Notre compatriote Dr Aichatou Mindaoudou Souleymane, diplomate émérite a signé cette tribune via le réseau LinkedIn hier 20 décembre. Cette universitaire qui a fait ses preuves depuis le début de notre processus démocratique vient de partager à travers cette contribution son expérience pour une bonne compréhension de la coopération militaire pour nos pays du Sahel. Cette analyse sans complaisance honore cette intellectuelle pour son courage et la pertinence de son approche.
L’attaque du 10 décembre 2019 dernier à Inatès, au Niger, qui a fait 71 morts, des dizaines de blessés et plusieurs disparus, a entrainé un tollé légitime d’émotion et d’incompréhension. Attaque qui vient donner beaucoup plus d’ampleur aux frustrations engendrées par l’incapacité une fois encore, des forces étrangères présentes dans le pays, de prêter main forte aux militaires nigériens lorsque ceux-ci en ont le plus besoin. Ces frustrations ont, au fur et à mesure, enfanté des accusations diverses ; les forces alliées sont de plus en plus taxées de ne pas vouloir (car si elles le voulaient elles l’auraient fait puisqu’elles en ont les capacités) mettre fin aux activités morbides d’une bande de Djihadistes à moto, de terroristes et de bandits de tout acabit[1]. Il leur est également reproché d’être présentes dans le Sahel, juste pour défendre leurs propres intérêts.
Cette attaque vient confirmer que les Djihadistes présents au Sahel, loin d’être affaiblis par la lutte menée contre eux depuis plusieurs années, par les armées nationales et leurs partenaires internationaux principalement la France, sont en pleine expansion et deviennent de plus en plus dangereux. En effet, ils s’attaquent maintenant frontalement et parfois au grand jour, aux armées nationales et arrivent la plupart du temps, à prendre le dessus sur elles[2].
Cette situation a entraîné dans beaucoup de pays du Sahel, la montée d’un sentiment anti-français et anti-forces étrangères présentes dans la région. Ce sentiment s’exprime avec une véhémence accrue et se matérialise à travers des appels à la mobilisation pour « bouter » hors de la région les forces en question, accusées d’être la cause principale du manque de résultats dans la lutte contre le terrorisme. Cette expression se fait sur les réseaux sociaux, dans des manifestations de rue ou à travers des prises de position plus ou moins officielles de groupes divers y compris des intellectuels, des artistes et des universitaires. Elle est saisie au vol par des pseudo indépendantistes et des nationalistes de tous bords pour enfoncer le clou, y greffer leurs frustrations et leurs revendications légendaires et embrouiller encore plus nos populations. Résultat : petit à petit, la rue et les réseaux sociaux aidant, nos pays sont en ébullition et donnent l’impression de sombrer dans une sorte de grande « pagaille » à l’issue incertaine, dans laquelle tout le monde critique tout et n’importe quoi sans toujours forcément savoir de quoi il s’agit, semblant ne pas se soucier d’où on vient et où on va.
Nul, cependant, n’ignore que le terrorisme, comme je le déclarais le 20 juin 2019 au cours de la Conférence de Ouagadougou sur « médias et terrorisme », est devenu un terrorisme a vocation médiatique. Les terroristes sont en effet de très grands experts en communication. Ils disposent de tous les moyens modernes nécessaires à leur propagande et la médiatisation de leurs actions mortifères, ils maitrisent toutes les règles en la matière et savent comment faire pour capter l’attention, propager leurs messages et atteindre leur but qui est bien connu : « faire naître des sentiments de peur, de terreur et semer le chaos parmi le public » afin de prendre le dessus.
Par ailleurs, il importe également de prendre conscience que tout cela n’est pas le fruit du hasard. Les diverses actions obéissent à un plan machiavélique global savamment concocté par les terroristes, dont la mise en œuvre est bien huilée dans notre région, pour atteindre leur but. L’une des composantes de ce plan, à la suite des attaques armées de tout acabit qui entrainent des émotions justifiées, est justement de distiller un sentiment d’abandon et d’incapacité des autorités légitimes à protéger leurs populations. En conséquence, faire naître une révolte populaire pour déstabiliser les États, chasser les armées alliées, desserrer l’étau, et ouvrir une voie royale à l’occupation Djihadiste.
