“Le journalisme traditionnel n’est plus adapté à ce que le public recherche sur internet”

Une enquête américaine souligne que 30% des journalistes traditionnels de presse écrite aux Etats-Unis ont perdu leur emploi entre 2006 et 2012, au profit de la création de 5 000 nouveaux postes dans la presse numérique. Un nouveau support qui s’est radicalement transformé ces dix dernières années.

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S’appuyant sur des chiffres de l’“American Society of Newspaper Editors”, le Pew Research Center (PRC, un think tank américain spécialisé dans les tendances aux Etats-Unis et le monde – ndlr) a publié une enquête indiquant que le nombre de journalistes de presse quotidienne traditionnelle aux Etats-Unis avait chuté de 54 000 en 2006 à 38 000 en 2012, soit une baisse de 30%. Concernant la presse magazine, ce n’est guère mieux, avec une baisse de 26% des effectifs au cours des dix dernières années. Sans compter la suppression prochaine de 500 emplois chez l’éditeur Time Inc. prévue cette année.

Cette enquête rapporte qu’à la même période, 5 000 nouveaux emplois ont été créés dans la presse numérique. BuzzFeed – qui a lancé son portail français l’année dernière – est passé d’une demi-douzaine d’employés en 2012 à 170 aujourd’hui. Avec Vice Media, ils font partie de la trentaine de mastodontes parmi les 468 médias numériques existants aux Etat-Unis (dont la plupart a vu le jour ces dix dernières années). La majorité (438) sont des petites structures dont la moitié ne comporte pas plus de trois salariés.

Ces petites structures n’ont pas vocation à couvrir toute l’information. Pour beaucoup, elles se concentrent à combler les lacunes de la presse locale et parfois celles du journalisme d’investigation. Pour les grosses rédactions, la couverture peut varier d’un domaine bien défini (le sport pour Bleacher Report, l’investigation pour ProPublica…). Enfin, certains proposent une couverture généraliste avec la volonté affichée de se développer à l’international comme le Huffington Post (présent en France depuis janvier 2012) qui souhaite être présent dans quinze pays cette année, Vice qui compte déjà 35 bureaux à l’étranger ou dernièrement BuzzFeed qui vient d’embaucher un superviseur pour de futurs bureaux à Mexico, Berlin ou Tokyo. Quartz, pure player spécialisé dans l’actualité économique et qui ne compte que deux ans d’existence, s’appuie déjà sur des journalistes à Londres, Bangkok ou Hong Kong. Quant à sa rédaction, elle parle pas moins de 19 langues. Son bureau new-yorkais compte lui une vingtaine d’employés, pour la plupart issus de grands quotidiens économiques : The Wall Street Journal, The Economist ou du New York Times (plus généraliste).

En France, ce phénomène peine encore à s’imposer. Julien Salingue, du site Acrimed, détaille : “Ce sont les sites des grands quotidiens qui sont le plus consultés sur le web en France, Le Monde, Libération ou encore Le Figaro (ont de bons chiffres. Ce sont ces grands médias qui ont muté et ont mis en place un site internet, mais économiquement leur modèle n’est pas viable.” Pour autant il ne pense pas qu’en France la solution soit forcément de migrer sur internet :

    “En Grande-Bretagne, la presse continue de bien se vendre. En France, il y a eu des tentatives de pure player. Mais que ce soit Rue89 ou le Huffington Post, ce sont des entreprises qui restent dans le giron de grands groupes de presse (Le Nouvel Obs pour Rue89, Le Monde pour le Huff Post). A part Mediapart finalement, il n’y a pas encore de modèle économique viable qui se soit implanté. Et si Mediapart fonctionne aujourd’hui, ce n’est pas parce que le support est adapté mais parce que le contenu est adapté. C’est bien la preuve que la solution n’est pas dans le contenant mais dans le contenu.”

Une autre des conclusions du PRC concerne la jeune génération que ces nouveaux médias web n’hésitent plus à recruter. Ils parient désormais sur leurs capacité à dompter plus facilement les outils numériques que leurs aînés qui eux, continueraient d’apporter leur expérience en terme de travail d’investigation. “La formation des journalistes traditionnels n’est plus totalement adapté à ce que le public recherche sur internet” a notamment déclaré le rédacteur en chef de Quartz, Kevin Delaney.

En France, c’est la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) qui recense les journalistes, tous médias confondus. La carte n’étant pas obligatoire, il peut y avoir plus de journalistes que de cartes de presse, mais les informations délivrées par la CCIJP donnent tout de même une idée fiable de la tendance. Ces dix dernières années, le chiffre est resté stable autour de 37 000 journalistes (36 823 en 2013) dont près de 60% pour la presse écrite.

Dans leur enquête annuelle sur les journalistes professionnels, l’Observatoire des métiers de la presse analyse qui sont les détenteurs de la carte et où exercent-ils. Jean-Marie Charon, ingénieur au CNRS spécialiste des transformation de la presse écrite et des évolutions de la profession de journaliste y explique dans l’édition 2012 pourquoi il est difficile de faire la distinction entre journalistes web et de presse traditionnelle imprimée :

    “En France, il existe de nombreuses rédactions où de l’information est produite sur plusieurs supports, avec ce qu’on peut appeler le développement d’une compétence “plurimédia” chez les journalistes. Ce phénomène est quasiment la règle en presse quotidienne. Il est devenu fréquent chez les hebdomadaires et beaucoup moins dans les mensuels.”

On peut tout de même noter que la CCIJP recensait 84 journalistes “multimédia” en 2004 parmi les 26 147 détenteurs de la carte de presse exerçant en presse écrite. Un chiffre qui a plus que doublé en 2008 avec 193 journalistes “multimédia” (pour 26 234 en presse écrite). Pour affiner leurs résultats, l’Observatoire des métiers de la presse a décidé de prendre en compte la catégorie de journaliste web lors de sa prochaine enquête pour l’année 2014. Jean-Marie Charon explique : “Il y a l’image des supports qui peut également jouer, le numérique est davantage valorisé chez les jeunes journalistes, alors qu’une catégorie d’anciens journalistes, en France, rechignent eux à en faire état.”

Pour Julien Salingue, cette difficulté à faire la distinction entre journalisme web et de presse traditionnelle s’explique simplement : “Pas mal de médias français ont un retard qualitatif, après avoir longtemps considéré qu’Internet était secondaire par rapport au papier. Ils ont laisse de côté ce support. Encore aujourd’hui, les rédactions ont des équipes séparées au sein de leur  rédaction, c’est symptomatique.”

par Julien Rebucci

lesinrocks.com