Pr Salim Mokaddem, Professeur aggrégé en philosophie

Styles de gouvernance Bazoum/Issoufou : Le décryptage du philosophe Salim Mokaddem

 

Le président Issoufou ferait-il ombrage à Bazoum ? Le Niger aurait-il deux présidents comme le clament quelques-uns ? Dans une série de réponses aux questions d’actualité initiée par Niger Inter Hebdo, le Pr Salim Mokaddem éclaire les lanternes de nos lecteurs. Il lève, ici, un coin du voile sur la polémique savamment entretenue sur une contradiction supposée entre Issoufou et Bazoum. Salim Mokaddem est professeur de philosophie à l’Université de Montpellier. Ancien professeur au Lycée de Maradi puis à l’Université de Niamey, cet agrégé de philosophie est un fin connaisseur des deux camarades et hommes d’Etat.

 

Niger Inter Hebdo : Dans une interview que vous avez accordée à Niger Inter Magazine, vous avez mis en exergue l’idée qu’il y a une différence de style entre la gouvernance d’Issoufou et celle de Bazoum. D’aucuns pensent que Issoufou fait ombrage au président Bazoum au moment où d’autres affirment que le Niger a deux présidents. Est-ce à dire que certains citoyens n’arrivent pas à faire la part des choses entre la complicité qu’il y a entre les deux camarades issus de la même formation politique et la gestion de l’Etat qui incombe à l’actuel locataire du Palais présidentiel ?

 

Pr Salim Mokaddem : Je faisais remarquer, si vous lisez bien l’entretien, qu’il y avait bien en effet des styles différents dans la gouvernance mais non pas des divergences de fond. Les deux hommes ont les mêmes valeurs politiques, humanistes, éthiques et les mêmes engagements fidèles qui les réunissent et les rendent inséparables dans la lutte politique, les engagements et les visions généreuses qu’ils ont pour le Niger et l’Afrique. Vouloir les opposer, les comparer, les scinder n’a aucun sens : ils procèdent des mêmes engagements, des mêmes luttes, du même bord politique, historique, idéologique, de la même vision rationnelle et réfléchie, construite, année après année, d’un Niger démocratique, rétabli, avec des institutions républicaines, une économie sociale et solidaire, un rôle positif et actif de l’Etat-Providence, une prise en compte de la complexité des sociétés civiles, et une connaissance fine du terrain, des géographies physique et humaine, une présence constante sur le terrain et un souci permanent de l’amélioration des conditions de vie des populations. Il faut être de très mauvaise foi pour ne pas accorder au Président Issoufou le fait qu’il ait donné au Niger des dimensions régionales, internationales, un sens et une direction économique, politique, qui lui confère aujourd’hui un contour spécifique, une place singulière, une reconnaissance africaine et mondiale, et un ancrage effectif dans les problèmes concrets de notre modernité. Que ce soit sur le plan industriel, écologique, monétaire, énergétique, financier, politique, Issoufou a été au premier plan pour faire du Niger une entité politique reconnue par les partenaires financiers et techniques comme étant un pays en devenir de présent et d’avenir. Il a su faire le plaidoyer mondial pour un Niger démocrate, tolérant, ouvert sur le monde globalisé, multiculturel, porté vers le développement technique et industriel, avec un Etat qui se construit dans la poursuite de l’esprit des accords de Philadelphie et qui s’ouvre sur son territoire intérieur comme sur son extérieur. Il ne faut pas négliger cela : Issoufou n’a pas fait rater au Niger le train de la globalisation et cet authentique homme d’Etat, responsable et mesuré, a su faire montre d’une grande sagacité politique et d’une intelligence visionnaire sur les buts du Niger et, partant, de la sous-région, que cela soit dans les organismes interétatiques ou dans les accords bi et multilatéraux avec les bailleurs de fonds, ou avec les partenaires techniques et financiers, privés et publics.

            Sur le fond, les deux hommes Bazoum et Issoufou partagent des valeurs panafricanistes, des idéaux progressistes humanistes, et des convictions fondées sur des lectures, des concertations, des expériences, des rencontres techniques et politiques avec le réel de ce monde. Comment n’y aurait-il pas par ailleurs des différences de gouvernance puisque les réalités auxquelles ils furent confrontés sont totalement différentes (le monde bouge et change au moment même où nous parlons, à tout niveau) puisque ce sont deux êtres humains libres et intelligents capables tout deux d’autonomie et de puissance décisionnaire et décisionnel spécifique, évoluant dans des contextes historiques différents ?

