Auteur de ‘’ Islam et modernité contribution à l’analyse de la ré-islamisation au Niger’’ Dr Abdoulaye Sounaye est enseignant chercheur des Universités (Niger, USA et Allemagne). Il s’intéresse ‘’à la question de l’islam contemporain dans ses rapports multiples à la modernité en Afrique. Il expose quelques éléments d’analyse des dynamiques de réforme de l’islam dans un contexte africain à partir des années 1990. Il prend les récents développements relatifs aux religiosités musulmanes au Niger comme objet de réflexion et s’interroge sur les habits théoriques et les catégories conceptuelles qui nous servent à comprendre ce phénomène social, politique, mais aussi philosophique’’. Il décrypte ici la crise née de la mise en œuvre des mesures barrières pour lutter contre le coronavirus. Il nous a confié en substance : “En tant que chercheur, ma prescription pour les autorités, c’est peut-être d’écouter un peu plus. Il y a des mesures qui ne sont pas adaptées au contexte nigérien”.
Niger Inter : Pour lutter contre la pandémie du coronavirus, des mesures comme le couvre-feu, fermetures des mosquées sont prises au Niger. Comment expliquez-vous les contestations de ces mesures malgré la menace réelle de la maladie ?
Dr Sounaye Abdoulaye : Évidemment, ces mesures sont contraignantes d’un point de vue social et économique, surtout pour une ville dont une grande partie de l’économie dépend de la nuit. Il convient peut-être de rappeler ce qu’est la nuit à Niamey. C’est le moment pendant lequel beaucoup de personnes exercent leurs métiers et font leurs recettes. Ensuite, pour une catégorie de jeunes, toute leur existence s’est construite sur le fait qu’ils peuvent se mouvoir, causer, prendre le thé, tout cela la nuit et dans la rue. La plupart des fadas des jeunes se tiennent la nuit, non ? Si vous enlevez la nuit à ces gens-là, que leur reste-t-il ? C’est juste pour dire que le couvre-feu est une grande contrainte et qu’il concerne un aspect important de la société urbaine. On peut comprendre les appréhensions qui ont conduit à l’imposer, mais il ne faudrait pas oublier ces aspects clés de la vie nocturne.
Pour ce qui est des mosquées, en fait, il faut d’abord dire que les réactions que nous observons confirment bien un certain nombre de conclusions sur les dynamiques actuelles au Niger. L’une d’entre elles concerne le caractère symbolique de la religion, le statut d’intouchable plus ou moins de la chose islamique. Et dans ce contexte de pandémie, vouloir fermer les mosquées est trop symbolique pour que certains l’acceptent sans contester. Et si vous ajoutez à cela tout le discours de l’islamophobie ambiante, notamment à travers les médias, on peut comprendre les résistances. De la mesure de fermeture des mosquées aux contestations, si vous écoutez bien les justifications des uns et des autres, on se situe sur deux registres différents. Le gouvernement part du principe que l’urgence est qu’on doit se préserver de Corona ; les contestataires, eux, partent du fait que la priorité c’est les conditions de la pratique de leur religion. Les uns et les autres ne sont donc ni sur la même longueur d’ondes ni dans le même système de valeurs. Le résultat, c’est une confrontation symbolique qui pourrait couter à ceux qui sont du point de vue de l’âge le plus à risque, c’est-à-dire une génération qui est le socle de la société nigérienne.
Il faut également ajouter que Corona est un virus auquel beaucoup ne croient pas. Et je constate aussi que le problème s’est rapidement islamisé du fait de certains médias sociaux. Grâce au smartphone chacun de nous est devenu un producteur de contenu et grâce à Facebook ou WhatsApp un influenceur, qui peut non seulement « partager », comme on dit, tout message qu’il reçoit, mais aussi en créer ou même altérer ceux qu’il reçoit afin qu’ils servent son dessein. C’est un phénomène sociétal qui se révèle ici et c’est bien d’en ajouter l’analyse à celle que nous faisons de la contestation urbaine, des formes de prise parole qu’elles soient organisées ou non et telle que nous la voyons ces derniers jours.
Niger Inter : certains mettent en avant la religion pour justifier leur insurrection en dépit des appels des leaders religieux à respecter les mesures barrières. Quel commentaire vous suscite ces remous ?
Dr Sounaye Abdoulaye : De façon générale et avec tous les mouvements d’humeur que nous observons, Corona a été « islamisé », parce que pratiquement tout acte des pouvoirs publics aujourd’hui doit se justifier du point de vue religieux. Il se mesure à l’aune de l’islam. Encore une fois, comme je le disais, l’islam ou plus précisément la mosquée est devenue intouchable. C’est un lieu public, mais ce n’est pas que cela. D’un point de vue anthropologique et théologique on le comprend : c’est un lieu de prière et en Islam en règle générale une prière collective vaut mieux qu’une prière individuelle. Cela dit, il ne faut pas perdre de vue l’autre dimension de la symbolique. Je ne suis pas sûr que tous ceux qui se sont mis à manifester vont régulièrement à la mosquée et se préoccupent des droits de celle-ci contre les abus des pouvoirs publics. Ce qui est en jeu ce n’est pas que la prière à la mosquée. On ferait donc mieux de lire la signification des contestations au-delà de la mosquée. Ce sont des signes qui ne participent pas seulement de la défense de la religiosité. Ainsi, tout en ne perdant pas de vue le caractère religieux de la contestation, il ne faut pas noyer celle-ci dans une défense de l’islam. On pourrait verser au même chapitre des vidéos WhatsApp que nous avons tous vues et dont les auteurs prenaient du plaisir à braver les mesures barrières, notamment celles qui demandaient d’éviter les prières collectives. Les enjeux sont donc probablement au-delà de la prière et de la mosquée.
