Par Rama Yade et Abdoul Salam Bello
Les activités commerciales liées au pastoralisme en Afrique représentent environ un volume de l’ordre du milliard de dollars par an et entre 10 et 44% du produit intérieur brut (PIB) des pays africains. Au total, près d’ 1,3 milliard de personnes bénéficient de la chaîne de valeur du bétail.
Le pastoralisme est une source de richesse considérable créatrice d’emplois et de valeur, y compris des interdépendances économiques fortes avec les agriculteurs. En Afrique de l’Est, plus 75% des troupeaux bovins au Kenya et 90% de ceux de Tanzanie sont détenus par des éleveurs. En Éthiopie, le pastoralisme fait vivre environ 20 millions de personnes et représente 80% de la production annuelle laitière. Il fournit 90% de la viande consommée en Afrique de l’Est et contribue pour 19%, 13% et 8% du PIB en Éthiopie, au Kenya et en Ouganda.
Au Sahel, on estime que plus de 50 millions de personnes dépendent du pastoralisme. Sur le plan alimentaire, 65% de la viande et 70% du lait vendus sur les marchés locaux proviennent de systèmes pastoraux. Au Mali, l’élevage transhumant et nomade représente environ 70 à 80% du cheptel national.
Le pastoralisme menacé par l’insécurité
En dépit de leurs contributions aux économies nationales et régionales, les éleveurs pâtissent, dans nombre de pays, de représentations simplistes et négatives (sociale/traditionnelle, sécuritaire, mais surtout environnementale), et subissent des préjugés liés à leur mode de vie.
Ces préjugés et tensions ne datent pas d’aujourd’hui. Déjà au début du XXe siècle, les phénomènes de transhumance étaient qualifiés de désordre, voire de mouvements de va-et vient qui empêchent tout contrôle par les administrateurs coloniaux. Les Etats hérités de la colonisation, dans de nombreux cas, n’ont pas été à même de mieux inclure le pastoralisme dans les agendas nationaux de développement. Ceci a conduit à la détérioration des rapports anciens et à l’érosion du contrat social traditionnel qui a toujours existé entre les communautés fondé sur les différentiels agroécologiques et démographiques.
Au Sahel, on estime que plus de 50 millions de personnes dépendent du pastoralisme. Sur le plan alimentaire, 65% de la viande et 70% du lait vendus sur les marchés locaux proviennent de systèmes pastoraux
Depuis les indépendances, ces conflits se déroulent dans un contexte de dégradation des terres et de changement climatique qui affectent la disponibilité des terres arables pour l’agriculture et des zones de pâturages pour l’élevage et l’accès à l’eau. Dans la zone sahélienne, ce sont 80% des terres de culture qui sont dégradées. La disponibilité limitée des terres cultivables amène l’agriculture à se développer sur des terres traditionnellement utilisées par les éleveurs, intensifiant la concurrence entre les producteurs de bétail et les producteurs de produits agricoles et générant des conflits.
On estime que 60 à 70% des personnes déplacées, qu’il s’agisse de réfugiés internes ou de réfugiés, sont des éleveurs originaires du Sahel et de la Corne de l’Afrique, où la variabilité climatique constitue un obstacle majeur à la réalisation de la sécurité alimentaire et à la réduction de la pauvreté dans les zones pastorales.
Dans la région du Lac Tchad, des axes de transhumances ne sont plus accessibles du fait des exactions de Boko Haram et de l’insécurité résiduelle. La région est une des zones les plus affectées par le changement climatique. Le Lac Tchad, dont dépendent environ 30 millions de personnes, a enregistré une réduction de sa surface de 90% au cours des 50 dernières années. L’évaporation des eaux est source des conflits pour l’accès aux terres. La fermeture de certaines zones frontalières de la région (Nigéria, Niger, Tchad, Cameroun) force les éleveurs à réorganiser leur mobilité vers d’autres destinations au sein des pays accroissant ainsi la pression pastorale, augmentant les coûts d’accès à l’eau et au fourrage et affaiblissant les animaux. Dans la région de Diffa, au Niger, 30 pour cent des animaux ont été touchés par la fermeture des frontières et la perturbation des flux de transhumance.
Au-delà même des questions d’accès liées aux conflits, la mobilité (inhérente au pastoralisme) est affectée par les phénomènes des frontières. En 1998, la CEDEAO a adopté une décision visant à encadrer et faciliter les transhumances transfrontalières qui est difficilement mise en œuvre sur le terrain.
On estime que 60 à 70% des personnes déplacées, qu’il s’agisse de réfugiés internes ou de réfugiés, sont des éleveurs originaires du Sahel et de la Corne de l’Afrique, où la variabilité climatique constitue un obstacle majeur à la réalisation de la sécurité alimentaire et à la réduction de la pauvreté dans les zones pastorales
Pastoralisme et adaptation face aux changements climatiques
Les effets liés aux changements climatiques constituent les principales menaces aux activités du pastoralisme. En Afrique de l’Ouest et au Sahel, les températures moyennes à la surface du sol ont nettement augmenté au cours des 50 dernières années. Il est probable que ces températures à la surface du sol augmenteront plus vite que la moyenne mondiale. Au Sahel, on estime que les températures devraient augmenter 1,5 fois plus vite que la moyenne mondiale.
D’un autre côté, selon une récente étude de la Banque mondiale, la raréfaction en eau exacerbée par le changement climatique, pourrait affecter les économies et conduire certaines régions du monde telle que le Sahel à enregistrer un recul du PIB de l’ordre de 6%, provoquer des migrations et générer des conflits.
