André BOURGEOT est Anthropologue et Directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France. Il avait participé au Colloque international pluridisciplinaire sur ‘’L’Etat en Afrique : ses fondements et réponses aux défis du développement’’ organisé par le Département de Philosophie, Culture et Communication de l’Université de Niamey. Le Républicain l’a rencontré.
Le Républicain : vous avez-vous présenté une communication au Colloque de Niamey sur la refondation de l’Etat malien. Avant d’avoir votre opinion sur la question malienne, selon vous peut-on parler rigoureusement d’Etat en Afrique?
André BOURGEOT : Il fut un temps où les sociétés africaines étaient représentées comme des sociétés barbares dans lesquelles prévalaient l’anarchie, le désordre, l’absence d’autorité, sans règles matrimoniales, etc. Cette imagerie a fait long feu….Depuis, les historiens et les anthropologues ont étudié au plus près ces sociétés dites « barbares » en démontrant l’existence de royaumes, de chefferies, d’empires et de sociétés étatiques précoloniales. Alors, oui, on doit parler, « rigoureusement » d’État en Afrique. Il appartient aux chercheurs en sciences sociales de décrire et d’analyser les circonstances politiques et historiques qui ont conduit à la formation, à la construction des États africains postcoloniaux qui ont émergé dans un contexte de néocolonialisme qui, trop souvent, ont entravé leur autorité et leur souveraineté sur le territoire national. Il serait très réducteur et erroné de concevoir l’existence de l’État à celui des sociétés occidentales industrielles.
Le Républicain : A travers le débat suscité par votre intervention, certains chercheurs africains participants à ce Colloque de Niamey ont clairement remis en cause la notion d’Etat en Afrique tant que les africains n’arrivent pas à inverser la tendance à savoir se démarquer de l’objectif assigné à l’Etat par le colonisateur. Que répondez-vous ?
André BOURGEOT : La question que vous posez renvoie fondamentalement à la notion d’État indépendant. Ces États sont-ils réellement indépendants ? La réponse est non car ils doivent évoluer sous des conditionnalités imposées par les institutions internationales et par les relations de « domination-exploitation » exigées par des sociétés dites « occidentales ». Ce n’est pas, pour reprendre votre question, (je vous cite) : « ….tant que les Africains n’arrivent pas à inverser la tendance, à savoir se démarquer de l’objectif assigné à l’État par le colonisateur » ? Cette appréciation décrit des États « sous tutelle », sous domination, des « États néocoloniaux, c’est selon. Mais cet aspect incontestable, ne permet pas d’en déduire une absence d’État : celui-ci peut servir de relais aux intérêts de puissants États occidentaux.
Le Républicain : A propos du Mali quelles sont selon-vous les conditions de possibilité de la refondation de l’Etat malien ?
André BOURGEOT : La déliquescence actuelle de l’État malien oblige à penser aux conditions politiques et économiques de sa refondation. Il appartient au peuple malien d’en définir les contours et le contenu en établissant au préalable des rapports de forces politiques susceptibles d’engager des processus de refondation. À cet égard, le grand mouvement populaire « An té abana » organisé par la société civile, avait obligé le chef de l’État à surseoir à sa décision de révision constitutionnelle visant à créer un Sénat en conformité, selon les autorités politiques et juridiques nationales, avec un des aspects des Accords de paix issus du processus d’Alger.
Le Républicain : La force G5 Sahel est finalement opérationnelle. Êtes-vous optimiste quant à la possibilité de cette force à venir au bout du terrorisme au Sahel ?
André BOURGEOT : L’initiative suscitée par la France du G5 Sahel ne peut encore être réellement opérationnelle. Vous faites référence à l’opération « Hawbi » qui s’est concrétisée dans le Liptako-Gourma (Niger-Burkina Faso-Mali) : pas plus !…La force conjointe du G5 Sahel dont l’état-major siège à Sévaré (Mali) sous le commandement du Général malien Didier DACKO (souvent écrit DAKOUO), n’a pas encore pu obtenir un financement suffisant pour lui permettre d’être opérationnel. Enfin, cette « force conjointe », n’a pas reçu l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU, et les USA du Président Donald Trump, soutiennent, après des pressions politiques, cette initiative, dans le cadre des relations bilatérales : exit le multilatéralisme !… Rien n’est encore joué, rien n’est encore gagné. Enfin les armées nationales impliquées dans ce « G5 Sahel » ont des capacités d’intervention inégales. Par exemple, comment les FAMAs (Forces armées maliennes) en voie de reconstruction, en formation par différents pays occidentaux et maghrébins, vont-elles pouvoir contrôler 1300 km de frontières « passoires » communes avec l’Algérie ?…Alors, quid d’un « G5+2 » (incluant l’Algérie et la Libye) ?
Le Républicain : L’autre équation c’est la situation en Libye où l’Etat est vraiment en crise. A l’épreuve des faits ne peut-on pas dire que les assassins de Kadhafi avaient tort de penser qu’il était un problème?
