Depuis le sommet de la Valette, à Malte où s’étaient retrouvés plusieurs chefs d’Etat d’Afrique et de l’Union européenne, des choses ont changé dans la perception et la gestion du flux migratoire entre les deux continents.
L’Europe avait clairement fait part de ses solutions urgentes aux pays d’Afrique concernés tel que le Niger. Pays de transit de ces candidats au départ en Afrique de l’Ouest, notre pays devait impérativement accompagner ces solutions européennes qui ont pour noms : mise en place d’une force dédiée à la lutte contre l’immigration, construction de trois centres de transit dont un à Agadez qui accueillerait de 10.000 à 20.000 personnes et des aides au retour volontaire. En retour plusieurs centaines de millions d’euros seront versés au pays « contractant ».
Agadez, située à près d’un millier de kilomètres au nord de la capitale Niamey, n’a pas véritablement compris l’enjeu d’un tel engagement pour son économie et même sa quiétude sociale. Et depuis quelques mois, une traque sans répit est engagée contre les passeurs de migrants et les propriétaires des « ghettos », ces maisons qui servent de caches aux groupes de migrants en partance pour la Libye. Autopsie d’un phénomène !
Agadez, phare antique de la migration
Fondée au 11ème siècle, la ville d’Agadez s’est très vite fait une renommée en devenant un phare dans le nu du grand désert du Ténéré ; une boussole pour tous les marchands et voyageurs reliant l’Egypte et la Lybie à la zone du lac Tchad. Cet atout géographique fit que la ville d’Agadez suscite l’appétit des grands conquérants de l’époque. Elle fut annexée par l’empire soudanais au 15ème siècle, l’empire Songhaï au 16ème siècle et l’état musulman du Bornu au 17ème. C’est au début du 20ème siècle que des colons français vont eux aussi la ville et au-delà toute la région saharo-sahélienne. La ville d’Agadez a toujours connu tout au long de son histoire des mouvements intensifs du côté du Sahara.
Si au fil de siècles passés, ces déplacements de populations ne suscitaient aucune inquiétude ou appréhension, le développement exponentiel de l’économie algérienne et libyenne à une date récente, du fait du pétrole, a permis à beaucoup d’africains de s’installer dans ces pays en passant pour la plupart par Agadez. Voilà pourquoi la cité de l’Aïr se trouvant à l’intersection des routes migratoires du Nord et du Sud, ne peut qu’être au centre des débats et discussions de l’heure relatifs aux problématiques migratoires.
La migration des jeunes ouest-africains, régulière au Niger….
Juste après les accords de paix de 1997 signés entre l’Etat du Niger et l’ex-rébellion armée, plusieurs dizaines de jeunes ex-combattants n’ayant pas bénéficié de la réinsertion se sont taillé une profession qui ne demandait que savoir conduire dans l’immensité du désert et aussi contourner certains postes de contrôle. Ils se sont mis alors à conduire avec la complicité de certains frères algériens quelques dizaines de migrants hardis à destination de Mélila en passant par Tamarasset, In Sallah, Ghardaïa, et Telemcen. D’autres passeurs prenaient allégrement la route de Djanet pour bifurquer vers la ville de Ghat en Libye avant de remonter jusqu’à Trablis, plus connu sous le nom de Tripoli. En ces temps, l’activité était légale du côté du Niger car permettant de contenter les ex-combattants non intégrés dans le processus de la réinsertion : « C’est l’Etat lui-même qui nous autorisait à le faire. On avait des agences de courtage reconnues et lesquelles versaient des taxes à l’Etat via sa préfecture d’Agadez », explique Bazo, un passeur de migrants. Mais non pour l’Algérie et la Libye qui veillaient déjà au grain par mesure de sécurité.
….irrégulière en Libye sous le régime de Mouammar Kadhafi
« L’axe de la Libye était hermétiquement fermé pour ces migrants candidats au départ vers l’Europe du fait de la rigidité des garde-frontières libyens sous le régime de Mouammar Kadhafi ! Ceux qui arrivaient à passer entre les mailles des frontières trouvaient rapidement un travail bien rémunéré en Libye et abandonnaient le rêve italien », confirme Oumarou M. RABE, un ancien migrant nigérien, auteur du livre « Le tombeau des Illusions ».
En effet, c’est pratiquement vers la fin de l’année 2011, juste après la chute du régime du Colonel Mouammar Kadhafi que la ruée vers les côtes méditerranéennes a véritablement commencé. Le décès du Colonel Kadhafi a eu pour conséquences directes l’instabilité sociopolitique de la Libye qui constituait pourtant un grand rempart pour les pays Européens contre la migration irrégulière et les attaques terroristes du fait du développement d’une politique conséquente de la création d’emplois des jeunes et de l’étouffement des réseaux de recrutement des candidats aux terrorismes aveugles à travers la mise en œuvre du Programme FRONTEX financé par l’Union Européenne. Aux dégâts collatéraux nés de la crise libyenne est venu se greffer le manque crucial d’emplois pour les jeunes d’Agadez exclus des sociétés minières. Très vite, ces gens s’intéressent à la question migratoire et s’organisent. Les différentes chaînes d’acteurs impliqués dans la mise en route des migrants voient le jour. « La moyenne hebdomadaire de migrants à destination de l’Europe via la Lybie est estimée à 2 000 personnes, soit une moyenne de 80 véhicules d’une capacité de 25 personnes par semaine. Par mois, c’est un minimum de 8000 personnes qui s’aventurent à partir d’Agadez. Celles-ci sont composées essentiellement d’étrangers. Il semble que beaucoup d’autres circuits de transports de migrants existent au Niger sans passer forcément par Agadez », détaille Mohamed Jules, un spécialiste de la question migratoire basé à Agadez.
