« L’art de la guerre suppose aujourd’hui une analyse de l’observation et des dispositifs concrets qui sont en présence », déclare Pr Salim Mokaddem
Les terroristes finissent par imposer leur agenda au Sahel. Dans cet espace, les Etats sont en difficulté de sorte que certains ont tendance à minimiser la réflexion sur la question sécuritaire et à poser des actes de désespoir. Dans une série de réponses aux questions d’actualité initiée par Niger Inter, le Pr Salim Mokaddem décrypte la situation sécuritaire notamment le rôle de l’Etat et des citoyens dans le contexte de guerre asymétrique.
Niger Inter Hebdo : A bien écouter certains acteurs, l’on a l’impression que la question sécuritaire n’échappe pas à la manipulation politique de quelques-uns. Le Président Bazoum a déclaré à Banibangou que le souci de l’insécurité dans la région de Tillabéry est la chose qui l’empêche le plus de dormir. Quelle lecture faites-vous du discours selon lequel l’Etat a démissionné à Tillabéry et qu’il appartient aux populations d’assurer désormais leur propre sécurité ?
Pr Salim Mokaddem : L’Etat n’a certainement pas démissionné à Tillabéry ; on ne peut pas dire cela, bien au contraire ! Que l’Etat manque de moyens, de logistiques, d’une centralisation spécifique qu’il faut en urgence inventer, quant à l’information stratégique, cela peut à la limite se discuter. L’intelligence au sens fort doit être au cœur du système sécuritaire, de défense et de protection des populations. Surtout quand elles sont agressées juste pour le plaisir barbare du gain facile et de la pulsion de mort, sans prendre en compte et respecter le droit de la guerre, le droit humanitaire et le droit des gens. Mais, on ne peut pas clamer, sans irresponsabilité notoire et abusive, que l’Etat nigérien a failli, du fait de la nature des agressions que subit le pays. Le Niger, comme d’autres pays sahéliens et de la sous-région est tout simplement en déficit d’informations centralisées et de logistique, de moyens de riposte appropriée à cette guerre asymétrique qui suppose des moyens autres, des logiques autres, des dispositifs différents, que ceux, plus traditionnels, des grands corps des armées constituées, sises dans des casernements et des infrastructures classiques. Le monde change ; les conflits aussi. Il n’y a presque plus de guerres nationales, transétatiques, avec des Etats s’affrontant à leurs frontières.
Ce type de guerre ne correspond plus aux rapports de forces en présence. En Afghanistan, la plus grande armée du Monde présent, a échoué ; en Syrie, l’Otan, la plus puissante organisation militaire de tous les temps, a également échoué contre des combattants aguerris, déterminés, rapides, ne correspondant pas aux critères et aux normes de la chose militaire, classique ou traditionnelle ; pourquoi alors ne voudriez-vous pas admettre qu’une armée, peu lotie comme l’est celle du Niger, moins conséquente en termes de puissance de feu, de moyens, que celle des plus puissantes armées du monde, ne soit pas mise en difficulté au Niger, au vu de la superficie du pays, de la nature des conflits, de l’armement des terroristes et de l’atypie des conflits faisant vaciller toutes les théories des meilleures Ecoles de guerre du Monde ? D’ailleurs, il faudrait plutôt désigner ces hordes de criminels autrement que par le terme médiatique de « terroristes » car les crimes non idéologiques, non politiques, non revendiquées comme relevant de théories ou de grands récits sur l’histoire ou sur le destin des sociétés et du monde, ces crimes commis contre les populations, requièrent des nominations et des catégorisations spécifiques. Ces bandes armées à moto sont tout bonnement des hordes d’assassins, de criminels, et de prédateurs sans foi ni loi autres que celles du gain facile et sans scrupule. Plusieurs choses sont à revoir au vu de la nature des lieux d’opération, de la spécificité des acteurs, de la singularité des conflits incessants et discontinus. Le Niger a besoin de moyens matériels spécifiques (hélicoptères légers et armés, drones de surveillance et d’information armés, armements modernes et efficaces, blindés rapides et efficients, etc.) et non pas de logistique humaine extranationale. La sous-région dispose à elle seule en effet d’au moins trente mille combattants légitimes (nationaux et intercorps) ; ce qui lui manque, ce sont des moyens et des instructions adaptés à la nature du terrain, des conflits, et des combattants en présence. Des unités mobiles, spécialisées, rapides, multitâches, formées et diligentées sur le terrain en permanence, sont plus utiles que des retranchements de soldats contingentés dans les infrastructures historiques. Il suffit de lire Paul Virilio, ou d’observer l’histoire militaire des conflits contemporains pour se rendre compte que les maîtres mots de la guerre actuelle sont : vitesse et information.