            L’Etat a sa logique, sa raison d’être, sa technicité propre ; cette structure ne peut être modifiée par le caprice de la volonté ; le grand homme d’Etat est celui qui préserve les structures fondamentales et souveraines, régaliennes, de l’Etat de droit, sa constitution, sa légitimité, son sens profond (respect des lois et des contrats à l’origine de son fondement juridico-administratif et de l’esprit de la constitution). Les deux hommes, avec des logiques affectives, émotionnelles, des formations professionnelles, des références singulières différents, ont une conscience aigüe de cette structure organique et substantielle de l’Etat (qui étymologiquement signifie justement ce qui est stable et ne bouge pas : Status). Ainsi, sur le rôle essentiel de l’Etat, le projet économique et social de la Renaissance, sur la politique de Renaissance, les analyses fines et macro-structurelles de la place du Niger en Afrique et dans le Monde, sur le projet politique qui les a menés au pouvoir, les deux hommes s’accordent donc totalement et sont en harmonie réfléchie. Il n’y a entre ces deux intelligences nulle part d’ombre, nulle rivalité, nulle gêne car ils sont amis et frères en vérité et en action.

            Les styles divergent parce que le réel qu’ils ont à affronter, non pas structurellement, mais conjoncturellement, n’est pas le même : il suffit de regarder autour de vous, aux frontières et ailleurs, les mutations de l’histoire en mouvement.

« Nul ne peut sauter par dessus son temps » écrivait Hegel réfléchissant alors à l’époque de transformation et de révolution à tout point de vue que vivait l’Europe postrévolutionnaire, prise au début du XIXème siècle dans les tourmentes des guerres napoléoniennes et de la Révolution industrielle. Ces événements violents allaient changer la face du monde et celle de l’histoire au point de transformer le cours des choses et de délaisser les valeurs des mondes antiques, médiévaux, et modernes pour entrer dans une histoire, qui nous est encore contemporaine, des conflits internationaux et des mutations sociologiques bouleversant les rapports entre, pour faire court, le Capital et les mondes du Travail. Cela se manifeste dans l’enjeu crucial de la financiarisation mondialisée de l’économie dite virtuelle, qui, pour rappel, a encore et toujours besoin de l’économie réelle (matières premières, forces productives, organisation de la production et de la richesse, et donc monde du Travail réel) : en l’espace d’une trentaine d’années, le monde a changé. L’Afrique, et le Niger en particulier, n’échappe pas à ces mutations qu’il faut toujours accompagner et anticiper pour ne pas que les grandes métamorphoses fassent disparaître certains pans du monde politique, et les pays fortement endettés et non industrialisés, dans le gouffre de la dette infinie et de la gestion négative par la dette bancaire institutionnalisée. La seule façon d’éviter la tyrannie de la gouvernance par la dette est donc d’être partie prenante dans cette économie réelle : la finance n’a de sens que parce qu’elle s’appuie sur des mécanismes économiques et institutionnels, bancaires entre autres, mais pas seulement. Ainsi, pour faire bref, et pour illustrer mes propos, le jeu des crypto-monnaies révèlent aujourd’hui les limites des échanges complexes de valeurs fiduciaires et des mouvements d’emprunts d’Etat structurellement en manque de liquidités, surtout quand s’invitent, de manière intempestive, au banquet de la croissance, les fonds informels et les acteurs privés détenteurs de cash flow plus aisément mobilisable sans les « pesanteurs » des contrôles pourtant fort légitimes et nécessaires de l’Etat de droit, si on veut éviter les disruptions et les délitements violents des consensus sociétaux. Bazoum et Issoufou ne sont pas des clones ou des sujets sans subjectivité, sans singularité, sans intelligence propre : chacun de ces Présidents est ou a été confronté à des déterminations historiques singulières, des actualités et des événements imprévisibles, des drames, des tragédies, des hommes, des équipes, des jeux d’opposition, des mouvements historiques mondiaux qu’ils gèrent avec leur intelligence et leur sensibilité propres, sur lesquels ils interagissent, au moment où ils gouvernent, avec la logique et le capital humain qui sont et furent les leurs au moment de leur action, circonscrite dans le temps et l’espace qui ne sont pas homologues.

