Retrait des pays de l’AES de la CEDEAO : Les leçons d’une rupture

Hier, la volonté de favoriser l’intégration économique ouest africaine, rétablir certains liens sociaux et culturels quasiment rompus par la colonisation, la pauvreté, la paix, la solidarité. Aujourd’hui, la lutte contre l’insécurité, l’adaptation au changement climatique…. Demain, encore et encore, l’adaptation au changement climatique pour rendre les territoires plus habitables, l’intelligence artificielle …. Depuis leur accession à l’indépendance, jamais les pays de l’Afrique de l’Ouest n’ont eu le besoin de mutualiser leurs efforts et moyens en vue de faire face à autant de défis et de bouleversements pouvant mettre en péril même, pour certains d’entre-eux, leur existence. Et ce n’est pas l’engagement d’un seul pays, quelle que soit sa puissance économique, qui peut changer la donne. Autrement dit, un seul pays, quels que soient ses moyens, ne peut y faire face efficacement. Et pour cause ! Leur ampleur ainsi que leur caractère global rendent très vulnérables ces pays et expriment ainsi l’impérieuse nécessité de travailler « main dans la main » afin d’y apporter des solutions concrètes et, par ricochet, atténuer les souffrances des populations à travers le renforcement des institutions supranationales et donc à même de relever de tels défis. Quitte à mettre en commun une partie de leur souveraineté pour mieux aller de l’avant.

La CEDEAO pour promouvoir l’intégration économique régionale

En guise de rappel, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a été créée par les Chefs d’État et de Gouvernement de quinze pays d’Afrique de l’Ouest, lors de la signature, le 28 mai 1975 à Lagos, au Nigeria, du Traité de la CEDEAO. Lequel a été signé par les Chefs d’État et de Gouvernement du Bénin, du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, de la Gambie, du Ghana, de la Guinée, de la Guinée-Bissau, du Liberia, du Mali, de la Mauritanie, du Niger, du Nigeria, de la Sierra Leone, du Sénégal et du Togo, avec pour mission déclarée, de promouvoir l’intégration économique dans la région.

L’espace CEDEAO, qui couvre une superficie de 5,2 millions de km2, regroupe les États membres suivants : le Bénin, le Burkina Faso, le Cap vert, la Côte d’Ivoire, la Gambie, le Ghana, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Liberia, le Mali, le Niger, le Nigeria, la Sierra Leone, le Sénégal et le Togo. Toutefois, cet espace a évolué avec le retrait récent, comme nous allons le voir, des trois pays membres de l’AES, à savoir le Burkina Faso, le Mali et le Niger.

Considérée comme l’un des piliers de la Communauté économique africaine, la CEDEAO a été créée dans le but de promouvoir l’idéal d’autosuffisance collective de ses États membres. En tant qu’union économique, elle vise également à créer un grand bloc commercial unique par le biais de la coopération économique.

Les activités économiques intégrées, telles qu’envisagées dans la région, dont le PIB cumulé s’élève à 734,8 milliards de dollars, tournent autour de l’industrie, du transport, des télécommunications, de l’énergie, de l’agriculture, des ressources naturelles, du commerce, des questions monétaires et financières, ainsi que des questions sociales et culturelles, entre autres.

En 2007, le Secrétariat de la CEDEAO a été transformé en une Commission dirigée par un Président, assisté d’un Vice-président, de treize Commissaires et de l’Auditeur général des institutions de la CEDEAO. Elle comprend des technocrates expérimentés qui assurent le leadership de cette nouvelle orientation.

Dans le cadre de ce processus de réforme, la CEDEAO met en œuvre des programmes critiques et stratégiques visant à favoriser le renforcement de la cohésion et l’élimination progressive des obstacles à l’intégration effective de la sous-région. Ainsi, les 300 millions de citoyens de la Communauté pourront finalement s’approprier la réalisation de la nouvelle Vision qui consiste à passer d’une CEDEAO des Etats à une « CEDEAO des Peuples : Paix et prospérité pour tous » à l’horizon 2050. Son siège est basé à Abuja, au Nigeria.

