Pendant longtemps, les idées et propositions de Thomas Sankara, bien que « bonnes » pour garantir la prospérité et sortir les pays du Sahel, voire de l’Afrique de la pauvreté, ont été curieusement balayées par de nombreux gouvernements de la région. La forte adhésion et approbation de la population en général, et de la jeunesse en particulier pour celles-ci n’aurait pas également suffi à pencher la balance, alimentant au passage l’idée selon laquelle les gouvernements semblent « déconnectés » de la réalité et « moins enclins » à travailler sincèrement et sérieusement pour le bien-être de leur Peuple.
Cependant, assistons-nous à un changement de paradigme avec la création de l’Alliance ? Autrement dit, les idées du révolutionnaire burkinabé, et dont la vie a été tragiquement écourtée et, par ricochet, ses ambitions réduites à néant, sont-elles en train d’être ressuscitées ? La réponse reste sans équivoque si l’on se fie aux déclarations des nouvelles autorités des pays du cœur du Sahel : Burkina Faso, Mali et Niger.
Il n’est un mystère pour personne que le Sahel en général traverse une période critique de son histoire. Trois pays de cette région d’Afrique de l’Ouest, à savoir le Burkina Faso, le Mali et le Niger concentrent les attentions en raison de défis importants auxquels ils sont confrontés. A la pauvreté endémique et autres insuffisances inhérentes au développement économique et social qui les ont caractérisées depuis plusieurs décennies, s’ajoute dorénavant une série de crises multiformes. Et la crise qui se pose encore avec la plus grande acuité reste la dégradation de la situation sécuritaire, avec comme corollaire des milliers de morts et de blessés. L’absence de réponses sérieuses a, entre autres, conduit certains militaires de ces pays à prendre leur « responsabilité » en renversant les régimes démocratiquement élus.
Depuis ces coups d’État militaires, à titre de rappel, le Burkina Faso, le Mali ainsi que le Niger ont été suspendus des instances de la Cédéao ; instance dans laquelle ils en sont toujours membres mais ne participent plus aux prises de décisions. Et cette situation devrait perdurer jusqu’à ce qu’ils organisent des élections et reviennent à l’ordre constitutionnel. En outre, contrairement au Burkina et le Mali qui ont écopé de sanctions relativement « légères », le Niger se voit infliger les plus lourdes sanctions jamais imposer à un pays de la région à la suite des événements du 26 juillet.
Pour dénoncer ces sanctions imposées par la CEDEAO, qui sont considérées par ailleurs comme « injustes et iniques », selon le Premier Ministre, Ali Mahamane Lamine Zeine, Niamey a initié une procédure judiciaire, dont la décision attendue a été repoussée à la mi-décembre.
Ne pouvant rester indifférents face au blocus économique qui pèse sur le Niger et qui a des conséquences dramatiques pour la population, le Burkina Faso et le Mali ont manifesté leur solidarité en facilitant, entre autres, l’approvisionnement du pays. Ce geste, loin d’être anodin, constituerait les prémices de la création de l’Alliance des Etats du Sahel (AES).
L’AES comme alternative véritable à la Cédéao ?
Créée en 1975, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), union douanière qui s’est dotée d’un tarif extérieur commun en 2015, avait pour vocation, d’intensifier le commerce entre pays de la région. L’objectif était de stimuler les exportations, notamment de produits agricoles, des pays traditionnellement excédentaires vers les pays déficitaires, mais aussi de favoriser la circulation des produits importés du reste du monde (céréales, huile de palme, sucre de canne et sucrose), dans une région qui ne dispose que de quelques ports desquels partent les marchandises pour approvisionner trois pays enclavés (Burkina Faso, Mali, Niger) et six pays aux infrastructures portuaires limitées (Cap Vert, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau, Liberia, Sierra Leone).
Mais la corruption présente le long des corridors de commerce est venue limiter cette ambition. Parce qu’elle entrave le commerce de produits agricoles, contribue à la hausse des prix à la consommation, diminue les prix à la production et aggrave le gaspillage de produits agricoles périssables lors du transport. La corruption participe aussi à l’insécurité alimentaire de la région, selon la lettre du CEPII intitulée « Afrique de l’Ouest : les tracasseries routières aggravent l’insécurité alimentaire » (disponible en téléchargement http://www.cepii.fr/PDF_PUB/lettre/2023/let437.pdf). À cela s’est ajoutée l’absence de solidarité communautaire significative (la solidarité et autosuffisance collective restent des principes fondamentaux de l’Institution) en matière de lutte contre le terrorisme, une menace devenue quasi-existentielle pour les trois pays enclavés. Brillante par son immobilisme à de nombreux égards, la CEDEAO s’est souvent contentée de « simples » communiqués de condamnation sur les atrocités commises contre la population par les terroristes, alors que la gravité de la situation aurait exigé plutôt une intervention d’envergure par le biais d’un soutien plus important aux pays concernés par la mise en place de lignes de crédits, par exemple, pour mieux renforcer leurs capacités ou l’envoi des troupes militaires pour mieux endiguer la crise sécuritaire.