Les réseaux sociaux sont devenus le vecteur facile à travers lequel les Djihadistes peuvent inonder nos territoires de mensonges, d’anathèmes et d’autres informations malveillantes sur la base de la théorie très connue des communicateurs[3] qui veut que « si une affirmation même mensongère, est affirmée et réaffirmée avec fracas et assez d’agressivité, elle finit par devenir Vérité ». En conséquence, des écrits, des audios, plus farfelus les uns que les autres, sont imaginés, concoctés et partagés sur les réseaux sociaux pour « mobiliser » nos populations, le plus souvent analphabètes, sur l’inutilité et l’inefficacité de la présence des forces étrangères, « impérialistes » dans nos pays. Un point d’honneur est mis sur une prétendue incapacité de nos gouvernants à garder la tête haute, à s’assumer, à affirmer et protéger la souveraineté de nos pays. Et la mayonnaise est en train de prendre : une sorte d’«hystérie» collective s’est alors emparée des populations, toutes tendances confondues, qui exigent le départ immédiat des troupes étrangères de nos pays. Dans ce même élan, la solution facile toute trouvée est que la responsabilité de notre défense doit être confiée à nos militaires, sans même que la question de savoir à qui profiterait le crime ne soit posée. C’est la dynamique de la foule.
Sans nier le fait qu’il soit vrai que, dans la lutte contre le mal qui mine notre région, et qui prend des proportions toujours plus grandes, nos militaires doivent intervenir en premier rideau, il est tout de même évident de se poser la question de savoir si, aujourd’hui, nos vaillants militaires ont la capacité de tenir efficacement ce rôle. Il est de notoriété publique que la plupart de nos armées sont mal formées et mal équipées sans compter la multitude de maux qui les gangrènent au même titre que nos sociétés. Malgré tout, elles font ce qu’elles peuvent avec ce qu’elles ont.
J’ai personnellement été témoin de la combattivité, de l’efficacité et de la bravoure des militaires nigériens notamment au Darfour et en Côte d’Ivoire où j’ai dirigé des opérations de maintien de la paix des Nations-Unies. J’en ai été très fière ! N’oublions cependant pas que la guerre asymétrique, à laquelle ils sont aujourd’hui astreints, requiert d’autres moyens que ceux auxquels ils sont habitués ; des moyens logistiques et technologiques pointus ainsi que des moyens matériels conséquents qu’ils n’ont pas aujourd’hui totalement à leur disposition. Pour venir à bout de l’État islamique en Syrie, il a fallu une coalition internationale composée et dirigée par les États-Unis et rassemblant les principales armées européennes, l’Australie, le Canada, l’Arabie saoudite, la Jordanie, le Qatar, Bahreïn et les Émirats Arabes-Unis qui ont dû batailler pendant plus de 5 années avant de voir le bout du tunnel.
Malgré le fait que nos chefs d’État se démènent pour obtenir qu’une telle coalition soit montée pour défendre le Sahel, les puissances occidentales et l’ONU, rechignent à ce qu’il en soit ainsi. Mieux, elles soutiennent que cette lutte doit revenir à nos armées nationales. Soit ! La plupart des pays refusent non seulement d’engager leurs propres armées sur le terrain, mais aussi de doter nos pays de moyens conséquents pour mener la lutte à bien. L’accent est seulement mis sur la formation, la restructuration, le rééquipement de nos armées. Quand on sait que ces dernières activités, certes très importantes, prennent du temps pour produire les résultats escomptés, la question logique est de savoir justement combien de temps faudrait-il à nos armées pour être à mesure de jouer le rôle qu’on leur demande de jouer ? Ont-elles les moyens de s’approprier et de mener immédiatement cette lutte ? La réponse est non. Souvenons-nous du Mali en 2012. Tout le monde a vu que les terroristes étaient en passe de prendre le contrôle de Bamako après avoir assujetti l’ensemble du pays… N’eusse été l’intervention de l’armée française, le Mali serait aujourd’hui totalement sous l’emprise Djihadiste. Les Djihadistes ne se seraient certainement pas arrêtés en si bon chemin. Le Niger, le Burkina Faso et tous les pays de notre sous-région, auraient été impactés à des degrés divers. Aujourd’hui, seule la France est militairement engagée dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. La France, tout comme nos pays, perd aussi des soldats. « La France certainement a des éclaircissements à donner par rapport à Kidal et aux mouvements indépendantistes touareg, il y a certainement des ajustements à apporter dans nos relations avec la France [4]». Mais de là à jeter le Bébé et l’eau du bain, il n’y a qu’un pas, qu’il faut se garder de franchir.
Dans une sorte d’amnésie collective et à la faveur de l’effet recherché par les manipulations, les montages et les mensonges de tous ordres, nos pays se dirigent petit à petit vers un désordre, un chaos qui inéluctablement va entraîner, si rien n’y fait, leur effondrement.