La migration irrégulière, un pilier de l’économie d’Agadez
L’activité rapporte énormément de revenus aux acteurs que sont les passeurs des migrants. « C’est avec les ressources obtenues que nous subvenons à l’ensemble de nos besoins familiaux tout en investissant dans d’autres domaines comme l’acquisition de parcelles et la conduite de certaines activités lucratives », confie Moustapha, un passeur aujourd’hui au chômage. « Il n’y a pas une famille à Agadez qui ne profite par quelque canal que ça soit des retombées de la migration irrégulière ! Je vous défie de me la citer et je vous en donnerai la preuve tout de suite », affirme tout irrité Moussa, un autre passeur reliant chaque semaine la ville de Sebha en Libye à Agadez.
Même si aucune statistique n’est disponible sur les retombées financières de cette activité, il n’est un secret pour personne que la ville d’Agadez en profite. Elle fait prospérer plusieurs secteurs de l’économie locale allant du transport, l’hébergement, mais aussi le système de transaction informelle. Outre les canaux officiels de transaction tels que Western Union, Money Gram, ce sont plusieurs centaines de millions de FCFA qui transitent par le biais des canaux traditionnels. « Il m’arrivait de remettre jusqu’à trois à cinq millions par jour à des migrants bloqués à Agadez sur leur route pour la Libye sur la base des dépôts d’argent que leurs parents font à mon collègue habitant la ville de Sebha », confie à Niger Inter, Maman Masoyi, un commerçant au marché dit « Tôles » d’Agadez.
Des morts et des vies brisées à jamais
Les gains découlant de ce business ne doivent point cacher une triste réalité. Des migrants meurent sur leur route dans le Désert. Ils sont pour la plupart victimes de soif après une panne ou l’égarement de leur passeur dans le labyrinthe du désert. « J’ai vu tout un cimetière à ciel ouvert dans le désert. Des corps blanchis au soleil. Tous des migrants. J’ai pris les coordonnées GPS de l’endroit et les ai communiqué aux autorités compétentes », confie Elhadj Boutali Tchiwerin, un leader d’opinion d’Agadez de retour d’une mission dans le désert. Plusieurs autres corps ont été vus dans le désert. Le dernier remonte à moins d’un mois, à 100 km à l’est de Dirkou « Nous ne pouvons plus laisser des jeunes africains, espoir de notre continent, se jeter dans les bras de la mort ! Il faut agir au plus vite ! », alarme Mahaman Chéou, représentant de la Croix rouge nigérienne à Bilma.
L’Etat du Niger décide de sévir
Pour contrer ce phénomène et éviter que le désert ne devienne le mouroir des jeunes africains candidats au départ, l’Etat du Niger a transmis au parlement une loi pénalisant la traite de personnes. C’est la loi N° 2015-36 du 26 mai 2015 sur le trafic illicite des migrants. Votée depuis l’année dernière, elle sera mise en branle à partir de août 2016 s’accomodant aussi de la lutte contre la corruption. En effet, cette activité a eu le mérite de faire développer la corruption à outrance au niveau de certains agents de l’Etat indélicats qui perçoivent des sommes colossales sur le dos des migrants. Ainsi le 14 octobre dernier, quinze personnes, précisément neuf gendarmes et six civils ont été interpellées et déférées devant le Parquet d’Agadez. « Ils sont gardés pour perception illicite de sommes qu’ils savent ne pas être dues », nous a confié une source judiciaire. Après une semaine de mandat de dépôt au camp pénal d’Agadez, deux gendarmes, chefs d’équipe et cinq civils ont écopé chacun de 4 mois de prison avec sursis et 20.000 FCFA d’amende. Conscient des impacts de cette activité sur le plan économique, démographique, environnemental et sécuritaire, l’Etat du Niger a décidé d’agir en fermant les ghettos, emprisonnant les passeurs et immobilisant leurs véhicules.
