Alors que le sommet extraordinaire de l’Union africaine vient de se clore à Kigali, avec la signature de l’accord portant sur la création de la zone de libre-échange continentale (ZLEC), le président Mahamadou Issoufou, désigné en 2016 par ses pairs pour mener les travaux, répond à Jeune Afrique sur les enjeux de ce qu’il qualifie de « tournant historique ».
Le sommet extraordinaire de l’Union africaine à Kigali s’est clôturé ce mercredi 21 mars avec la signature de l’accord de zone de libre-échange continentale. Annoncé lors du dernier sommet d’Addis-Abeba en janvier, ce rendez-vous de l’organisation panafricaine devait permettre de finaliser les travaux, menés depuis deux ans sous l’égide du président du Niger, Mahamadou Issoufou.
Au programme des négociations du sommet figuraient notamment le cadre juridique de l’accord, le choix du lieu qui accueillera le siège de son secrétariat, le taux de ratification nécessaire à sa mise en oeuvre et la liste des produits « sensibles » exclus de l’accord.
À quelques heures de la signature effective, le président Mahamadou Issoufou a accordé une interview à Jeune Afrique. Il revient sur la portée de cet accord et sur les obstacles qu’il reste à franchir pour permettre sa mise en oeuvre.
Jeune Afrique : Quel bilan dressez-vous de ces deux ans comme chef des travaux de la zone libre-échange continentale ?
Mahamadou Issoufou : Je suis satisfait, l’accord est à la hauteur de nos ambitions. Le bilan des travaux est positif. Pendant ces deux ans, nous avons négocié durement et nous avons pu élaborer quatre accords.
Il s’agit d’un tournant historique pour l’Afrique, pour le continent qui a été divisé il y a 133 ans à Berlin, partagé et affaibli
D’abord, l’accord général sur la zone de libre-échange continentale, puis le protocole sur le commerce de marchandises, celui sur le commerce des services et enfin celui sur le règlement des différends. Ce sont ces quatre documents qui ont fait l’objet de la signature aujourd’hui.
Il s’agit d’un tournant historique pour l’Afrique, pour le continent qui a été divisé il y a 133 ans à Berlin, partagé et affaibli. Elle a décidé de s’intégrer et de s’unir. Ce sont 84 000 km de frontières, 84 000 km d’obstacles qui font que les échanges entre États africains ne représentent aujourd’hui que 17 % des échanges sur le continent.
Avec cet accord, les entreprises africaines seront plus compétitives et pourront satisfaire la consommation intérieure, mais aussi répondre aux besoins de cette classe moyenne en pleine expansion et rendre le continent plus attrayant. Désormais, nous allons pouvoir négocier de manière unie les accords internationaux.
Pendant deux ans, les discussions n’ont pas toujours été faciles. Les négociations se sont même poursuivies ici, à Kigali, jusque tard dans la nuit, à la veille de la signature… Quels ont été les points qui ont fait débat ?
Il y a notamment eu des débats sur le niveau d’ouverture. La majorité des États étaient pour un taux de libéralisation de 90 %. D’autres, qui trouvaient ce niveau trop élevé, souhaitaient le voir être rabaissé à 85 %. Mais nous avons pu trouver un compromis. On tient compte des spécifiés de ces pays. L’accord auquel nous sommes arrivés reflète les contraintes que rencontre chaque pays. On a réussi, chaque fois qu’un problème s’est présenté, à trouver une solution ensemble.
Je ne me mets pas dans la perspective d’un retrait du Nigeria
L’absence de Muhammadu Buhari, président d’une des principales économies du continent, a perturbé le début du sommet. Quel impact peut avoir le retrait du Nigeria dans la mise en oeuvre effective de la ZLEC ?
C’est vrai, le Nigeria est la première économie du continent. Mais je ne me mets pas dans la perspective d’un retrait du Nigeria sur ce projet. Le président Buhari a une forte volonté d’intégration. Il l’a exprimée lors de la présentation de mon rapport à l’occasion de la rencontre à huis-clos, à l’occasion du dernier sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba [en janvier 2018, ndlr].
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Seulement, l’intégration doit se faire à deux niveaux, par le haut, et également par le bas. Il faut que les citoyens s’approprient le projet, de même que les leaders économiques. Je pense qu’à ce titre il y a encore un travail de sensibilisation à faire au niveau de l’opinion publique nigériane pour que le pays adhère pleinement à cette zone de libre-échange.
Les raisons avancées par la présidence nigériane pour justifier cette absence, à savoir le blocage d’une partie du milieu économique nigérian, ne sont-elles pas révélatrices d’une forme de crispation autour du projet et de précipitation dans sa mise en œuvre ?