Tout le monde demande tout et n’importe quoi ! mais personne ne semble se poser les questions préalables. La rue et les réseaux sociaux, qui sont dans le rôle que les forces du mal et leurs acolytes leur ont attribué consciemment ou inconsciemment et qu’ils jouent à merveille, ne se les poseront pas. En tout cas pas à priori mais certainement lorsqu’il sera trop tard :
– Nos forces armées ont-elles, ici et maintenant, les moyens de conduire et de gagner toutes seules cette guerre asymétrique ? De se protéger et de protéger nos populations ?
– Lorsque la France et les forces étrangères alliées auront totalement quitté nos pays, que ferons nous après ? Qui nous protégera en attendant que nos forces soient à même de le faire pendant qu’elles sont en formation ?
– Ceux qui militent pour le retrait des forces étrangères oublient-ils que nos pays sont pauvres ? Que nos ressources propres sont maigres ? Que nous ne fabriquons pas les moyens technologiques et matériels nécessaires pour mener une lutte efficace contre les Djihadistes ?
– A supposer même que nous ayons, par un coup de baguette magique, les ressources nécessaires à l’acquisition de ces moyens, sommes-nous sûrs que les pays que nous aurons éconduits comme des malpropres voudront encore nous les vendre et nous expliquer leur fonctionnement ?
– Nous sommes-nous posé la question de savoir comment et par qui sont financées les manifestations monstres qui s’organisent actuellement dans certains pays de notre sous-région ?
Les réponses à ces questions font froid dans le dos. Elles conduisent toutes à la réalisation du chaos programmé et à l’atteinte de l’objectif des Djihadistes : la prise de contrôle total de nos pays et l’installation de leur « Sahelistan ». Les conséquences sont connues : un effondrement de nos pays, la dislocation de nos États, un grand lot de souffrances pour nos populations. Est-ce là ce que nous voulons pour nos pays ? Voulons-nous, de façon inconsciente, livrer nos pays à la barbarie dont nous avons été témoins, il n’y a pas si longtemps encore, à Tombouctou et à Gao ?
Il est urgent de se ressaisir et de comprendre que toutes ces manipulations sont le fait de ceux qui ont un objectif bien défini, qui n’a rien à avoir avec les vrais intérêts de nos pays. Les réseaux sociaux et la rue ne peuvent pas diriger nos pays[5]. Mobilisons-nous autour de l’amour de nos patries, dont tout le monde se prévaut, pour que dans un sursaut nécessaire, nous quittions les postures qui nous divisent, qui nous distraient et qui nous font oublier où se trouvent nos intérêts. Les vraies réponses aux menaces qui pèsent sur notre région doivent être définies : au niveau de des forces de défense et de sécurité, au niveau des communautés qui, la plupart du temps connaissent et abritent ceux qui attaquent et tuent nos soldats et nos populations, et dans nos relations avec nos partenaires. Il est important de rappeler ici que les relations entre États sont l’essence des relations internationales. Celles-ci sont fondées sur les intérêts mutuels. Faisons-en sorte de continuer à coopérer avec tous les États amis en mettant en avant et en défendant nos propres intérêts. Sachons reconnaître nos amis…Toutes ces réflexions nécessitent une certaine lucidité. Elles ne se feront ni sur les réseaux sociaux ni dans la rue.
Aïchatou Mindaoudou
[1] Institut d’Études de sécurité, Extrémisme violent, criminalité organisée et conflits locaux dans le Liptako-Gourma, décembre 2019, page 3.
[2] Au Sahel, les limites de l’action militaire, Christophe Chatellot et Nathalie Guibert, le Monde du mardi 5 novembre 2019 page 2
[3] Harold Lasswell, chercheur américain pionnier de l’étude de communication de masse, 1902-1978. a
[4] Venance Konan, Editorial Journal Fraternité Matin du vendredi 13 décembre 2019
[5] Certains journalistes et certains activistes aussi bien nationaux qu’internationaux considèrent que les manifestations de rue relatives à la demande de départ des troupes internationales traduisent la rupture démocratique entre les populations et les élites au pouvoir. Lorsque l’on considère les manipulations de divers ordres et le fait que des dirigeants élus sont aux commandes, cette analyse doit être relativisée. Dans l’environnement de grande fragilité qui caractérise nos pays, les sociétés civiles et les partis politiques doivent jouer leur rôle d’éducation des populations et d’interpellation des dirigeants. Leur action ne doit pas déstabiliser les pays. Les dirigeants au pouvoir ont la responsabilité de dépasser les clivages et de réunir les conditions de consultation nécessaires le cas échéant, pour la proposition des solutions aux différents problèmes que nos sociétés rencontrent. Cela est aussi vrai lorsqu’il s’agit de la lutte contre le terrorisme. Les populations doivent être capables, si elles ne sont pas satisfaites de l’action des dirigeants, de les sanctionner dans les urnes.