Feu Djibrillou Mai Copro ou Papa Gil

In momoriam Djibrillou Copro : La chute du grand Baobab

 L’annonce du décès de papa Gil à l’aurore du vendredi 15 mai me fît l’effet d’un couperet sur la gorge. Nous avions eu un échange pas plus loin que la veille. Revisitant mes notes de travail sur certaines traditions festives des populations peulhs, j’avais chargé mon jeune ami Amadou Koulema d’aller interroger le vieux Baobab sur quelques points de détail de ce travail.

A l’issue de leur entrevue, me sachant souffrant, Papa Gil avait souhaité entendre ma voix. Avant de lui passer son téléphone, Amadou me recommanda d’être bref. Le Vieux était fatigué et il ne lui resterait que très peu d’unités pour un appel à longue distance. Je reconnus aussitôt sa voix mélodieuse, mais elle était inhabituellement basse : Founjim? Te souviens-tu des meilleurs diseurs de devises Moumouna da aiki, makada Assanga, makada Bory ? Des champions invaincus et charmeurs de femmes Danda Namaguira, Dabo Dankaou, Douna Maimalaley, Nakounde Bouzou ? Ils sont tous morts, fiston. Tous ceux qui peuvent t’instruire sont morts, il ne reste plus qu’Adji et moi. Et moi je ne sors plus…

Aussi tragique que puisse être la perte d’un être cher qui nous a vu naître et grandir, nul cependant ne doit pleurer la soustraction à notre affection de l’aîné de nos doyens et anciens du canton du Koutous et de l’Alakos, rappelé à Dieu dans sa cent-deuxième année à son domicile de Gouré: outre l’honneur d’avoir vécu si longtemps en bonne santé, papa « majiramma gamborambe shi kadak sawari goma » eût l’insigne privilège, qui puisse être accordé à un musulman, de tirer sa révérence le vendredi saint du mois béni du ramadan.

Le caporal chef Djibrillou Moussa appartenait à la première génération de fils de notables, ressortissants de l’ancien cercle du manga, à être réquisitionnés dès 1935 pour être scolarisés à l’Ecole régionale primaire élémentaire de Zinder. En fin d’études, ils avaient tous été orientés dans des branches d’activités correspondant à leurs aptitudes et talents.

Le premier de la classe, le sieur Mai Maigana de Kelle, avait rejoint l’école primaire supérieure de Niamey avant d’intégrer en 1945 la célèbre Ecole Normale Supérieure William Ponty au Sénégal, d’où sortiront les bâtisseurs de l’école nigérienne et illustres figures de la grande marche vers l’indépendance de notre pays : Boubou Hama,

Hamani Diori, Léopold Kaziende, Harou

Kouka, Emmanuel Wright, Noma Kaka, Boukari Sabo, Koke Issaka, Abdou Moumouni Dioffo…

Certains furent orientés dans des activités d’emplois pratiques, comme ce fut le cas pour mon père, Ousseini Sountalma Mai Ankoua, qui entamera ainsi une carrière de commis de commerce à la Compagnie du Niger Français, et aussi pour mon oncle, Abba Latcha, qui sera affecté dans l’administration à la Société de prévoyance. D’autres, plus âgés et plus robustes, comme

Djibrillou Moussa, Sory Mamadou Diallo de Maine Soroa et Arifa Mamadou de Goudoumaria rejoindront les bataillons d’engagés volontaires ddans l’armée coloniale pour aller combattre en Indochine et en Algérie.

Blessé durant la guerre d’Algérie, Papa Gil sera promu au grade de caporal chef puis affecté en 1957 à la cavalerie méhariste du troisième bataillon français de N’guigmi en récompense de sa bravoure. Il y séjournera jusqu’à sa réversion, en 1960, dans l’armée nigérienne, alors à l’état d’embryon et rejoindra ensuite définitivement Gouré à la fin de l’année 1961. Accompagné de sa jeune épouse Hangachi Mahaman Taya, Papa Gil sera fraternellement accueilli dans le grand domaine de la CNF dont on avait confié la responsabilité à mon père en sa qualité de gérant de la boutique et succursale de la société.

