A la faveur du protocole additionnel de la CEDEAO A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005, la Cour de justice de la CEDEAO s’est vue attribuer au-delà de la garantie de l’ordre juridique communautaire, une mission de protection des droits de l’homme. En effet, l’individu (personne physique ou morale) qui s’estime être victime de violation des droits de l’homme, garantis par les instruments juridiques internationaux liant les Etats membres, a acquis le droit de saisir directement la Cour de la CEDEAO.
A l’occasion des différentes affaires soumises devant son prétoire, la Cour a su afficher son indépendance et son audace, en sanctionnant les Etats parties pour violation de leurs obligations en matière des droits de l’homme, ce qui lui vaut la confiance des justiciables, comme en témoigne l’accroissement spectaculaire du nombre des recours introduits devant cette juridiction, d’une année à une autre. Certaines affaires jugées politiquement sensibles comme celles des « ayants droits Ibrahim Baré Mainassara » ou « Ameganvi et autres députés démissionnaires togolais » qui n’ont pas connu un traitement judicieux au niveau des juridictions internes des Etats ont trouvé un écho favorable devant le juge d’Abuja.
Ce succès de la Cour de la CEDEAO semble faire de cette institution, l’ultime recours des justiciables lorsqu’ils s’estiment être victimes de violation des droits de l’homme. C’est dans cette optique que le candidat malheureux au deuxième tour des élections présidentielles nigériennes du 21 février 2021 a introduit un recours pour contester la violation de ses droits par l’Etat du Niger. Moins d’un an après sa saisine, la Cour a rendu son délibéré le 31 mai 2022. Dans cette décision, elle a débouté le requérant sur l’essentiel de ses demandes en s’appuyant sur une solide motivation.
La Cour a procédé dans cet arrêt à la circonscription de son domaine de compétence. En effet, le recours introduit par l’ex-candidat aux élections présidentielles nigériennes a permis à la Cour de la CEDEAO de rappeler aux justiciables qu’elle a une compétence d’attribution et que certaines affaires n’ont pas vocations à être délibérées devant son prétoire. Ainsi, la Cour a rappelé son incompétence à rejuger le contentieux des élections présidentielles nigériennes du 21 février 2021. Dans l’exposé liminaire de la Cour, lors de la prononciation du délibéré, on retrouve déjà les arguments invoqués par l’avocat du candidat sur les ondes de la RFI, le 07 juillet 2021 en ces termes : « La Commission électorale nationale indépendante chargée d’organiser les élections, et la Cour constitutionnelle, l’institution de l’Etat chargée du contrôle de la régularité et de la transparence des élections, n’ont pas joué leurs rôles, n’ont pas contrôlé le matériel électoral et les membres des bureaux de vote. La Cour constitutionnelle n’a pas accédé au recours du candidat Mahamane Ousmane, qui a fait l’objet d’un déni de justice.» Ces moyens invoqués par le requérant relèvent des opérations électorales qui restent et demeurent du ressort exclusif de la Cour constitutionnelle du Niger, conformément à l’article 127 de la Constitution du 25 novembre 2010 qui dispose que : « La Cour constitutionnelle contrôle la régularité des élections présidentielles et législatives. Elle examine les réclamations, statue sur le contentieux des élections présidentielles et législatives et proclame les résultats des scrutins. Elle statue sur la régularité du référendum et en proclame les résultats.
En élargissant la compétence de la Cour au contentieux de violation des droits de l’homme, le législateur communautaire n’a pas fait d’elle une juridiction « attrape tout ». Son rôle se limite à contrôler le respect par les Etats membres de la CEDEAO des instruments internationaux en matière des droits de l’homme auxquels ils ont librement souscrit.
Cette requête vise donc sous couvert de la « violation des droits de l’homme », à faire passer la Cour de Justice de la CEDEAO pour une juridiction d’appel ou de cassation de la décision rendue par la Cour constitutionnelle du Niger. En invoquant des problèmes liés à l’organisation matérielle des élections, le requérant soumet à la Cour un contentieux électoral national en lieu et place d’un contentieux en violation des droits de l’homme. C’est donc à raison que le juge de la CEDEAO se déclare incompétent.