Une décision qui divise l’opinion
Ces restrictions dérangent tout le monde à Agadez. « Agadez a de tous temps été une zone de transit ! D’ailleurs le nom Agadez dérive de l’appellation « Teghadez » qui veut dire en tamasheq « rendre visite ». Depuis notre jeune âge, nous voyions des gens, marchands ou simples voyageurs venir et repartir d’Agadez en toute quiétude ! Ils étaient contents de nous visiter et nous étions si fiers de les accueillir ! Mais hélas ces derniers mois, tout se complique ! », affirme, tout dépité, Rhissa FELTOU, maire de la commune d’Agadez. Même dépit pour Mohamed Anacko, président du Conseil régional d’Agadez : « Beaucoup de nos jeunes qui s’adonnaient au transport de ces migrants ont été surpris par l’application subite de la loi N° 2015-36 du 26 mai 2015. Plusieurs dizaines de ces jeunes sont aujourd’hui mis aux arrêts et une cinquantaine de leurs véhicules immobilisés pour fait de traite de personne. Cet état de fait nous accule au mur et nous sommes obligés de demander aux autorités de Niamey de tempérer et de passer d’abord par une phase de sensibilisation ! ». Ces propos de deux premiers responsables élus d’Agadez traduisent toute l’amertume qui étreint en particulier des centaines de familles et au-delà un grand nombre de la population d’Agadez qui vivent des retombées de ce transport officiel devenu après le vote de cette loi un trafic criminel.
« Pourquoi vouloir empêcher que nous transportions des voyageurs, africains comme nous ? C’est injuste ! Nous ne commettons aucun crime en transportant des voyageurs qui veulent passer par Agadez ! Pourquoi on ne les arrête pas à partir de Dosso ? », fulmine Bazo, un passeur de migrants qui fustige l’application sélective de la loi 036/2015. « On a plus le tourisme depuis six ans et nous refusons de devenir des terroristes ou des narcotrafiquants. Seul ce transport nous permet de vivre ! », fait-il remarquer. Et d’enchaîner méditatif, à l’attention des décideurs politiques : « A mon humble avis, c’est un danger sécuritaire que d’interdire ce transport de migrants aujourd’hui. Subitement ! Sans rien proposer en retour à ces hommes qui n’ont que ce transport comme activité de survie. Oui ! Attention, tous les jeunes qui s’y adonnent connaissent le maniement des armes. Ils refusent de répondre aux sirènes des marchands d’illusions qui pullulent au sud Libye et au nord Mali à cause de ce travail ! ». L’aspect rentier de cette activité ne doit nullement cacher son visage hideux pensent certains acteurs contactés par Niger Inter. « Vous aussi ! Comment peut-on fermer les yeux sur des trafiquants d’êtres humains qui n’ont aucun respect de la vie humaine ! Combien de fois, on a retrouvé des cadavres de ces migrants morts de soif juste parce que leurs passeurs les ont abandonnés en plein cœur du Désert ? Soyons humains quand même ! », se justifie Salifou Manzo, acteur de la société civile. « Je suis sûr que le Désert du Sahara a tué beaucoup plus de migrants que la méditerranée ! C’est juste parce qu’il n’y a aucun décompte qui est fait », fait remarquer Hassane , un jeune enseignant de la localité d’Aderbissinat. « Je suis de ceux qui veulent que ce trafic soit arrêté immédiatement car il menace notre sécurité. Qui peut nous garantir que ces gens qui vont en Libye ne répondent pas à l’appel de certains milieux jihadistes ? Alors méfiance ! », conclue, Fatima Abdoul, infirmière à Agadez.
Ces restrictions voulues par l’Etat du Niger aliènent aussi des droits reconnus sur la mobilité des personnes. Les migrants ont des droits reconnus même dans la charte universelle des Droits de l’Homme. La loi N° 2015-36 du 26 mai 2015 est donc en contradiction flagrante avec des protocoles signés par l’Etat du Niger comme celui de la CEDEAO qui stipule que : »Le droit de résidence et d’établissement est garanti aux citoyens de la CEDEAO. Il est entré en vigueur en 1980 et est applicable au Niger. Un citoyen de la CEDEAO, qui désire entrer sur le territoire d’un autre état membre pour une durée de maximum 90 jours, peut entrer par un point d’entrée officiel, posséder un document de voyage et le certificat international de vaccination valide. Il n’a pas besoin d’un visa. S’il remplit toutes ces conditions il est en situation régulière et peut rester trois mois « .
Quelles solutions ?
Nous pensons que pour une solution au problème, nul oripeau n’est nécessaire. Un débat franc et sincère doit prévaloir entre tous les acteurs impliqués dans cette problématique au risque de les voir emprunter d’autres axes plus difficiles et périlleux pour les candidats à la traversée. Une réflexion qui exclurait les principaux acteurs de la chaine migratoire que sont les passeurs et les intermédiaires est vouée à l’échec.
L’Etat du Niger doit donner du temps aux autorités locales pour sensibiliser les acteurs impliqués. Au niveau des migrants, il faut impérativement faire recours aux normes internationales pour une migration sûre et sans risque. Les partenaires au développement du Niger, notamment européens doivent formuler des propositions communes et inclusives pour des solutions ou alternatives appropriées. A noter par exemple l’assouplissement de la délivrance des visas d’entrer dans les Etats de l’Union européenne. Aider les Etats pourvoyeurs et ceux de transit à mettre en œuvre une politique de réinsertion sociale pour les jeunes mais aussi aider ces pays pour la culture de la bonne gouvernance. Et enfin cette lutte contre l’immigration ne doit point occulter le respect des droits de migrants qui sont mis à rude épreuve aujourd’hui à Agadez.
Ibrahim Manzo DIALLO
Niger Inter Magazine ( Novembre 2016)