Pire, à la grande déception de nombreux citoyens de la région, l’organisation censée promouvoir leur bien-être s’est montrée plus prompte à imposer des sanctions aux pays victimes de coups d’Etat, une intransigeance qui peut par ailleurs être compréhensible au regard des principes démocratiques qui la régissent, que de leur manifester une véritable solidarité face aux défis auxquels ils font face quelques années auparavant. Cette attitude continue de lui valoir des critiques, voire de la défiance d’une part non négligeable de la population de ses Etats membres. Est-ce une raison suffisante pour quitter la CEDEAO ? Pas sûr, au regard des enjeux qui semblent importants (forte interdépendance entre les économies, par exemple), comme le confirme la prudence adoptée par les trois pays. Sans oublier leur poids économique relativement faible dans la zone.
Toutefois, prenant acte de la nouvelle donne et face au quasi-dialogue de sourd qui prévaut, les nouvelles autorités burkinabés, maliennes et nigériennes ont convenu de cheminer vers une nouvelle voie et adopter de nouvelles approches dans leurs relations. Dans ce contexte, l’«opérationnalisation» en cours de l’Alliance des États du Sahel, la manière dont elle se dessine, ressemble à la création d’une alternative à la Cédéao. On assiste à l’émergence d’une organisation régionale, sahélienne, plus restreinte, mais également plus conforme à la ligne des autorités actuelles de ces trois pays, qui affirment, pour résumer en substance les déclarations de leurs dirigeants, que la Cédéao serait injuste, qu’elle ne comprendrait pas les intérêts des populations et qu’elle serait manipulée par la France.
Ainsi, une nouvelle dynamique stratégique s’est donc dessinée avec la création de l’Alliance des États du Sahel (AES) le 16 septembre dernier avec la signature de la Charte du Liptako-Gourma, jetant ainsi les bases d’une alliance qui promet de redéfinir la lutte contre le terrorisme et de remodeler les équilibres régionaux. Cet acte audacieux a ravivé les débats sur l’avenir du G5 Sahel, mais il ne s’arrête pas là. L’AES déploie une vision ambitieuse allant au-delà de la sécurité, visant l’indépendance économique et l’intégrité des États. Même si la volonté y est, l’AES serait de loin une véritable alternative à la CEDEAO, qui est la région de l’Afrique de l’Ouest la plus importante des régions du continent africain en termes de part dans le PIB. Elle représente plus de 27 % du PIB du continent en 2022, suivie de près par l’Afrique du Nord (26,7 %) et l’Afrique australe (22,6 %), selon la Banque Africaine de Développement.
D’où l’importance, même s’il parait peu probable, de renouer le dialogue pour corriger les dysfonctionnements minant l’institution et enclencher de nouvelles dynamiques pour la prospérité commune.
Éviter le piège d’une structure coquille vide
C’est un secret de polichinelles. Depuis l’indépendance, diverses structures ont vu le jour, les unes poursuivant des objectifs plus ou moins ambitieux que les autres, mais qui finissent par se dissoudre faute de résultats probants. En 1991 déjà, l’ex-secrétaire général de l’Organisation de l’Union Africaine (OUA), devenue depuis l’Union Africaine (UA), Edem Kodjo dressait un bilan sans complaisance du décalage entre le discours et la réalité des engagements africains en matière d’intégration régionale : « (…) le plus frappant en Afrique, c’est l’aboulie régnante, l’absence d’une volonté de créer les bases communes d’un développement qui ne peut se faire que collectivement. Les institutions africaines de coopération régionale sonnent singulièrement creux…. Rares sont les dirigeants politiques africains qui sont réellement animés par la mystique communautaire. Les organisations prolifèrent mais demeurent inertes, inactives, comme autant de cadavres dans les cimetières sous la lune » (Jeune Afrique, 16 janvier 1991, page 33). Les autorités des trois pays, sauront-elles prendre les mesures idoines pour éviter que l’AES subisse le même sort ? Le temps nous le dira !