Des ambitions en partie douchées par la mal gouvernance au sein des pays membres

Comme évoqué précédemment, la Communauté a pour objectif de promouvoir la coopération et l’intégration dans la perspective d’une union économique de l’Afrique de l’Ouest, en vue d’élever le niveau de vie de ses peuples, de maintenir et d’accroitre la stabilité économique, de renforcer les relations entre les États membres et de contribuer au progrès et au développement du continent africain.

Pour ce faire, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), union douanière s’est dotée, entre autres, d’un tarif extérieur commun en 2015, afin d’intensifier le commerce entre pays de la région. L’objectif était de stimuler les exportations, notamment de produits agricoles, des pays traditionnellement excédentaires vers les pays déficitaires, mais aussi de favoriser la circulation des produits importés du reste du monde (céréales, huile de palme, sucre de canne et sucrose), dans une région qui ne dispose que de quelques ports desquels partent les marchandises pour approvisionner trois pays enclavés (Burkina Faso, Mali, Niger) et six pays aux infrastructures portuaires limitées (Cap Vert, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau, Liberia, Sierra Leone).

Cependant, les ambitions affichées, bien que nobles, peineront à se réaliser pour l’essentiel. En cause, la corruption et d’autres dysfonctionnements majeurs qui caractérisent bon nombre de ses pays membres et compromettant, au passage, ses actions au profit de la population ouest africaine. Des pratiques que l’Institution aurait dû combattre énergiquement pour préserver ses valeurs et gagner davantage en crédibilité auprès des citoyens qui la composent. Hélas !

Concernant la corruption, elle est présente, par exemple, le long des corridors de commerce et limite la fluidité des échanges commerciaux. Parce qu’elle entrave le commerce de produits agricoles, la corruption contribue à la hausse des prix à la consommation, diminue les prix à la production et aggrave le gaspillage de produits agricoles périssables lors du transport. La corruption participe aussi à l’insécurité alimentaire de la région. En outre, des dysfonctionnements internes entravent l’opérationnalisation efficace des dispositifs de solidarité vis-à-vis des pays de l’hinterland, notamment victimes de terrorisme depuis plusieurs années, mettant ainsi à mal le principe de solidarité. En effet, « en plus d’une décennie de crise sécuritaire dans le Sahel et de lutte contre le terrorisme, la CEDEAO n’a jamais véritablement manifesté la moindre compassion vis-à-vis des peuples meurtris du Burkina, du Mali et du Niger, encore moins apporté le moindre soutien militaire, matériel ou financier significatif à nos pays ».

Pire, « en décidant, de façon irresponsable, de sanctionner illégalement et injustement le Niger et d’entreprendre une intervention militaire contre notre pays, la CEDEAO est devenue une menace pour tous les peuples du Sahel et ses Etats membres ». Sans oublier l’ingérence dont elle est souvent victime, comme dénoncée dans le communiqué conjoint : « non seulement, l’organisation, sous influence de certaines puissances étrangères, n’est plus véritablement maitresse de sa décision, mais n’a réellement pas de solution sérieuse de sortie de crise pour le Burkina, le Mali et le Niger ».

Autant de griefs, par ailleurs légitimes exprimés par les pays de l’AES, qui démontrent son éloignement à certains des idéaux ayant motivé sa création, mais aussi son incapacité à œuvrer, en partie, pour le bien-être de la population. Et diverses études plaident dans ce sens, en montrant notamment que les idéaux de fraternité, de solidarité, d’entraide, de paix et de développement, qui ont guidé, entre autres, la création de l’institution en 1975, peinent à se concrétiser.

L’inéluctable retrait des pays de l’AES

Face à une telle situation, fallait-il rester indifférent ? De surcroit lorsque l’on est mu par la volonté de rompre avec les pratiques néfastes ayant entrainé nos pays dans l’ornière ? Ces questions ont sans doute beaucoup taraudé les esprits des dirigeants des pays de l’AES et qui ont fini par faire de choix difficiles tant les enjeux sont nombreux.

Ces choix se sont traduits, entre autres, par la décision de se retirer de la CEDEAO. Une décision certes redoutée, mais nécessaire à certains égards tant l’antagonisme devenait de plus en plus important entre les différentes parties, c’est-à-dire les « Pro » et les « moins favorables » au retour rapide à l’ordre constitutionnel.

