vertus civiques et républicaines universellement reconnus en Afrique et ailleurs. La dernière standing ovation des burkinabés envers SEM Issoufou Mahamadou, à Ouagadougou, est une preuve supplémentaire que le Niger fait école et qu’il est reconnu désormais comme un parangon démocratique et a indiqué de façon exemplaire une voie paradigmatique pour les peuples et les Etats désirant réaliser dans leur histoire et leur actualité leur besoin de renouveau démocratique. Le Niger a fait mentir l’idée préconçue que l’africain ne serait pas entré dans l’histoire et qu’il porterait en lui le gène de l’arriération protohistorique ; ces idées négatives, racistes et issues d’un colonialisme qui ne passe pas et qui en dit long sur les auteurs de telles représentations, sont erronées et participent de ce que nous avons appelé plus haut une antipolitique de mort (Thanatos en grec ancien signifie la mort), ce que j’appelle dans mes travaux philosophiques une thanatopolitique. Ceux qui dénigrent le Niger et veulent introduire des discours racialistes et ethniciste ont souvent pour complices des politiciens de bas étage, avec un niveau de culture et de civilisation extrêmement précaire, et qui en disent plus sur leurs intentions morales que sur la réalité qu’ils prétendent qualifier et désigner. Comme dit le philosophe Spinoza, quand Pierre me parle de Paul, j’en apprends plus sur Pierre que sur Paul, en ce qu’il me révèle par son discours beaucoup plus sa complexion, sa logique, et sa psychologie intime, que celles de celui dont il parle.
Niger Inter Hebdo : Il n’y a pas de démocratie sans démocrates, dit-on. Le président Issoufou Mahamadou n’a pas cédé à la tentation du 3ème mandat comme Alpha Condé, Alassane Ouattara et bien d’autres chefs d’Etat africains qui ont trituré les constitutions de leur pays pour se maintenir au pouvoir. Quel commentaire suscite chez vous cette contribution d’Issoufou Mahamadou à la démocratie nigérienne ?
Pr Salim Mokaddem : Outre le fait qu’Issoufou Mahamadou est un grand chef d’Etat, aux qualités de modestie, d’humilité, de travail, de rigueur et de vision prospective pour son pays et pour la sous-région, il faut lui reconnaître un sens très aigu de ses responsabilités historiques et politiques. Tout son parcours, depuis que je le connais, en témoigne avec vérité et dignité. Je ne parlerai pas de son abnégation constante et de son fidèle attachement aux valeurs républicaines, démocratiques qui sont celles du PNDS, mais de son profond amour patriotique pour tous les nigériens, de quelques partis et appartenances idéologiques qu’ils soient. C’est un esprit supérieur qui a un regard généreux, bienveillant, rigoureux et averti sur le destin du Niger et qui a en sus une vision pour la CEDEAO et l’UA dans le monde multipolaire qui est le nôtre aujourd’hui.
Le Président Issoufou Mahamadou sait très bien qu’il est sage de gouverner et de diriger selon les vœux de ses électeurs, de la Constitution et de l’histoire plutôt que de vouloir forcer les choses et d’effectuer des dénis de droit qui ne peuvent empêcher, le temps et le moment légitime venus, d’installer, tôt ou tard, dans la vie des peuples libres, une démocratie authentique.
Savoir et pouvoir vont de pair ; quand le philosophe sait qu’il ne sait pas tout, le politique juste reconnait les limites du pouvoir. Ce qui est une sorte de véritable sagesse. Issoufou est un sage politique dont la modération et l’esprit de justice auront permis au Niger de vivre historiquement et dans l’harmonie un passage démocratique apprécié. En ce sens, autant le Niger a été honoré sous et par sa gouvernance, autant l’attitude responsable des électeurs nigériens rend hommage à sa sagesse politique. On ne peut que s’en réjouir pour la paix et l’harmonie du Niger.
Interview réalisée par Elh. Mahamadou Souleymane