            La Renaissance 3 n’est pas la Renaissance 2 parce que le monde n’est plus le même qu’hier ; c’est une tautologie dialectique que de le dire : le même n’est pas l’autre du même, et il y a dans la notion de différence autre chose que la simple opposition de contraire. Ce qui est différent en apparence peut être semblable en vérité, et autre, tout en étant le même devenu simplement autre du fait du changement de contexte social, historique, politique, économique. Le monde a changé rapidement depuis quelques années et le saut qualitatif qui bouleverse actuellement les schémas de pensée les plus assurées oblige politiques et savants à inventer, innover, programmer, afin de produire une intelligence du réel qui ne soit pas une répétition du Même quand l’Autre est là. La pandémie a changé l’économie des rapports humains et l’économie matérielle de l’échange des biens ; le numérique ne peut pas tout. Il faudra encore des routes, des puits, des écoles, des hôpitaux, des industries, des ponts, des moyens de transports modernes, etc., pour que le Niger (et les autres pays de la sous-région) vive décemment. Vous voyez bien qu’on peut être à la fois pour un Etat Providence protecteur des droits fondamentaux et des libertés publiques et privées, et, par ailleurs, prôner une sollicitation active du monde des entreprises privées dans les domaines traditionnels de la planification étatique, sans être pour autant un gouvernant étatiste planificateur de type colbertiste ou un Président illibéral à la sauce Hayek mâtinée d’interventionnisme choisi, pour le dire en termes de politique publique. La politique est une science à l’Université ; dans la pratique, elle est un art. Et elle s’approche plutôt d’une technè que d’une technologie éprouvée ; cependant, ce qui ne change pas, relève du domaine régalien et presque éternel des dimensions politiques de l’Etat : protéger les peuples, les nourrir, les éduquer, les soigner, les émanciper et les faire entrer dans une vision positive de l’Humanité jouissant des droits universels dévolus au genre humain : liberté, égalité, fraternité, entre autres. Cependant, il ne faudrait pas oublier les droits dits d’attribution à côté des droits d’obligation. Notamment, les droits sociaux qui améliorent la santé, l’environnement, la qualité de vie au travail, etc.

            En ce sens, il n’y a pas de co-Présidence, ou bien de cotutelle de l’Etat au Niger, ou alors il faudrait dire, et, n’est-ce pas là le sens précis de la Chose Publique (Res publica) ?, que tous les acteurs de l’Etat sont des acteurs de la gouvernance et ainsi qu’il n’y a aucune raison de se priver des conseils éprouvés, avisés, experts, compétents, d’un ex-chef d’Etat qui a su accomplir deux mandats, en améliorant indiscutablement et globalement la vie des nigériens, et en faisant une passation démocratiquement réussie d’alternance républicaine, suffisamment rare et honorable pour ne pas se priver des qualités politiques d’un homme compétent à plus d’un titre. En ce sens, il n’y a aucune raison de faire l’économie des compétences de toutes les bonnes volontés et des sages du Niger. Bazoum, Président en exercice, le sait et n’a pas le dogmatisme autocentré et orgueilleux d’un autocrate qui se priverait bien à tort de conseils avisés d’une telle personne ressource, comme l’est celle d’Issoufou, de surcroit ayant exercé la plus haute fonction de l’Etat. Exercer le pouvoir, c’est prendre des décisions, seul, mais en sachant s’entourer de conseillers précieux, non condescendants, non flatteurs, modestes, responsables, et au-delà des mesquines querelles de personnes, des volontés ou des pulsions narcissiques de puissance individuelle. La naïveté n’est pas une qualité requise en politique ; le courage est de rigueur et la responsabilité consiste à mettre son ego de côté pour gouverner au mieux pour le Bien public et les intérêts généraux et collectifs du Niger.

