Fuite des cerveaux en Afrique : ampleur et piste de solutions

Que faire face à l’émigration d’Afrique des professions qualifiées ?

Mumpasi Lututala (2012) définit l’exode de cerveaux en Afrique comme étant le départ des Africains qualifiés à l’étranger. Il s’agit des migrants qui ont des qualifications professionnelles avérées : professeurs d’université, médecins, enseignants, ingénieurs, chercheurs, artistes, sportifs, etc. Au regard de la nouvelle donne des économies du savoir (Dia 2005)1, que faut-il faire ?

L’ampleur du phénomène est importante. Plus de 20 000 professionnels africains s’exilent chaque année (Tapsoba et al, 20002 ; Kouame, 20003 ; Lututala, 2006) ; ils étaient 1 388 000 en l’an 2000 selon Marfouk (2007) : leur pourcentage dans l’ensemble des émigrés africains est passé entre 1990 et 2000, de 22 à 31%, faisant perdre à l’Afrique plus de 10% de sa main d’œuvre qualifiée. Selon Clemens et Pettersson (2006), au moins 16 pays africains ont perdu entre 51 et 75% de leurs médecins formés alors que le continent en manque cruellement. En fonction des filières, le pourcentage des non-retours parmi les étudiants africains atteint jusqu’à 83% (Adreda, 2000)4. McCabe (2011)5 souligne que malgré leur haut niveau de qualification, 18,5 % des migrants africains vivent sous le seuil de la pauvreté.

Quels impacts ?

Nous n’avons pas la prétention de traiter ici des raisons des départs. Nous discutons de l’impact sur le développement. Comme le rappelle Mumpasi Lututala (2012), certains économistes utilisent la trilogie nature-travail-capital pour désigner les facteurs de production que sont les ressources naturelles, les ressources humaines et les ressources financières. Le facteur ressources humaines « est le plus important, car c’est lui qui permet de mettre en valeur les ressources naturelles, et par conséquent de générer le capital nécessaire pour soutenir cette mise en valeur ». Gingras et Mosbah-Natanson (2010)6 ont montré qu’en 2004, l’Afrique n’avait contribué qu’à concurrence de 1,8% à la production mondiale des connaissances en sciences sociales, ce qui ne signifie nullement que les Africains ne produisent pas, mais plutôt que leur production scientifique est validée ailleurs. À ce rythme de pertes, il sera difficile au continent de trouver à l’interne des solutions originales aux défis d’amélioration des conditions de vie qui l’attendent. En considérant les coûts de formation dans les pays d’origine, Mills et al (2011) estiment à 2 milliards de dollars les pertes financières des pays africains uniquement sur la formation des médecins qui s’exilent. C’est un « gros gâchis ». Enfin, sur le plan politique, l’exode pose un problème de contrôle vertical en démocratie c’est-à-dire d’insuffisance de masse critique pour servir de contrepoids à la mauvaise gouvernance.

Que faut-il faire ?

Nous n’avons pas non plus la prétention de détenir la solution miracle à ce problème. Nous observons toutefois que deux approches existent dans la littérature (Kouame, 2000) : l’idée de l’organisation d’un « retour au pays natal » (irréaliste parce que les mouvements migratoires sont liés à l’histoire de l’humanité et les individus sont libres de choisir où ils veulent vivre) et l’idée de rationaliser l’utilisation de la diaspora africaine à partir de leurs lieux de résidence.

Les États africains devraient se mettre à la recherche des capitaux en créant un cadre institutionnel profitable aux transferts d’argent afin que les flux partent de l’informel (80% dans l’économie de la consommation) au circuit formel de l’économie (investissement). En l’état, comme le montre Mills et al (2011), ce sont les pays d’accueil qui tirent d’énormes bénéfices financiers en utilisant les cadres formés en Afrique à l’instar du Canada (384 millions de dollars US), des États-Unis (846 millions), de la Grande-Bretagne (2 milliards), de la France (3,6 milliards), etc.

Il faudrait investir dans l’amélioration de la qualité de formation (notamment en entreprenariat) afin de ne pas laisser partir les jeunes africains. Il suffit de créer un cadre d’interconnexion favorable à la mobilité de la diaspora et aux échanges de savoirs. De nos jours, la circulation du savoir entre la diaspora et les structures de production dans leurs pays d’origine n’est que symbolique. Aussi, les postes d’enseignants associés, même à titre bénévole, restent presque fictifs et la mobilité universitaire reste orientée vers le Nord. Pis, les centres d’études africaines à l’étranger sont peu développés, ce qui limite la diplomatie culturelle et scientifique. Il faudrait tendre vers la création des centres d’excellence et des pépinières d’entreprise permettant de profiter des plus brillants sur place.

Une nouvelle impulsion est nécessaire au niveau de la gouvernance et de l’optimisation de l’action publique afin d’offrir un environnement attractif aussi bien à la diaspora désirant revenir qu’aux locaux devant être convaincus de rester sur place. Cela implique entre autres des réformes institutionnelles pour promouvoir l’investissement et l’entrepreneuriat, l’investissement dans les infrastructures en partenariat avec le privé, la valorisation du mérite et de la compétence, la stabilité politique et la protection des droits et libertés. Cela suppose aussi et surtout la redéfinition du statut du citoyen et la réduction de l’emprise du social (liens de parenté). Les gouvernements africains devraient rejeter la xénophobie et s’ouvrir aux matières grises qui ne recherchent que la reconnaissance et de meilleures conditions de travail.

Souhaitons que l’Afrique ne rate pas ce tournant historique qui se profile à l’horizon !

 

Par Louis-Marie Kakdeu.
Un article du site Libre Afrique