Cette grande concession, sise à l’emplacement de l’actuelle auto-gare, abritait trois familles «sœurs»: celles de mon père et de mon oncle Abba Latcha, tous deux polygames, et celle constituée par le couple du caporal-chef

Djibrillou, ancien combattant pensionné de l’armée française.

Man Nourou Souleymana Daouda Moushe

Tinga Balaja, fils aîné de mon oncle Abba Latcha, sevré de lait par sa grand-mère Yani Koura, était resté à Kelle tandis que Mamadou, mon frère cadet, également sevré, vivait dans la cour du chef de canton auprès d’Hadjia Amsatou

Kamio, une tante de mon père. J’étais donc le seul enfant de la concession familiale et je passais le plus clair de mon temps à passer d’une famille à l’autre. La tradition ancestrale de commensalité et de partage commandait notre mode de vie. Les hommes prenaient les repas en commun, de même que les femmes et les enfants. J’avais ainsi le privilège de partager mes repas en compagnie des parents de cette triple famille et de leurs nombreux et imprévus convives. N’ayant pas d’enfants, l’ancien combattant s’était pris d’affection pour moi. Je me souviens encore de lui, venant me chercher pour me conduire à son domicile chaque matin pour y  partager un délicieux et copieux petit déjeuner composé de lait frais de vache et de bouillie de sorgho blanc accompagnés de beignets de blé dur ou de biscuits made in Nigeria. L’ancien combattant n’avait de cesse de me gâter en jouets, friandises et vêtements.

Chaque jour, au crépuscule, il me prenait par la main, muni de son fusil de chasse – un calibre 16 à deux coups, et nous nous rendions au jardin administratif au moment où les prisonniers de corvée d’arrosage regagnaient leur camp pénal. C’était, aimait-il me faire remarquer, le moment où, attirés par la fraîcheur du jardin, les pigeons sauvages à cou rouge et les tourelles grises se posaient sur la margelle du puits artésien du jardin pour s’y abreuver. Et puis, hop, il épaulait son fusil, l’ajustait et tirait. Je courais alors sous les dattiers et les rôniers ramasser les produits d’une chasse dont j’étais le seul bénéficiaire.

Papa Gil m’avait aussi transmis sa passion par les courses équestres et les jeux traditionnels à caractère martial comme la lutte et le charrow, un rite de passage et une épreuve d’endurance à la douleur pratiqués par les jeunes peulhs lors des fêtes religieuses ou des grands événements sur l’esplanade du palais du chef de canton – l’honorable Mai Moussa Mai Ari, véritable homme orchestre et animateur culturel hors pair. Il m’entrainait souvent à ces événements qui furent incontestablement à l’origine de ma vocation culturelle.  Une dizaine d’années plus tard, je consacrais en effet mes premières œuvres cinématographiques aux jeux et traditions populaires, notamment Ganga, portrait d’un artiste en 1974, Lutte Saharienne sur le 2e championnat national de lutte traditionnelle à Maradi en 1976, Une jeunesse face à sa culture en 1977, Soro, wassan kara, wassan Gayi, et Fansatia, la Fête du cheval en 1978.

Ma vie dans cette triple famille s’est déroulée dans une atmosphère si agréable qu’elle m’apparaît dans mes souvenirs comme presque luxueuse. Tout était permis au fils du seul boutiquier du village, l’enfant choyé de l’illustre ancien combattant qui n’avait pas hésité à distribuer sa pension à tire larigot lorsque mon père fût affecté à Gaya à la veille de l’indépendance. Ce départ eût pour conséquence la cession de notre grand domaine familial à Mr Mai Maigana – commandant de cercle de Zinder et premier administrateur civil nigérien diplômé de l’école Nationale de la France d’outre Mer – qui, plus tard, le reversera à son tour dans le domaine foncier de l’Etat. Le départ de mon père fut suivi par le déménagement de mon oncle Abba Latcha et du Caporal-chef dans leurs concessions privées, où ils vécurent jusqu’à la fin de leur vie.