Le Président Bazoum a fait un constat factuel, juste et précis, sans condescendance ni moraline de circonstance sur toutes ces questions. Et nos partenaires étatiques (et interétatiques, UE, ONU, etc.), turques, américains, allemands, français, belges, italiens, anglais, etc., savent très bien quelles sont nos demandes et comment ils pourraient les satisfaire ; une question bien posée est à moitié résolue. Le Président Mohamed Bazoum, avec le style qui est le sien, idoine pour la situation présente, a très bien analysé la situation et a formulé les requêtes concernant les besoins des forces de sécurité et de défense. Il s’agit dans un premier temps de comprendre les détresses des populations et de rationaliser les passions de vengeance et de volonté de justice qui sont les leurs après les dernières agressions meurtrières, quitte à outrepasser les normes juridiques d’usage. Car, dans ce contexte d’ultraviolence destructrice, en ces situations non régaliennes de chaos, qui se déroulent par-delà les normes juridico-administratives et classiques de la souveraineté d’Etat, les passions de vengeance et de colère prennent le dessus. Qu’il y ait chez les populations civiles, une envie d’en découdre et un désir de justice et de résistance face à ces monstrueux crimes iniques, barbares et gratuits, on peut aisément le comprendre. L’humanité n’est pas de marbre quand elle subit le mal, surtout quand il est gratuit et mortifère.
L’intervention du Président Bazoum, si vous l’écoutez bien, reconnaît donc la part d’humanité dans les propos et les actions des populations en colère et il s’adresse à elles en compatissant à ces tragédies qui endeuillent tout le Niger et qui provoquent un sentiment bien compréhensible de colère face à l’injustice de ces agressions meurtrières et infondées. Il n’est écrit nulle part, dans les constitutions démocratiques que, quand les populations ne peuvent pas être protégées par qui de droit immédiatement, elles doivent alors se laisser massacrer passivement. Ce serait inhumain et irrationnel de penser ainsi et d’oublier que l’agression inique appelle toujours le désir de vengeance et de se faire justice, voir de se protéger par tous les moyens, quitte à en découdre de façon asymétrique et irrationnelle avec ceux qui vous agressent. Il ne s’agit donc pas d’un problème moral ou politique mais tout simplement technique : les combattants expérimentés savent ce qu’il en est de prendre les armes de manière inconsidérée et surtout, quand, où et comment attaquer et se défendre pour ne pas être pris au piège de ses propres passions. Le dialogue de Platon qui met en scène un général qui donne son titre au dialogue, Lachès, parlait déjà de cela : le courage n’est pas en effet la fougue ou la passion immédiate de la force ressentie en soi, mais le calcul des gains et des pertes par l’usage raisonné d’une tactique et d’une rationalité militaire qui fait que la vertu du soldat, et du responsable en particulier, repose dans sa capacité d’analyse et de maîtrise des rapports des forces en présence pour réagir de façon proportionnée et pertinente à la nature de l’agression. En l’occurrence, et sans pédanterie aucune, l’art de la guerre a changé : le numérique, le technologique a déporté les guerres de la Terre où elles se déroulaient, par des contacts directs entre forces ennemies, dans le Ciel où elles s’affrontent via l’observation numérisée aérienne, voire satellitaire. Une frappe rapide et ciblée de l’adversaire pour le détruire, le « neutraliser » en langage technique (le rendre nul, l’anéantir donc) s’avère plus rapide, efficiente, productrice d’effets pacifiant que les combats, les escarmouches, les accrochages, les raids, les poursuites décalées des agresseurs et des armées légitimes. Il faut faire de la guerre une dialectique des forces en présence en adaptant moyens humains et matériels aux nouvelles formes des conflits saharo-sahéliens.