Par contre, la suspension d’Internet a été vue par le juge comme une violation de la liberté d’expression, telle que garantie par les instruments juridiques internationaux. La position prise par la Cour dans cette affaire n’est pas un élément nouveau, elle s’est antérieurement déclarée incompétente en matière du contentieux électoral ou lorsqu’elle a été appelée à rejuger une affaire déjà tranchée par les juridictions internes, sauf dans les cas où une violation des droits de l’homme est débusquée dans une décision du juge interne. Elle considère en outre la limitation de l’accès à l’Internet comme une violation des droits de l’homme.
L’incompétence de la Cour à connaitre d’un contentieux électoral a été rappelée dans l’affaire N° ECW/CCJ/APP/02/05 du 07 octobre 2005 Entre Hon. Dr. Jerry Ugokwe, la République Fédérale du Nigéria & Hon. Dr. Christian C. Okike.
En effet, dans cette affaire, le Requérant affirme avoir été déclaré élu membre de la Chambre des Représentants par la Commission Electorale Nationale Indépendante avant que son élection ne soit invalidée par un tribunal qui a déclaré en même temps son adversaire, Dr Christian Okike élu, décision confirmée par le juge d’appel. Non content de ces décisions, le Sieur Jerry Ugokwe saisit la Cour de Justice de la Communauté – CEDEAO pour être entendu de manière équitable, au motif que son droit à un procès équitable a été violé et par le Tribunal des Elections, et par la Cour d’Appel Fédérale du Nigéria.
La Cour de la CEDEAO s’est déclarée incompétente sur l’action introduite par Jerry Ugokwe au motif qu’elle n’est pas un juge du contentieux électoral encore moins un juge d’appel ou de cassation des décisions des juridictions internes.
La décision rendue dans l’affaire Mahamane Ousmane contre l’Etat du Niger s’inscrit dans la logique jurisprudentielle de la Cour qui consiste à refuser de s’ériger en juge de légalité interne des Etats. Dans plusieurs arrêts dont entre autres : Moustapha Kakali contre l’Etat du Niger, Karim Meissa Wade contre le Sénégal ; Moussa Leo Keita contre le Mali, etc. la Cour a rappelé qu’elle ne se substitue pas aux juridictions nationales et n’est ni une juridiction d’appel ni une juridiction de cassation des arrêts rendus au niveau des juridictions nationales.
Par ailleurs, la position de la Cour sur l’accès à Internet s’inscrit aussi dans la même logique que sa jurisprudentielle antérieure. En effet, dans l’arrêt ECW/CCJ/JUD/09/20 Amnesty international et 7 autres contre le Togo, la Cour a déjà précisé que « l’accès à l’Internet n’est pas, à proprement parler, un droit de l’homme fondamental, mais comme le service Internet fournit une plate forme pour renforcer l’exercice de la liberté d’expression, il devient alors un droit dérivé dont il est une composante dans l’exercice du droit à la liberté d’expression ». De ce fait, la Cour conclue aussi dans cette affaire que le blocage de l’accès à l’Internet est une violation de la liberté d’expression.
Ici, la Cour n’a pas tenu compte de l’argumentation de l’Etat du Niger qui justifie la suspension d’Internet par le contexte politique agité au lendemain de la proclamation des résultats du second tour. Mais cette violation de la liberté d’expression peut-elle ouvrir un droit à une indemnisation au candidat Ousmane ?
La Cour a estimé que le degré de faible violation de sa liberté d’expression ne requiert pas une indemnisation qu’il a réclamée. En effet, l’indemnisation en droit de la responsabilité internationale est une opération qui consiste dans le versement d’une somme d’argent pour réparer le dommage subi par la victime d’un fait illicite. Mais l’indemnisation couvre tout dommage susceptible d’évaluation financière. Donc, techniquement, il serait difficile d’évaluer le préjudice subi par le requérant en tant que bénéficiaire du service d’Internet pour l’indemniser en conséquence. C’est pourquoi, au-delà du « faible degré » de cette violation dont la Cour a fait cas, l’évaluation même du préjudice s’avère difficile.
En définitive, la Cour de la CEDEAO est une juridiction compétente en matière des droits de l’homme. De ce fait, certains contentieux de par leur nature ne relèvent pas de sa compétence. C’est notamment le cas du contentieux électoral. Elle n’est pas non plus un juge d’appel ou de cassation des décisions rendues par les juridictions internes.
Abdoul Kader Abou Koïni, Doctorant en droit public à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis
Niger Inter Hebdo N°66 du mardi 07 juin 2022