Vivant douloureusement son affectation à Gaya mon père demanda à sa hiérarchie de bénéficier d’une retraite anticipée proportionnelle, laquelle lui fût accordée avec diligence. C’est ainsi qu’il quitta la CNF qu’il avait servie avec loyauté et compétence durant une vingtaine d’années avant de se réinstaller à Zinder en qualité de membre permanent de l’Union Syndicale des Travailleurs du Niger, placée sous la férule de son inamovible secrétaire général Mr René Delanne.

En tant que représentant syndical, mon père allait découvrir des horizons nouveaux, notamment en effectuant de nombreux voyages d’un congrès à l’autre, d’un stage de formation à l’autre. Un séjour de trois mois à Paris en 1961 auprès de la Confédération Générale des Travailleurs marquera fortement sa vision du syndicalisme. Pétri par la lecture des oeuvres théoriques des communistes Maurice Thorez et Jacques Duclos, et galvanisé par ses rencontres avec les militants cégétistes de la place du colonel Fabien, il regagnera le Niger en se sentant apte à organiser des luttes syndicales et contribuer à une meilleure défense des droits des travailleurs.

A peine avait-il eu le temps d’assimiler ses nouvelles connaissances et de les traduire en actes, qu’un événement extérieur, au cours du mois de février 1962, vint chambouler tous ses plans. Ce jour-là, nous venions de terminer un copieux petit déjeuner composé d’un couscous de fonio au lait caillé et d’une omelette d’œufs d’autruche, lorsque son majordome, Issoufou Danger, lui annonça l’insolite visite d’un officier de l’armée nigérienne, encadré par des gardes du corps à béret rouge. C’était le capitaine Diallo Oumarou Yéro, commandant en chef de la Compagnie militaire de Zinder, un de ses promotionnaires de l’école régionale, venu lui décliner les contours d’une mission que venait de lui confier le Président Hamani Diori : la création de la Société Nationale de Commerce et de Production du Niger Copro Niger.

Mon père eût le pressentiment que d’importantes responsabilités lui seraient bientôt confiées, Mais lesquelles exactement ? Probablement par pudeur, un trait de caractère dominant chez les peulhs, Diallo ne lui en avait soufflé aucun mot. Pressenti pour diriger la société en gestation et connaissant la réputation de mon père dans le secteur du commerce moderne, qui lui avait valu d’être élevé au rang de Akaou (accunt ), le Capitaine était venu le consulter en vue de s’attacher éventuellement ses services aux fins de relever le défi que le Président Diori s’apprêtait à lancer en dépit de l’hostilité à peine voilées des maisons de commerce françaises dont la main mise sur l’import-export et la commerce des produits de grande consommation était totale. Il faut se rappeler, tout au moins pour la vérité historique, que c’est depuis leurs sièges de Lagos et Kano, que les grandes firmes françaises, notamment la SCOA, CFAO et CNF, étaient parties à la conquête du marché nigérien au tout début du XXe siècle. Se déplaçant par la suite à Zinder, alors capitale du Niger, elles accéléreront leur expansion sur l’ensemble du territoire national avec l’exportation de produits essentiellement tropicaux (arachide, gomme arabique, niébé, souché, cuirs et peaux) à destination de l’Europe via le port de Lagos Apapa par lequel transitaient en sens inverse les produits d’importation manufacturés et autres engins mécaniques.

