Malgré les efforts de l’Organisation Mondiale de la Santé (Oms) et de la Société civile, l’industrie du tabac ne désarme pas. Bien au contraire. Elle a toujours fait recours aux stratagèmes pour affaiblir la législation antitabac ou la retarder voire l’empêcher là où elle n’existe pas. Comment expliquer le recul du Niger dans la lutte antitabac ? Pourquoi les dispositions de la loi de 2006 tardent à être appliquées ? Que dire du dilatoire au parlement du Niger à propos de la récente proposition d’amendement de la loi de 2006 ?
«Il faut surveiller les liens entre l’industrie du tabac et les plus hauts dirigeants politiques», a déclaré M. Louis GAUVIN, expert canadien de lutte contre le tabagisme. C’est pourquoi, L’article 5.3 de la Convention Cadre de l’OMS pour la Lutte Anti-Tabac (CCLAT) stipule que : « En définissant et en appliquant leurs politiques de santé publique en matière de lutte antitabac, les Parties veillent à ce que ces politiques ne soient pas influencées par les intérêts commerciaux et autres de l’industrie du tabac, conformément à la législation nationale. »
Dans la lutte contre le tabagisme, le Niger fait partie des pays pionniers en Afrique. Comme traduction de cet engagement, l’Etat du Niger a signé et ratifié la Convention Cadre de Lutte Anti Tabac (CCLAT) depuis 2005. La loi antitabac a été adoptée dans ce pays en 2006 puis le Décret d’application des modalités de cette loi a été pris en 2008. Il y a eu également la signature de deux arrêtés portant sur :
– l’ouverture et l’exploitation des points de vente des produits du tabac au Niger (interdiction des points de vente aux alentours des écoles, lieux de travail et établissements sanitaires).
– la réglementation, la composition, le conditionnement et l’étiquetage des produits du tabac au Niger avec obligation des avertissements sanitaires graphiques.
Toutefois, force est de constater qu’aujourd’hui encore cette loi de 2006 au Niger est devenue obsolète et inopérante parce que ses dispositions les plus progressistes ne sont pas appliquées. Nonobstant un plaidoyer assez ardu par la société civile antitabac à l’endroit des parlementaires et des décideurs, la récente proposition d’amendement de la loi antitabac déposée par le réseau parlementaire a été reportée sine die à la suite d’une légèreté de la commission des affaires sociales et culturelles saisie au fond par le Bureau de l’Assemblée nationale. Cette attitude a été qualifiée inédite dans l’histoire du parlement nigérien par le 1er Vice-président du parlement qui a présidé les débats de cette séance du 20 décembre 2018. Dans une formation à Lomé à l’endroit des journalistes, Leonce Sessou de l’Alliance pour le Contrôle du Tabac en Afrique (ACTA) disait : « L’industrie du tabac reconnaît l’impact des mesures de lutte antitabac et lutte acharnement contre elles. Très souvent, l’industrie utilise ses ressources pour: mettre un terme aux politiques de santé publique là où elles le peuvent, les faiblir quand elles ne peuvent pas les arrêter complètement, ou entraver leur application dès leur adoption. ». Le sort réservé à la loi antitabac de 2006 au Niger, renseigne bien sur cette ingérence.
Des manœuvres d’ingérence et d’intimidation de l’IDT au Niger
L’industrie du Tabac (IDT) dispose de mille et un stratagèmes pour le triomphe de son business et ses intérêts au détriment de la santé des populations à travers le monde. De plus en plus, selon les experts, l’Afrique constitue l’avenir de cette industrie à travers la frange la plus sensible de sa population à savoir les jeunes et les femmes. Les manœuvres de l’industrie du tabac pour influencer les leaders d’opinion ou les gouvernants sont légion. Le Niger n’est pas en reste. Dans les années 2000, le géant Américain du tabac Philip Morris International (PMI) a lancé sa marque de cigarette dénommé « Bond Street » en Afrique. Dans le cadre de la promotion de cette marque, un concert géant a été organisé à Niamey la capitale du Niger dans un Stade de 30 000 places. La star Congolaise Pierrette Adams qui était aussi l’épouse de Florentin Duarte Directeur Afrique de Philip Morris International accompagnée d’autres vedettes africaines et nigériennes ont été choisis pour animer l’évènement.