Comme je l’ai suggéré, les mesures barrières ont certes un impact et un cout économique, mais elles sont devenues aussi l’objet et l’occasion de confrontations symboliques qui impliquent aussi bien le fait religieux, que les oppositions politiques, les frustrations économiques et sociales des jeunes surtout en zones urbaines. Dans ces cas les enjeux sont tellement importants et réels qu’ils mobilisent facilement la violence physique.
Niger Inter : A Niamey la capitale, les jeunes défient les forces de l’ordre dans les quartiers. Selon vous est-ce la situation économique qui est intenable ou des manœuvres politiciennes des opposants ?
Dr Sounaye Abdoulaye : Je crois qu’il y a un jugement moral aujourd’hui qui empêcherait à certains de franchir le pas de la récupération ou de l’incitation. J’aurais besoin d’un peu plus de faits pour me prononcer. Mais de par la nature du jeu politique, je suis sûr que la performance du gouvernement dans la gestion de cette crise reviendra dans les débats. Il sera jugé sur ce qu’il a fait et pas fait, cela va de soi.
Mais je voudrais dire une autre chose. Dans une étude que nous avons supervisée dans le cadre des travaux du Lasdel et en collaboration avec OSIWA et le Centre Afrika Obota, nous nous sommes rendu compte qu’un pouvoir constitué de la rue émergeait à Niamey et que celui-ci échappait progressivement aux mécanismes de contrôle social classiques, mais également aux formes d’autorité politique en place. Évidemment, pour ces dernières, on s’imagine bien que les rivalités politiques y sont pour quelque chose. Pour les mécanismes de contrôle qui ont plus ou moins assuré la stabilité et la paix jusque-là, elles étaient ou caducs, dégommés ou en voie de l’être. En fait, les mutations sont trop rapides ou trop profondes et la créativité sociale pour trouver de nouveaux mécanismes n’existe plus.
Cette rupture d’équilibre est un véritable problème social et c’est probablement ce qui se manifeste dans les violences de ces dernières nuits. Peut-être que nos gouvernances sociales et politiques n’accordent pas suffisamment d’importance à cet impératif de la créativité afin que les politiques publiques qu’elles viennent directement du gouvernement ou insufflées par le niveau communautaire, soient en intelligence avec les mutations sociales. En principe, une bonne gouvernance se nourrit toujours de la bonne connaissance de ses sujets. Avec ce que je constate depuis une dizaine d’années à Niamey, il importe de créer une alliance entre la science de nos sociétés et la gouvernance de celles-ci. Une bonne action de prévention et une responsabilité sociale assumée devrait se donner les moyens de prendre en charge le trio ville, religion et jeunesses parce que c’est une combinaison qui peut être explosive. Et la prise en charge ne devrait surtout pas être seulement une affaire des pouvoirs publics. Que font les familles ? les chefs de quartiers ? les jeunes leaders eux-mêmes ? la société civile ? et évidemment les hommes politiques.
Niger Inter : Avez-vous des propositions à l’endroit des autorités et des citoyens pour surmonter cette crise du coronavirus ?
Dr Sounaye Abdoulaye : Je prends Corona comme un défi à la solidarité : qu’est-ce que nous sommes prêts à sacrifier les uns et les autres pour que cette pandémie soit gérable et la moins couteuse ? On voit déjà qu’elle nous a beaucoup coûté, mais il est bien probable qu’elle en coute plus sans un minimum de considération et de discipline. La question qui est posée à tous les citoyens, c’est que pouvons-nous concéder pour protéger ceux qui sont à risque – si nous nous le sommes pas – ou au moins leur éviter d’attraper une maladie qui pourrait leur être fatale ? Corona c’est aussi un défi à la responsabilité sociale de tous.
En tant que chercheur, ma prescription pour les autorités, c’est peut-être d’écouter un peu plus. Il y a des mesures qui ne sont pas adaptées au contexte nigérien. Encore une fois, certaines mesures coutent un peu trop chères économiquement, socialement et on le voit aussi politiquement, pour qu’on les applique de façon systématique et précipitée. En écoutant et en sensibilisant, il est possible de créer les conditions d’une appropriation collective de ces mesures.
Pour surmonter la crise, je crois qu’il faudra revoir la durée et les modalités du couvre-feu. Quelle est sa part dans la prévention de la pandémie ? A-t-on une alternative au couvre-feu ? Il serait paradoxal qu’il aggrave le problème au lieu d’aider à le résoudre. Il faudra être inventif à mon avis. Mais de toutes les façons, son allègement s’impose aujourd’hui.
Enfin, comme je l’ai dit déjà, les mesures édictées dans le cadre de la lutte contre la pandémie et les réactions auxquelles elles donnent lieu ouvrent sur des dynamiques à l’œuvre dans nos sociétés. Et évidemment cela a des implications pour la gouvernance surtout dans le sens qu’elle doit impérativement s’y adapter et se réinventer.
Propos recueillis par Elh. Mahamadou Souleymane