Le Monde est multipolaire et complexe, fluide, mobile, autant que les capitaux et les finances qui bougent à la vitesse de l’information électronique, obligeant les Etats et leur machine bureaucratique à changer de doctrine comptable, économique et financière. L’armée doit aussi prendre en compte ce type d’évolution technique, technologique, matérielle, et suivre ce mouvement de métamorphose stratégique et tactique si elle ne veut pas être toujours dépassée, et ainsi suivre le mouvement sans pouvoir impulser le sien propre. Anticiper, prévoir, disposer, faire des chaînes de commandements courtes, s’appuyer sur des hiérarchies centralisées et réactives, avec des gouvernances et des managements spécifiques à destination de soldats, adaptés, modulables, polyvalents, ayant des compétences dynamiques de réactivité, suppose que la chose militaire relève en grande partie désormais de l’intelligence situationnelle, analytique, et de la prospective plutôt qu’elle ne soit déterminée par des cadres de compétences assignées à des territoires précis, à des fonctions structurées dans des corps constitués et, de ce fait, peu idoines à la mobilité dans tous les sens de l’expression.
L’art de la guerre suppose aujourd’hui une analyse fine de l’observation des conflits et des dispositifs concrets qui sont en présence : quand un pays peut circonscrire une grève et surveiller les populations par des moyens de police et de sécurisation classique des territoires, il ne peut plus agir ainsi, militairement, sur tout le territoire nigérien, vaste et peu occupable totalement par des forces humaines, et il est alors exigé d’autres façons de faire. On ne fait pas la guerre dans les campagnes comme on la fait dans les villes. Cette innovation stratégique guerrière, nova res militia, s’apprend positivement et cela a aussi un coût : les choix actuels obéissent à des coefficients qui ne peuvent pas faire l’objet de discussions sur la place publique car ils supposent des connaissances spécifiques et des délibérations dont la nature ne peut pas être déterminée par des débats d’opinion et par de l’à peu près, mais ces nouvelles pratiques et théories doivent être orientées par des praxis et des savoirs, des techniques expertes et des analyses multisectorielles sophistiquées.
On peut comprendre la tentation de surdémocratisation consistant à vouloir délibérer sur tout et à propos de tout. Elle est une tendance d’époque et il faut reconnaître que rien de grand ne peut se faire dans le muselage des intelligences. Cependant, dans l’urgence, il est nécessaire que des décisions singulières soient prises de façon, bien sûr concertée, mais, avec la sagesse et la Realpolitik que requièrent le particularisme de la situation et le diagnostic exact des forces et des logiques en présence dans les conflits vécus au Niger et, de manière plus général, à ses frontières. Pour l’heure, l’Etat est le garant de la sécurité publique et les populations savent que le Chef de l’Etat est là pour elles, pour les protéger, pour qu’elles vivent mieux et non pas pour qu’elles soient détruites et agressées par des barbares à moto.
La cohésion nationale est ici de rigueur ; le fait de ne pas tenter d’ouvrir un front de l’intérieur, de laisser pour un temps les questions de politique politicienne ou de privilèges égocentriques liés à des prébendes, relève à coup sûr du patriotisme ou du civisme élémentaire en temps de guerre. Le calcul cynique de la discorde civile, achetée à court terme, n’est jamais tenable sur le long terme. La politique est la guerre continuée par d’autre moyen et la guerre est assurément la fin de la politique : là où les armes tiennent lieu de paroles, la négociation n’existe plus. C’est donc dans l’intérêt du pays que l’Etat reste et demeure le légitime Léviathan pour assurer la sécurité pour les populations et que celles-çi demeurent dans un Etat de droit et sous la tutelle régalienne d’une administration éclairée au service du peuple et des plus démunis. Rappelons que quand l’Etat est attaqué et qu’il est détruit par sa société civile, de l’intérieur, le pays tout entier est alors impacté négativement dans ce qu’il faut appeler un suicide collectif. Une guerre civile en est le risque, comme nous le montre chaque jour l’actualité politique dans des pays qui ne pensaient pas que leur stabilité et leur unité seraient un jour mises à mal par l’incurie de certains politiciens peu responsables en ces matières délicates et ultrasensibles.
Le Niger n’est pas un Etat failli ; les populations peuvent donc s’en remettre à l’Etat pour les protéger et assurer la stabilité et la paix sur toute l’étendue du territoire. Cela suppose que l’on change l’intelligence de la chose militaire et sécuritaire et qu’une prise en compte de la nouveauté des conflits oblige les hiérarchies et les armées à travailler de concert, unies, et dans la synergie de leur propre système d’information.
La prospective et l’intelligence sont les maîtres mots de cette logique qui trouvera les moyens de son action (évaluée et critériée) dans et par ceux de l’Etat, seul garant légitime et pragmatique des coûts et dépenses d’intérêt général, à la fois eu égard à l’importance de l’investissement matériel et à l’efficacité de ces investissements.
Recueilli par Elh. M. Souleymane
Niger Inter Hebdo du mardi 23 Novembre 2021