Une semaine avant le concert qui était gratuit, il faut le préciser, une vaste campagne de la marque de cigarette Bond a été organisée à Niamey avec comme cible principale les jeunes. Ainsi, des jeux avec comme cadeau la distribution gratuite de cigarettes dans les quartiers et même dans les établissements scolaires étaient également au menu de ces festivités. Choqué par cette campagne d’embrigadement des jeunes, l’activiste nigérien Saouna Inoussa de SOS Tabagisme-Niger avait filmé des scènes de distribution des cigarettes et préparer une note d’information qui a été envoyée grâce à une ONG Américaine notamment Essential Action au célèbre journal américain New York Times. Avec cette documentation, le journaliste Greg Winter a rédigé un article pour interpeller les américains sur les pratiques de Philip Morris en Afrique et dans les pays du Tiers monde. Intitulé : « Ciblé les jeunes du tiers monde, le Big Tobacco est accusé d’avoir franchi une ligne d’âge ». Cet article a choqué l’opinion américaine qui était scandalisée d’appendre dans les détails les pratiques sournoises de l’entreprise PMI qui se présentait comme une société qui ne cible jamais les jeunes.
Aussitôt, la compagnie a cherché à savoir d’où viennent ces informations aussi précises et incisives. Ils ont contacté leur représentant au Niger à l’époque qui était Monsieur Hama Hima Souley propriétaire du groupe de presse Ténéré où le jeune Saouna et Président de SOS Tabagisme-Niger travaillait.
Après avoir tenté vainement d’obtenir la reddition de Saouna par le chantage et menaces, en représailles, ce patron de presse a fini par remercier l’activiste de son journal Ténéré Express.
Ce dernier n’a obtenu son salut que par le soutien de la presse internationale qui a donné de l’ampleur à cette action militante qui alertait sur les méfaits de l’industrie du tabac sur ses concitoyens face à l’indifférence générale des uns et des autres.
Cette action des médias a été une opportunité qui a boosté la lutte antitabac au Niger en supportant le jeune acteur de la société civile devenu in fine un leader international pour la lutte antitabac sous le couvert de l’Association SOS Tabagisme-Niger qu’il dirige depuis une quinzaine d’années. Nul doute que ce cas de persécution de l’acteur de la société civile I. Saouna est assez flagrant sur l’ingérence de l’industrie du tabac au Niger.
Une supercherie de British American Tobacco à Hamdallaye…
Hamdallaye est un village situé à une vingtaine de Km de Niamey. Le 24 novembre 2005, à cinq jours seulement avant l’examen par l’Assemblée Nationale du projet de loi contre le tabac, British American Tobacco (BAT) avait organisé une gigantesque cérémonie d’inauguration d’adduction d’eau potable.
« … les populations du paisible village de Hamdallaye étaient invitées à une grande fête inhabituelle. Hommes, femmes et enfants, en liesse, étaient rassemblés pour accueillir les dignitaires venus de Niamey pour assister à la cérémonie d’inauguration du château d’eau gracieusement offert par BAT, le deuxième leader mondial de vente de cigarettes », rapporte le Bulletin Infos-Tabac N° 13 du 06 Mars 2006 (Bulletin Mensuel Nigérien d’Information et de Sensibilisation contre le tabac édité par SOS Tabagisme-Niger).
Mais, quatre mois après cette cérémonie grandiose, selon un fact-checking de SOS Tabagisme Niger, BAT n’a offert aux populations de Hamdallaye qu’une fête fortement médiatisée, et un château d’eau asséché avec le logo de cette compagnie de cigarettes. Dans une stratégie dont elle seule a le secret, BAT a manipulé et diverti autorités nationales comme populations locales pour ses propres fins. Les populations de Hamdallaye ont été instrumentalisées et trompées, selon le reporter d’Infos-Tabac.
Le pot aux roses a été découvert lorsqu’un habitant de la commune rurale, très au parfum des manigances de BAT a révélé ceci : « la veille de l’inauguration, dans la nuit, ils ont amené une citerne qui a rempli le château d’eau et c’est cette eau qui a jaillit lors de la cérémonie. Depuis plus rien». Une véritable supercherie. Ministres, députés, médias et populations, tout ce beau monde a été roulé dans la farine juste pour un combat d’arrière-garde tendant à influencer le vote de la loi antitabac de 2006 par les députés.