            Issoufou sait le sérieux éthique et politique de Bazoum ; Bazoum reconnaît la sagesse et l’expertise de son prédécesseur sans lequel il ne serait pas ce qu’il est. Cela ne veut pas dire que l’un est le vassal de l’autre ; c’est bien mal connaître les deux hommes pour penser qu’il y a de telles relations liges entre eux et l’histoire et la philosophie du Parti de gouvernance n’autorisent pas de tels schémas d’inféodation. L’Etat prime, l’exercice de l’Etat est au-dessus des relations personnelles et intersubjectives entre les individus. L’amitié et la fraternité sont plus que nécessaires en politique ; sinon, la guerre destructrice rompt les alliances et les engagements. Il y a cependant, dans toute succession, un acte fort qui consiste à laisser le Chef de l’Etat en exercice gouverner et ainsi à lui faire confiance et à le protéger dans l’exercice de ses fonctions. C’est cela être au service de l’Etat : et Issoufou connaît ses devoirs et Bazoum reconnaît à son tour la grande responsabilité qui lui échoit à ce jour, celle d’être Président du Niger, pour tous les nigériens ; par les fonctions qui sont les siennes, il dirige, gouverne, assume ses devoirs et ses engagements avec et devant l’histoire qui est la sienne et celle qui a fait d’Issoufou ce qu’il a été, ce qu’il est actuellement. Car l’Etat n’est pas une chose privative mais une chose publique. Les deux hommes se reconnaissent dépositaires de cette fonction quand ils sont investis par les représentants du peuple en exercice légitime de contractualisation institutionnalisée. Ainsi, celles et ceux qui veulent opposer les deux hommes ne font que révéler aux yeux du public l’ignorance de la compréhension du sens de l’exercice de l’Etat, et de la solidarité et de l’engagement des volontés et des esprits autant que des cœurs en politique. Il n’y a aucune rivalité, aucune dissension, mais bel et bien une continuation différenciée de l’exercice du pouvoir et une passation légitime de souveraineté, garantie par le vote populaire républicain et le respect de la constitution.  Dans l’exercice du pouvoir qui fait que chacun est solitaire d’une façon particulière, le Président assume ses engagements devant le peuple, la Cour constitutionnelle et les électeurs, dans la filiation et le respect des valeurs de celles et ceux qui lui font confiance. Issoufou a permis et a autorisé par ses mandats antérieurs, ainsi que par son soutien à sa candidature, la politique de Bazoum qui avance, consolide et est contraint d’innover, d’inventer, d’affirmer son style propre car les temps ne se répètent pas, car 2011 n’est pas 2021, car Bazoum doit poursuivre ce qui a été fait (rôle structurel de l’Etat) et faire ce qui doit être fait pour le présent de son mandat et qui n’était nullement prévisible auparavant. Le monde change, bouge, et l’actualité est pleine d’imprévus. Comment penser un seul instant que deux gouvernances soient totalement identiques quand tout bouge autour de soi, quand, pour reprendre Héraclite, « Nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve » ?

            Le présent de l’action ne se répète jamais de manière identique ; et quand on pense que c’est la même chose, on se trompe et on est alors dans la croyance que le passé se répète tel quel. Le Président Bazoum n’est pas un conservateur car il sait que le présent est en mouvement et qu’il faut donc agir pour mener les actions opportunes et idoines, au présent ; il n’est pas un réactionnaire au sens où il n’a pas envie de revenir au temps d’avant, que, par fausse nostalgie, on imagine toujours, par un jeu d’illusions escapistes, qu’il était mieux auparavant, dans le temps d’avant le présent, qui, lui, est vécu au jour le jour, et de ce fait est donc toujours plus difficile à vivre que le passé imaginé parce que justement le présent – ce qui est là, sans médiation autre que d’être ce de ce jour çi– ne peut pas se fuir et est inévitable et nécessaire à vivre et à affronter dans le réel de l’action et de la décision politiques du moment.

            Ainsi, un grand Président vit la prose du monde en sachant que le monde d’aujourd’hui n’est plus tout à fait celui d’hier, et qu’il a à faire celui de demain, qui est déjà en partie dans notre aujourd’hui.

            Gouverner se fait donc au présent, avec un double regard sur le passé et le présent ; c’est donc faire preuve littéralement de vision que de savoir s’orienter au présent de l’action politique dans la geste confuse et terrible du monde qui est le nôtre. Et Bazoum, Président incontestable, sait que gouverner ne se fait pas en écoutant les clameurs grises de l’agora mais en prenant le recul nécessaire pour anticiper l’à venir et prévoir l’avenir pour le Niger. Car le Niger a quitté depuis longtemps les limbes de la nostalgie réactionnaire des aventures incertaines et des querelles de personnes ne menant jamais qu’au pire, et qui n’intéressent à ce jour que les valets de chambre ou les esprits chagrins qui ne peuvent pas comprendre, ni même savoir, ce que signifie gouverner et prévoir.

Recueilli par Elh. M. Souleymane

 Niger Inter Hebdo N°45 du Mardi 7 décembre 2021