Mon père, qui était alors secrètement à la recherche d’un emploi plus stable, ne pouvait  qu’approuver la proposition quand elle se concrétisa. Disposant d’un mois de préavis pour se libérer de ses responsabilités syndicales et rejoindre à Niamey l’équipe du Directoire de la société, il mit à profit ce temps pour battre aussitôt le rappel de ses anciens collègues, agents des maisons de commerce coloniales, parents et amis dignes de confiance qu’il pouvait entraîner dans l’aventure. A cette époque, la majorité des employés africains des maisons de commerce coloniales étaient Sénégalais, Dahoméens, Togolais ou encore Ibos et Yoruba.

Je venais alors de réussir à mon concours de bourses d’études d’entrée en classe de 6e au Lycée national de Niamey. Un jour de décembre de l’année 1962, pendant que nous jouions au hand-ball, je vis le planton Doubou me faire signe de le suivre jusqu’au bureau du surveillant général. J’y trouvai mon père, assis sur une chaise en fer forgé et en vive conversation avec le maître des lieux. Il était venu m’informer de son arrivée à Niamey et m’indiquer son lieu de résidence pour le retrouver à ma sortie de l’internat en fin de semaine. Le dimanche suivant, je le rejoignis dans l’appartement des hôtes de la Sonara, sis au quartier dit «Petit Paris », que lui prêtait généreusement son ami et frère *

Maitourare Gadjo, directeur de cabinet du Président de la République.

Nommé contrôleur général de l’entreprise, la stratégie de mon père reposait essentiellement sur la création d’un réseau de distribution commerciale via des magasins témoins où le consommateur pourrait acquérir toute marchandise au même prix et en tout lieu du territoire national. Joignant le geste à la parole, il fit nommer gérant du magasin témoin de Gouré son ami d’enfance, le caporal-chef  de l’armée coloniale française à la retraite, d’où son appellation de Djibrillou

Copro. Il est en effet courant en pays haoussa qu’un suffixe vienne s’additionner au radical d’un nom propre pour désigner son appartenance à une confrérie, une région, une entreprise, voire une profession.

C’est toujours lui, seul ou en famille, qui m’offrait gîte et couverts lors de mes vacances, me prodiguant ses conseils sur le savoir vivre en société. Au fil du temps, l’ancien combattant allait s’imposer en figure de notable incontournable, respecté et écouté. Chez lui, convergeaient jeunes et vieux, femmes et hommes, puissants et misérables. Il était l’arbitre avisé des défis et conflits qui émaillaient la vie sociale et politique de Gouré, ville cosmopolite où cohabitent en harmonie des populations manga venues de Bornou, dagras du Koutous, de l’Alakos, et du Damergou, haoussas du Damagaram et du Nigéria, toubous du Tchad, arabes de la lointaine Tripolitaine ou de l’Algérie voisine.

Cependant, le grand Baobab du village n’a jamais accepté d’être l’ôtage de tel clan ou tel groupe d’intérêt, se tenant à égale distance de tous. Il aura ainsi souvent gagné le difficile pari de réconcilier entre eux quelques irréductibles frères ennemis à la satisfaction de la communauté. Telle était l’image que tous se forgeaient de cet homme exceptionnel.

A la jeunesse inconsolable du Mounio et du Koutous, de Goudoumaria et de Maine Soroa, à sa grande famille éplorée, à sa fille aînée,

Djettou, aux mères de ses enfants, Hadjara de Wodo, Hàdjia Fati, la belle touareg de Kaigama, Hàdjia Haoua Maitchouloum, la princesse, Hàdjia Fadjimata, fille du richissime commerçant Mai Boukar Lawan Gagi de Maine Soroa et à sa veuve, je présente mes condoléances les plus attristées en leur réitérant mes indéfectibles sentiments d’amitié.

Puisse, ban Jioullou, ton inépuisable réservoir de sagesse inspirer notre génération et celles du futur.

Adieu soldat, ushe kam kura, saï jammi, fofo, sannun namijin dunia.

Veuille Dieu t’accueillir avec clémence et félicité dans son royaume de paix et son paradis pour l’éternité.

Repose en paix, grand homme.

INOUSSA OUSSEINI