Il nous aurait quittés sur la pointe des pieds, comme il a toujours vécu, c’est-à-dire impassible, humble, disponible, discret, courtois, tout dévoué aux causes qu’il avait étroitement embrassées, détaché de la vanité et de la fatuité des choses de ce bas monde, donnant à la société son sourire et sa bonté, gardant pour lui sa peine et ses souffrances.
Peu d’entre tous ceux qui ont récemment côtoyé Boukary Adji auraient pensé, qu’il nous quitterait si vite, tant il paraissait avoir la pêche, malgré ses 79 bougies et la maladie qui le consumait à petit feu. D’autant plus qu’il fourmillait encore de projets d’écriture, après son tout dernier bouquin « Les marches du destin », paru en juin dernier où, comme dans une sorte de prémonition, il passait en revue, à travers le récit d’une longue vie très riche en enseignements, l’ensemble des grandes mutations qui, de l’Afrique d’hier où il est né à la veille de la grande guerre, a catapulté ce continent d’avenir dans les confusions présentes. Mais la faucheuse veillait. Elle a accompli son œuvre, sans préavis, si vite que nombre de personnes qui l’ont aimé n’auront pas eu la chance de lui faire leurs derniers adieux. Même si l’huile s’est bien tarie, le 4 juillet dernier, sa lumière ne nous quittera pas de sitôt.
Rendre un légitime hommage posthume à un tel homme, désintéressé et visionnaire, intellectuel avéré, véritable bibliothèque vivante vouée à l’anonymat et à l’indifférence – comme beaucoup d’autres avant lui, y compris dans son propre pays le Niger – n’est pas seulement un devoir et surtout un grand honneur. C’est aussi une façon de mettre en exergue la passion viscéralement chevillée au corps de cette véritable icône pour le continent noir, qui cherche toujours le meilleur moyen de restituer ce qu’il avait appris, de transmettre – ou mieux encore – de partager avec autrui cette merveilleuse richesse qu’il possédait.
Rendre hommage à Boukary Adji, c’est bien évidemment évoquer son action permanente, au-delà du Niger, en faveur de l’ensemble des communautés sahéliennes et celles du bassin du lac Tchad en particulier. C’est également une occasion pour louer la dimension et de la grandeur de cet homme généreux, armé d’un sens élevé de patriotisme, tourné vers la satisfaction des besoins de ses concitoyens et qui accordait son soutien aux projets qui touchent aux enjeux de société, de justice, de solidarité et de bien commun.
Je n’ai certes pas connu le natif du Damergou, aux portes du désert, l’élève studieux ayant soif de connaissances et de savoirs, avide de lectures et d’expériences, préférant toujours les horizons ouverts, où le regard part et se perd dans l’immensité de l’infini. Prodigieuse capacité de résilience qui le conduira de sa brousse natale jusqu’à la lointaine Pologne, pays où, récemment encore, il sera cité en référence comme le meilleur exemple de l’ancienneté et de la solidité des liens de coopération entre ce pays et le Niger.
J’ai très peu connu Boukary Adji, l’austère et ascète ministre des finances du Président Kountché, pendant les années de braises du régime militaire, où le pays, confronté à des tensions budgétaires croissantes, passait sous les fourches caudines des institutions de Bretton Woods.
J’ai peu connu Boukary Adji, éphémère Premier ministre du général Baré appelé en catastrophe pour jouer les sapeurs-pompiers dans un théâtre politique en flammes et un champ économique complètement ravagé.
J’ai davantage peu connu Boukary Adji, vice-gouverneur de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), cette zone de solidarité où, huit Etats de l’Afrique de l’ouest décident de mettre en en place un pool commun de devises permettant à chacun des pays membres d’effectuer ses opérations sans tenir compte de son apport éventuel.