Contacté par nos soins à propos de cet épisode, Inoussa Saouna nous a confié : « il s’agissait simplement d’une opération de relations publiques savamment orchestrée par BAT. Le but de cette opération de la part d’une compagnie totalement discréditée, car responsable de milliers de morts à travers le monde, était de paraître comme une entreprise responsable qui peut venir en aide aux populations. L’objectif visé était de récolter une rente médiatique, à travers des articles publicitaires dans les journaux, radios et télévisions. »
A la suite de cette rocambolesque affaire, le reporter d’Infos-Tabac de s’interroger : « Cette situation suscite beaucoup d’interrogations. Alors où est passé le maire de Hamdallaye qui a même signé une Convention dont personne ne connaît le contenu ? Est-il au courant ? Et le ministre du Tourisme et de l’Artisanat qui a désigné le village de Hamdallaye pour bénéficier du don de BAT ? Le ministre du Développement communautaire qui a coupé le ruban est-il informé ? Quelle sera la réaction des journalistes qui ont inconsciemment trompés les populations ? Enfin, qu’en est-il de la promesse faite par BAT de construire des infrastructures comme celle de Hamdallaye dans d’autres localités du pays ? Une fois de plus, mensonge. »
Cette opération de charme illustre bien le procédé de l’industrie du tabac à l’endroit des gouvernants, députés ou leaders d’opinion. A un atelier du réseau parlementaire de lutte antitabac, un député nous a confié : « Dans un contexte de paupérisation et où on mobilise les électeurs avec de l’argent, un élu doit réfléchir plusieurs fois avant de refuser une alléchante offre de construction d’un ouvrage scolaire ou hydraulique ». Mais à l’épreuve des faits, ces promesses mirobolantes s’avèrent souvent fallacieuses voire une arnaque contre les populations et par ricochet les marchands d’illusions que sont les prétendants au vote des populations du terroir.
Le processus d’amendement de la loi antitabac de 2006 au Niger
«Notre but est de contribuer à façonner les environnements réglementaires qui permettent à nos entreprises d’atteindre leurs objectifs dans tous les pays où nous exerçons nos activités. Notre approche globale des problèmes consiste à lutter farouchement contre toutes les ressources disponibles, contre toute tentative, de qui que ce soit, de réduire notre capacité à fabriquer nos produits efficacement et à les commercialiser », soutenait le Vice- Président des Affaires règlementaires de PMI en 1995.
Le Niger est un des premiers pays de la sous-région à avoir ratifié la CCLAT dès 2005. Dans la foulée, suite au plaidoyer de la société civile, une loi antitabac a été adoptée en 2006. Cette loi est une domestication de la Convention cadre de l’OMS. Il s’agit d’une mise en œuvre brute de cette convention.
Après 12 ans, la Société civile antitabac du Niger a décidé d’engager un plaidoyer dans le but d’aboutir à une révision de cette loi pour la rendre plus forte et plus conforme à la Convention cadre pour la lutte antitabac. Après un plaidoyer bien mené par la société civile et ses partenaires, cette initiative avait enregistré entre temps l’adhésion de certains décideurs et personnalités dont le ministre de la santé Dr Idi Illiassou Mainassara, la première dame et marraine de la lutte contre le cancer, Dr Lalla Malika Issoufou, des parlementaires, des journalistes et autres leaders d’opinion.
C’est ainsi que le réseau parlementaire pour la lutte antitabac a initié une proposition de loi visant le renforcement de la loi actuelle qui date de 2006.
Ce processus serait hélas l’objet d’une ingérence de l’industrie du tabac. Les mesures contenues dans cette proposition de loi dont principalement la taxation et d’autres dispositions pour mettre en œuvre l’article 5.3 qui recommande que les Parties veillent à ce que les politiques de lutte antitabac ne soient pas influencées par les intérêts commerciaux des compagnies de tabac, ont naturellement alerté l’industrie du tabac pour mener ses actions souterraines pour saboter cette réforme. Ainsi, dans le cadre de notre recherche, une copie de la lettre de British American Tobacco adressée au Premier Ministre du Niger nous est parvenue. Cette lettre qui porte la date du 17 juillet 2018 avec comme objet ‘’Réglementation du tabac et fiscalité en Afrique de l’Ouest’’ en dit long sur la flagrante tentative d’ingérence de l’industrie du tabac au Niger.
En effet, après avoir rappelé ses ‘’bienfaits’’ dans l’espace CEDEAO/UEMOA, British American Tobacco écrit au Premier ministre du Niger : « Nous vous écrivons cette correspondance afin de partager notre point de vue quant aux récents développements qui pourraient avoir un impact négatif sur nos activités, mais aussi créer un précédent indésirable pour les activités commerciales au sein de l’espace communautaire ».
En substance, cette lettre signée par M. Freddy Messanvi, Directeur des affaires réglementaires de l’Afrique de l’Ouest et du Centre de British American Tobacco vise à dénoncer les actions de la société civile internationale antitabac et l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui recommandent aux Etats une forte taxation des produits du tabac. Et pour amuser la galerie, dans cette lettre, le responsable de BAT en Afrique de l’Ouest et du Centre pousse le dilatoire en accusant le commerce illicite du tabac pour occulter toute responsabilité de l’industrie du tabac.