Au-delà d’être regrettable, la décision précédemment évoquée révèle l’incapacité des dirigeants de l’organisation à dialoguer sereinement pour trouver des solutions à la hauteur des défis auxquels leurs pays sont confrontés et quitte, par ailleurs, à sacrifier les projets visant à favoriser l’intégration économique dans une zone qui représente un marché de près de 350 millions de consommateurs. Un désastre à la veille des 50 ans de l’Institution qui risque de se fragiliser davantage avec ce qui ressemble à un bouleversement majeur de fond d’un point de vue institutionnel et géostratégique.

Qu’est-ce que les pays de l’AES gagnent en quittant l’organisation ou qu’ils perdent en y restant ?

Il convient de rappeler que l’on ne se retire jamais d’une organisation de gaité de cœur. De surcroit, une organisation, comme nous l’avons vu, censée favoriser l’intégration économique au niveau régional et promouvoir des idéaux de fraternité, de solidarité, de paix et de développement économique et social dans une région qui fait face à de multiples défis, tels que la dégradation de la situation sécuritaire et la pauvreté qui sont souvent communs à tous les pays membres. Simplement face à la léthargie ainsi que d’autres dysfonctionnements majeurs, tels que la mal gouvernance entravant la réalisation de certains de ces idéaux, la décision de tenter d’autres expériences s’impose pour des dirigeants mus par la volonté de mieux répondre aux aspirations de leurs peuples. Et c’est ce courage qu’ont exprimé les pays de l’AES à travers leur décision de se retirer de la CEDEAO. Et en quittant l’organisation, ces pays pourraient retrouver certaines marges de manouvres susceptibles de favoriser leur émergence.

Quels sont-elles avantages et inconvénients sur le plan économique ?

Sur le court terme, les conséquences du retrait de la CEDEAO risquent d’être très importantes, voire désastreuses pour les pays de l’AES, tant l’interdépendance reste élevée avec les autres pays membres. Dans l’immédiat, il me semble que le premier point à mettre en relief est celui de la libre circulation, même si elle a été entravée avec l’entrée en vigueur du blocus économique, notamment pour le cas du Niger. Et malgré ce blocus, les autorités nigérianes et béninoises, principaux axes d’approvisionnement du pays avant la crise, ont fait preuve d’une certaine indulgence en laissant prospérer les passages clandestins et facilitant l’acheminement d’une certaine quantité de marchandises pour atténuer les souffrances de la population.

Le risque, avec ce retrait qui serait synonyme d’un point de non-retour, est que l’on assiste à davantage de la fermeté de la part des autres pays et donc l’instauration d’un véritable blocus qui empêchera tout déplacement dans un espace qui est extrêmement intégré à la fois pour les personnes et les biens et provoquer, au passage, de pénurie et potentiellement de hausse des prix supérieures à ce que l’on a connue jusque-là de biens de première nécessité. Toutefois, ces inconvénients seraient à relativiser puisque les populations du Burkina, Mali et Niger continuent de faire preuve d’une remarquable résilience. En revanche, lorsqu’elles mesureront les conséquences économiques des éventuelles restrictions, au niveau collectif ou à titre individuel, quand leur possibilité de se déplacer dans un espace qui est extrêmement intégré, il pourrait y avoir une plus grande contestation.

Quant aux bénéfices éventuels, ils interviendraient sur le moyen et long terme. Car, en se débarrassant de certains freins, les pays de l’AES pourraient œuvrer pour une meilleure valorisation et exploitation de leurs atouts et nouer de nouveaux accords de partenariats gagnant-gagnant avec des partenaires de confiance.

En définitive, que ce soit dans l’AES ou ailleurs, les idéaux de fraternité, de solidarité, de paix et de développement économique et social, et le fait de répondre efficacement à d’autres défis, ne seront atteints que lorsque la bonne gouvernance s’érigera comme mode de gestion des affaires publiques. Ce qui requiert davantage la vigilance de la population.

Adamou Louché Ibrahim

Économiste

@ibrahimlouche