Mais j’ai connu – et beaucoup apprécié – Boukary Adji, Co-champion – avec l’ancien président Obasanjo du Nigeria – pour la cause du bassin du lac Tchad, pour laquelle il n’aurait ménagé ni son temps, ni son énergie pour mobiliser l’opinion internationale et récolter des contributions. Dans ce cadre, et à plusieurs reprises, j’ai eu la chance de le côtoyer, de l’écouter longuement raconter tout en finesse des histoires, poser des problématiques sans cors ni cris, esquisser des pistes de solutions qu’on jurerait sorties de gibecière et mettre à nu des richesses insoupçonnés. Entre deux missions – parfois davantage – à travers les nombreuses contrées du vaste monde et les nombreux dirigeants de la planète qu’il rencontrait, pour plaider la cause de cette rare ressource bleue en voie de disparition, je me délectais goulûment de sa sagesse alors qu’il me promenait dans les méandres des politiques africaines, me guidait à travers les dédales tortueuses des questions monétaires ou quand il m’indiquait les balises à suivre pour sortir de l’ornière le continent noir pour qui il avait une fascination presqu’obsessionnelle.
J’ai connu Boukary Adji comme un auteur avide de faire partager son expérience, à travers la poignée de titres qu’il a publié sur une même veine, au bénéfice d’une seule et grande cause commune : arracher l’Afrique aux fléaux de l’instabilité politique et de la misère, à l’heure où elle joue peut-être, avec son destin, celui du monde – car ou bien l’Afrique milliardaire en hommes réussira son décollage, ou bien le monde tremblera sur ses gonds.
J’ai connu Boukary Adji comme conteur intarissable, doté d’une mémoire phénoménale et puisant dans le jardin de souvenirs passionnant, faisant revivre avec justesse le monde aujourd’hui presqu’oublié de son enfance, où s’enracine la civilisation africaine, retraçant les enjeux et les combats des décennies du développement dont il fut un acteur de premier plan, posant avec lucidité et passion la problématique de l’Afrique en devenir.
J’ai connu Boukary Adji comme un amoureux des mots, des idées claires et pertinentes, mais également comme un amoureux fou de sa femme dont il disait grand bien, de la culture et de l’histoire, de sa région qu’il aimait par-dessus tout et qu’il visitait le plus souvent possible. Un homme curieux, érudit, sage qui savait quitter les choses avant que les choses ne le quittent. Une trempe qui ne court pas les rues. Un homme, un homme de plume et un homme de chiffres qui ne s’oublieront pas de sitôt.
L’histoire retiendra surtout que Boukary Adji aura aidé à porter haut le flambeau de la Commission du bassin du lac Tchad, à une période charnière de son existence où celle-ci était confrontée à des défis multidimensionnels complexes. Panafricain convaincu, intellectuel engagé, patriote intransigeant, Boukary Adji n’a jamais fait passer aucun autre intérêt — et surtout pas le sien propre — devant celui du bassin et de ses communautés, et encore moins devant celui de sa patrie, le Niger qu’il adorait et chérissait par-dessus tout. C’est cet homme exceptionnel que le Niger pleure aujourd’hui, et avec lui les communautés riveraines du bassin du lac Tchad.
Boukary Adji n’est pas mort, car il vivra encore longtemps par son œuvre — inspirante et forte — et par ceux, nombreux, qui s’en inspireront. Le Niger s’honore d’avoir donné naissance à un tel homme, patriote et nationaliste, qui n’a eu de cesse de défendre les nobles valeurs, l’identité et la culture de son pays. Quant à la Commission du bassin du lac Tchad, le meilleur hommage qu’elle puisse lui rendre est de faire tout ce qui en son pouvoir pour faire de cette partie du monde une place où il fait bon vivre pour les générations présentes et futures, en puisant notamment dans les ressources de sa sagesse, de sa détermination et de son engagement.
Puisse ce bel exemple de cet homme vertueux, généreux doublé d’un humanisme hors pair inspirer les fils et les filles du bassin. A ses enfants et à sa femme l’avocate Fati Kountché et à toute la famille, à tous les parents et amis, je présente mes condoléances les plus émues. Que Dieu le Tout Puissant leur donne la force et le courage nécessaires pour suivre la voie royale tracée par feu Boukary Adji. Que ce dernier repose en paix et que la terre de Yantala lui soit légère ainsi que tous ceux qui s’y reposent.
Ibbo Daddy Abdoulaye