Dans une posture d’influence, la démarche de BAT consiste à s’ingérer en approchant les Etats individuellement pour impacter leurs réglementations en violation flagrante de la Convention cadre pour la lutte antitabac notamment à son article 5.3. Tel est le but de sa lettre au Premier ministre Brigi Rafini. « Nous sollicitons donc de façon formelle, une rencontre avec vous ou vos directions techniques en charge de finance ou de la douane afin de discuter des points suivants :
– les tendances émergentes en matière de réglementation du tabac et la fiscalité dans le contexte de la Convention Cadre pour la Lutte-antitabac de l’Organisation Mondiale de la Santé (CCLAT)
– l’impact de la fiscalité du tabac sur le commerce illicite sur le Niger et la sous-région
– l’accord de libre circulation des biens en CEDEAO et l’UEMOA, et les produits du tabac », écrit British American Tobacco au Premier ministre du Niger.
Sans préjuger de la réaction du gouvernement du Niger, nous disons que cette lettre est en soi un aveu clair et net de la tentative d’ingérence de l’industrie du tabac sur la capacité du Niger à élaborer ses lois et règlements pour la lutte antitabac.
En mai 2018, à l’occasion d’un atelier à l’endroit des parlementaires du Niger l’activiste de la société civile de lutte antitabac Dr Ibrahim Djibo Maiga, dans une communication renseignait : « les parlementaires nigériens doivent taxer sans faiblesse les produits du tabac pour non seulement renflouer les caisses de l’Etat, lutter contre les maladies liées au tabac et les cancers et également financer la lutte antitabac voire investir dans la santé. L’exemple de la Côte d’Ivoire qui mobilise environ 20 milliards de Fcfa des produits du tabac est assez édifiant. » Et pour Dr Maiga, il est question d’une taxation spécifique et non ad valorem ce qui permettra au Niger même de financer le sport et la lutte contre le cancer.
Selon l’estimation de la société civile antitabac, la proposition d’amendement de la loi sur le tabac apportera plus de 15 milliards de FCFA à l’économie nigérienne. Pourtant, cet argument économique n’a pas suffi pour convaincre les députés d’adopter cette proposition d’amendement dont l’examen a finalement été reporté sine die. Qu’est-ce qui explique ce laxisme du parlement et du gouvernement du Niger face au danger pour la santé public que constitue le tabagisme ? L’ingérence de l’industrie serait-elle à la base de cette léthargie constatée ? Nous ne saurons l’affirmer catégoriquement pour le moment. Mais il y a anguille sous roche, comme qui dirait.
Statu quo
Du moins, une chose ne souffre d’aucune ambiguïté, l’avis du gouvernement n’était pas favorable pour l’adoption de l’amendement de la loi antitabac de 2006. De sources bien informées, nous savons justement que le gouvernement du Niger a préféré le statu quo par crainte d’un déséquilibre budgétaire comme effet qui serait induit par la révision de la loi. Les parlementaires ont-ils été influencés par la position du gouvernement ? Nous ne saurons l’affirmer pour le moment. Mais les prochaines sessions parlementaires nous édifieront au regard du caractère sensible de cette loi sur la santé des populations.
Contacté par nos soins après le report de l’examen de l’amendement de la loi, le président de SOS Tabagisme-Niger croit savoir : « Ce groupe d’actions en faveur des intérêts de l’industrie du tabac contre la santé publique, a surtout bénéficié du manque de connaissance des hauts cadres du ministère de la Santé publique sur cette question cruciale de santé. La lutte contre le tabac ne bénéficiant pas de financement, il est totalement laissé à la merci de ces individus. Durant tout le processus, SOS tabagisme-Niger a alerté sur les comportements de ces agents qui se sont paradoxalement érigés contre cette proposition d’amendement de la loi ».
On le voit, le Niger a été un des pionniers à ratifier la Convention de l’OMS de Lutte Anti-Tabac (CCLAT) et à disposer d’une loi antitabac depuis 2006. Mais à l’épreuve des faits, un recul du Niger s’observe par rapport à d’autres pays qui étaient très loin derrière ce pays. Plus d’un acteur se demande comment un processus de santé publique notamment la mise en œuvre de la loi de 2006 et son amendement a pu être influencé ?
La vigilance doit être de mise. Nous appelons simplement à une prise de conscience sur le danger du tabagisme pour un pays qui fait déjà face à plusieurs fléaux. Faisons en sorte que l’Afrique ne soit pas le ‘’nouveau Eldorado de l’industrie du tabac’’, comme le rappelait M. Deowan Mohee, Secrétaire général de l’Alliance pour le Contrôle du Tabac en Afrique (ACTA).
Elh. Mahamadou Souleymane