Non, il n’y a pas de précipitation. Je pense qu’il aurait peut-être fallu que, du côté nigérian, on explique un peu plus, au niveau national, l’importance de ce projet. S’il y a bien un pays qui peut profiter de cette zone de libre-échange c’est le Nigeria. C’est la plus importante économie du continent. Regardez ce qui se passe en Europe avec l’Allemagne et l’Union européenne. C’est la première économie d’Europe qui en profite le plus. Ce sera pareil pour l’Afrique.
Ce projet de zone de libre-échange continentale doit mener à une baisse progressive des barrières douanières. Mais le projet prend-il en compte la corruption, qui est un frein important au développement des échanges ?
Notre objectif est d’éliminer toutes les barrières au commerce et aux échanges. Qu’elles soient tarifaires ou non tarifaires, comme dans le cas de la corruption. Un des objectifs pour les pays, et ce sera l’ambition d’un autre programme dans le cadre de l’année de la lutte contre la corruption à l’Union africaine, sera d’améliorer le climat des affaires et la lutte contre la corruption au sein des entreprises.
Mais ce n’est pas le seul obstacle non tarifaire que je peux mettre dans la balance : il y a également la question des infrastructures – aéroportuaires ou énergétiques notamment – qu’il ne faut pas ignorer.
On doit tourner le dos au pacte colonial qui consiste à voir l’Afrique comme réservoir de matières premières et consommateurs de produits finis
Justement, cette zone pourrait devenir la zone de libre-échange la plus vaste du monde, mais dans une région hétérogène en termes de moyens. Sans investissements dans les infrastructures, n’y a-t-il pas un risque que les pays les plus faibles ne puissent pas soutenir la concurrence ?
La distance économique qui sépare un pays comme les Comores du Nigeria, par exemple, n’est pas plus grande que celle qui sépare l’Allemagne et la Grèce en Europe, toutes proportions gardées. Cette zone de libre-échange continentale aura pour but d’harmoniser les économies du continent, à terme, c’est ça que nous visons.
L’Afrique doit cesser d’être un simple réservoir de matières premières. On doit tourner le dos au pacte colonial qui consiste à voir l’Afrique comme réservoir de matières premières et consommateurs de produits finis. Tous les pays vont profiter des chemins de fer et des routes. Cela va élever ensemble les pays, sans distinction. Les pays les plus faibles bénéficieront d’ailleurs de mesures de discrimination positive.
Qu’entendez-vous par là ?
Je veux simplement dire que les contraintes que l’on peut imposer au Nigeria, je ne vais pas dire lesquels, on ne les imposera pas forcément à un pays comme les Comores…
Le vrai enjeu de ce projet sera son taux de ratification. Un processus qui fait entrer en jeu des contraintes de politiques internes aux États. À quel horizon peut-on raisonnablement espérer voir le projet entrer en vigueur ?
Le nombre de ratifications nécessaire a fait l’objet d’un débat, c’est vrai. Il se situe dans l’accord au niveau de 22 États. C’est le compromis sur lequel nous nous sommes entendus, puisque certains avaient proposé 15 États nécessaires au minimum, d’autres les deux tiers, d’autres 51 %.
Je pense que cela peut être fait assez rapidement. Dans un an, maximum, je pense que les ratifications peuvent être prêtes et l’entrée en vigueur de l’accord obtenue d’ici janvier 2019. Au plus tard je prévois ça dans 18 mois, mais le premier objectif c’est janvier.
L’Afrique du Sud qui est engagée dans un processus électoral, a déjà fait savoir que ce délai sera difficile à tenir…
La date de mise en oeuvre que nous nous fixons est quand même de neuf mois. En neuf mois, on peut accomplir beaucoup de choses… L’objectif, c’est janvier 2019 et nous espérons que l’Afrique du Sud pourra le tenir.
Cette volonté d’aller vers le libre-échange et, à terme, la libre circulation des personnes, ne pose-t-elle pas une question de faisabilité dans le contexte sécuritaire actuel au Sahel ?
Non, il n’y a pas de risques. La Zone de libre-échange continentale qui concerne les marchandises, va être complétée avec un protocole sur la libre circulation des personnes, qui prévoit également le droit de résidence et d’établissement notamment pour les entreprises.
Si le continent s’enrichit, alors la pauvreté va reculer. Or la pauvreté est le terreau du terrorisme. Je pense au contraire que c’est une arme puissante contre ce phénomène que nous sommes en train de bâtir. La lutte contre le terrorisme n’est pas seulement militaire, elle est également économique et idéologique. La Zone de libre-échange continentale va contribuer à cette lutte à moyen et à long terme.
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