L’intégration économique rapide dans l’AES, un projet réaliste ?
Les États du Sahel, composés du Mali, du Burkina Faso et du Niger, ont unanimement décidé à Bamako d’accélérer leur processus d’intégration économique au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES). Ainsi, à l’issue d’une réunion ministérielle récente sur le développement économique du Liptako-Gourma, les ministres de l’Économie et les experts des pays membres ont formulé plusieurs recommandations visant à accélérer la mise en place de l’architecture juridico-institutionnelle et des mécanismes de financement de l’Alliance.
On note parmi ces recommandations :
- L’accélération de la mise en place de l’architecture juridico-institutionnelle et des mécanismes de financement des instances de l’AES;
- L’amélioration de la libre circulation des personnes dans l’espace AES ; Le renforcement de la fluidité et de la sécurité des corridors d’approvisionnement en luttant notamment contre les pratiques anormales et les tracasseries dans l’espace AES ;
- L’accélération de la mise en œuvre de projets et programmes énergétiques, Agricoles, hydrauliques, de réseaux de transport routier, aérien, ferroviaire et fluvial dans les Etats de TAES ; La création d’une compagnie aérienne commune aux Etats de l’AES ;
- Le développement des aménagements hydro agricoles d’intérêt commun dans l’AES pour booster la production agricole (bassins agricoles notamment ceux du fleuve Sourou, plaine de l’office Niger, bassin du lac Tchad, etc.) ;
- La construction et le renforcement des projets d’infrastructures (barrages, pistes rurales, routes, périmètres pastoraux, parc de vaccination des animaux, etc.) ;
- La mise en place d’un dispositif de sécurité alimentaire commun aux trois Etats de l’AES à travers des organes dédiés (stocks de sécurité alimentaire, Systèmes d’Alerte Précoce, observatoires des marchés agricoles) ;
- La réalisation d’infrastructures adaptées pour le développement du cheptel et la mise en place d’abattoirs modernes pour l’exportation de la viande et des produits dérivés de l’espace AES ;
- Le développement des stocks de sécurité pour améliorer les capacités de stockages en hydrocarbures ;
- La mise en place d’un fonds pour le financement de la recherche et des projets d’investissements énergétiques et en matière de substances énergétiques notamment à partir de l’exploitation des ressources minières ;
- La réalisation des projets de centrale nucléaire civile à vocation régionale;
- L’élaboration d’une stratégie commune d’industrialisation des pays de l’Alliance, la promotion du financement d’infrastructures communautaires par la diaspora ;
- La mise en place d’un comité d’experts pour approfondir les réflexions sur les questions de l’union économique et monétaire ;
- La promotion de la diversification des partenariats ;
- La création d’un fonds de stabilisation et d’une banque d’investissement de l’AES ;
- La mise en place d’un comité technique de suivi de la mise en œuvre des recommandations de la réunion ministérielle.
Ces mesures comprennent le renforcement de la fluidité et de la sécurité des corridors d’approvisionnement ainsi que l’accélération de la réalisation des projets énergétiques, agricoles et hydrauliques d’intérêt commun.
« Vouloir, c’est pouvoir », selon la sagesse populaire. Nul doute que les trois pays veulent aller plus loin et fonder une véritable union économique et politique. Certes, les projets précédemment évoqués peuvent paraitre ambitieux. Néanmoins, ils sont à la portée des trois pays. Pour ce faire, il y a deux leviers essentiels qu’il faudra actionner.
Le premier, c’est valoriser et exploiter les nombreux atouts que regorgent les trois pays : ressources minières, populations jeune…. Quant au deuxième, et non des moindre, il s’agira de s’attaquer vigoureusement à leurs handicaps. Sur les 15 pays que compte la région et présentant un large éventail de structures économiques, de superficies et de niveaux de performance, le Burkina Faso, le Niger et le Mali sont enclavés, ce qui entrave leur développement économique. Les autres pays (Bénin, Nigeria, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée-Bissau, Guinée, Liberia, Sénégal, Sierra Leone et Cabo Verde) sont des pays littoraux. Cela leur permet plus aisément d’accéder aux marchés internationaux et aux opportunités de développement économique. A cela s’ajoutent d’autres handicaps comme la corruption endémique, la politisation à outrance de l’administration, la faible mobilisation des ressources intérieures, la gestion opaque des secteurs miniers…. Ainsi les trois pays pourraient aspirer à « l’émancipation totale, la souveraineté pleine et entière, et ne plus se voir imposer aucun diktat ».
Adamou Louché Ibrahim
Economiste
@ibrahimlouche