Victime et acteur du changement climatique, le pastoralisme peut faire partie des solutions. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et l’Union internationale pour la conservation de la natures (IUCN) s’accordent sur le fait que le pastoralisme est un facteur d’atténuation et d’adaptation au climat.
Ainsi, le dernier rapport du GIEC consacré au changement climatique et aux terres souligne que les techniques d’élevage pourraient contribuer au renforcement des capacités d’adaptation des communautés rurales. Le rapport du GIEC met également en exergue les synergies qui existent entre adaptation et atténuation, notamment au travers d’approches de gestion durable des terres.
Victime et acteur du changement climatique, le pastoralisme peut faire partie des solutions
De l’autre côté, l’IUCN mentionne la contribution essentielle du pastoralisme aux services environnementaux au travers du maintien du cycle de l’eau; de la régulation et la purification de l’eau; de la séquestration du carbone ; du maintien de la biodiversité et des processus écologiques ; du maintien et de la formation des sols ; ainsi que de la promotion de la croissance du pâturage.
Réussir le pastoralisme au XXIe siècle
Nous avons une responsabilité collective de prendre à bras le corps le défi existentiel que représente l’avenir du pastoralisme au XXIe siècle. Le rôle des femmes dans le pastoralisme mérite également beaucoup plus d’attention. L’avenir du pastoralisme s’inscrit dans une vision qui lie étroitement les objectifs climatiques et environnementaux aux objectifs de développement économique et social et partant, à notre objectif commun qu’est la paix et de stabilité.
En effet, le pastoralisme, mieux intégré dans les politiques publiques et mieux financé, peut être un vecteur d’intégration et de sécurité et un fort générateur d’emplois durables et de qualité.
Naturellement, une série d’actions fortes doit être entreprise par les partie prenantes. Dans ce contexte, il est essentiel d’assurer une meilleure gestion commune des terres sachant que les politiques gouvernementales favorisant la privatisation des terres pastorales se traduisent par l’accroissement des conflits, l’appauvrissement des éleveurs, et la dégradation de l’environnement. C’est le défi que vient de relever la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (CNULCD) de la COP 14 qui s’est tenue en Inde en ouvrant les débats sur les régimes fonciers et en proposant des solutions innovantes.
La dimension régionale est fondamentale. Dans ce contexte, les organisations régionales ont un rôle important à jouer. Par exemple, la CEDEAO a adopté en 1998 une décision pour gérer la transhumance transfrontalière. A cet égard, le travail en cours sur la gouvernance responsable du régime foncier pastoral dans la région Ouest-Africaine menée par la CEDEAO, le Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel (CILSS) et la FAO doit être soutenu et encouragé. Dans le cadre de ces travaux, la CEDEAO s’est d’ores et déjà engagée à réviser le cadre réglementaire sur la transhumance entre les pays de la CEDEAO, autorisant la mobilité et l’utilisation des points d’eau et des terres pastorales.
Le pastoralisme, mieux intégré dans les politiques publiques et mieux financé, peut être un vecteur d’intégration et de sécurité et un fort générateur d’emplois durables et de qualité
L’investissement privé doit être plus et mieux sollicité pour un développement des chaînes de valeur de la viande et du lait. Faute de chaîne du froid et de capacité de traitement limitée des producteurs, de grandes quantités de lait sont actuellement gaspillées. Une meilleure organisation de la filière et un développement d’instruments d’accès au crédit permettraient aux éleveurs de sortir du piège de la pauvreté et de répondre aux besoins alimentaires d’une population africaine en pleine expansion.
L’accès à l’énergie est une dimension à ne pas négliger. En particulier, l’énergie renouvelable peut avoir une application particulière dans les zones où les éleveurs dépendent des forages profonds des eaux souterraines. La nature même de du fait de la nature de l’activité pastorale, basée sur la mobilité, il y a une demande pour une technologie d’accès à l’énergie qui soit suffisamment abordable et disponible, d’une part ; facilement déployable et transportable, de l’autre côté. Rappelons que dans certains pays à forte tradition pastorale, le taux d’accès à l’électricité dans le monde rural est de moins d’1 pour cent.
Le partage du savoir est également important. En effet, il est crucial de renforcer les connaissances, de faciliter l’échange d’expériences et le partage des meilleures pratiques et des enseignements tirés de l’atténuation et de l’adaptation. A cet égard, la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) offre une plateforme efficace de partage. Nous devons encourager une plus forte participation et un renforcement de l’engagement des communautés des éleveurs dans le processus de la CCNUCC.
Répondre à ces différents défis nécessitera la mise en place de politiques adaptées aux enjeux des éleveurs dans leurs territoires et cohérentes à l’échelle régionale mais aussi une meilleure inclusion de la voix des éleveurs comme le préconise la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (CNULCD).
Il faudra encore du temps pour que des politiques pastorales pertinents et efficaces soient pleinement opérationnelles. Le passage des textes à leur application sur le terrain est difficile. La capacité des Etats, des communautés locales doit être renforcée. A la veille de l’ouverture de la Conférence de Madrid sur les changements climatiques qui réunira les pays signataires de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), il est grand temps de relever le gant et ne pas oublier pas le pastoralisme dans l’agenda climatique!
https://www.wathi.org/laboratoire/tribune/noublions-pas-le-pastoralisme-dans-lagenda-climatique/
Rama Yade et Abdoul Salam Bello
Rama Yade est ancienne secrétaire d’État aux Affaires Étrangères et aux Droits de l’Homme en France. Elle est actuellement Senior Fellow au sein du think tank americain Atlantic Council.
Abdoul Salam Bello est ancien directeur de cabinet à l’Agence de développement de l’Union africaine (AUDA-NEPAD). Il est également Senior Fellow à Atlantic Council.