André BOURGEOT : L’État en Libye n’est plus en crise : il a disparu…La crise libyenne générée par la stupidité des interventions militaires franco britanniques et « otanesques » (sous la présidence de Nicolas Sarkozy) et l’assassinat programmé de son guide (le Colonel Mouammar Qaddhafi), ont précipité l’écroulement de la Jamahiriya arabe libyenne et engendré l’essor des groupes armés salafistes djihadistes ainsi que la prolifération de politiques tribales autonomes. Il convient de rappeler ici, que les autorités politiques libyennes de l’époque avaient promis, en guise de reconnaissance, 35% de contrats pétroliers : qui dit que l’espace saharo-sahélien ne constitue pas des enjeux politiques majeurs fondés sur les ressources extractives qu’il recèle en abondance ?….
Le Républicain : L’actualité c’est aussi la vente des immigrés en Libye. Quelle est votre réaction sur cette pratique anachronique ?
André BOURGEOT : L’exploitation de la main d’œuvre des migrants s’apparente à des formes adaptées d’esclavagisme. Cette exploitation éhontée, connue depuis longtemps, sans qu’elle ne soit condamnée par les États concernés, relève de relations privées et du travail non rémunéré. Rappelons que des ONG arabes libyennes travaillant dans l’humanitaire avaient déjà fermement dénoncé cette exploitation. On ne peut, à cet égard, globaliser les comportements en terme ethniques « amalgamants », et mettre dans le « même sac » des attitudes qui relèvent de la délinquance. Tout autre est ce qui s’est passé aux « marchés aux esclaves « vendus aux enchères par de probables criminels au vu et au su de ce qui reste d’autorités politiques libyennes. Mais il ne s’agit plus là d’exploitation de type esclavagiste de la main d’œuvre, mais d’êtres humains à la peau noire, considérés comme des marchandises, sans existence sociale, vendus aux plus offrants. Aucun terme n’existe pour qualifier de telles pratiques rétablies par Napoléon 1er par la loi du 20 mai 1802, c’est-à-dire à peine huit ans après son abolition (1793-94) par la Révolution française.
Le Républicain : En tant qu’anthropologue comment expliquez-vous le fait que les Occidentaux fassent de la question migratoire un problème majeur alors que c’est naturel que les hommes se déplacent à travers la planète ?
André BOURGEOT : Les migrations, historiquement, ont existé de tout temps et l’histoire de l’évolution des sociétés humaines depuis qu’elles existent, résulte aussi de phénomènes migratoires. Par contre, ce qui change au XXIème siècle dans le contexte d’une mondialisation capitaliste en crise systémique, réside dans le fait que l’Occident et plus particulièrement l’Europe, ne recèle plus les capacités à absorber, à intégrer une main d’œuvre étrangère (ici sub saharienne) en situation de chômage alarmant qui se ramifie et qui est aussi le produit de la mondialisation citée ci-dessus. Alors, les politiques européennes relatives aux migrants, ont une responsabilité dans cette situation au point où l’Europe « exporte » ses frontières (exemple à Agadez…) imposant de nouvelles conditionnalités. Non, bien évidemment pour répondre à votre question, « l’interdiction migratoire » n’est pas la solution. Tant que les rapports entre l’Europe (et les États qui la compose), ne changeront pas de nature, l’Afrique sera tentée d’exporter ses surplus de chômeurs. Ainsi à L’Afrique « réservoir » de richesses connues à exploiter le moment venu, s’accompagne aujourd’hui d’une Afrique déversoir…
Le Républicain : Vous avez évoqué la croissance économique en Afrique à l’occasion de votre intervention. En effet, on parle de la croissance même à deux chiffres dans certains pays africains. Mais cette croissance ne se traduit pas forcément dans le bien-être des populations africaines. Comment expliquez-vous cette situation?
André BOURGEOT : Les économistes affectent à l‘Afrique un taux de croissance qui avoisine les deux chiffres. Elle devient un continent prometteur ; elle est en pleine expansion. Quelle en est la réalité concrète ? Il ne s’agit pas de contester ce que disent les économistes mais d’attirer l’attention sur la question (et donc sa réponse) suivante : à qui profite cette croissance qui vise à attirer les entreprises privées à investir en une Afrique prometteuse pour leurs intérêts gloutons ? D’une manière simultanée, ces même économistes et les institutions internationales alertent sur l’extension de la pauvreté. Alors, où est la contradiction entre enrichissement à un pôle et appauvrissement élargie à l’autre ? Cette contradiction, qui est dans la nature même de la logique économique de cette mondialisation dite néo libérale, révèle que la croissance profite à une minorité (toujours la même), au détriment du développement dont l’immense majorité des populations africaines ont un criant besoin. Ainsi, la rupture du couple « croissance-développement » au bénéfice du premier élément (la croissance) et au détriment du second (le développement) dont l’aide publique annoncée par le récent discours du Président Macron, devra atteindre avant la fin de son quinquennat ,0, 55% alors que d’autres États (notamment l’Allemagne) sont déjà à 0,70¨de leur PIB… de telles situations ne permet pas d’enrayer réellement la pauvreté au-delà des déclarations d’intention.
Réalisée par Elh. Mahamadou Souleymane
(Le Républicain N°2152 du 30 Novembre 2017)