Il y a cinquante ans, le Ghanéen Kwame Nkrumah se faisait évincer de la présidence de son pays par des militaires. Artisan de l’indépendance du Ghana, le leader déchu était accusé d’avoir ruiné son pays. Tombé dans l’excès de la mégalomanie et le culte de la personnalité, l’homme n’en reste pas moins l’un des plus grands penseurs de l’unité africaine. Et si la radicalité de sa pensée panafricaniste, en avance sur son temps, était la véritable cause de sa chute ?
Le 24 février 1966, Kwame Nkrumah, premier président de la République du Ghana, est renversé lors d’un coup d’Etat. L’armée ghanéenne a profité de l’absence de ce dernier, en visite officielle en Chine, pour s’emparer du pouvoir. Le Ghana devient ainsi le septième pays en Afrique noire à connaître le syndrome des coups d’Etat militaires depuis le début des indépendances.
Le mécontentement contre le régime grondait depuis plusieurs années, comme en témoigne la multiplication des grèves et des manifestations à travers le pays pour protester contre la pratique de plus en plus mégalomaniaque et solitaire du pouvoir par le chef de l’Etat. A l’annonce du coup d’Etat, la population descend dans la rue pour faire la fête, allant jusqu’à traîner à terre la statue du président qui s’élevait devant le Parlement.
Pour expliquer ce coup de force, les putschistes évoquent, pour leur part, la grave crise économique ghanéenne, une dette extérieure insupportable, l’épuisement des réserves nationales, les pénuries, le chômage, la dévaluation de la monnaie ainsi que la dérive totalitaire du Convention People’s party (CPP) du président déchu. Certains voient dans ce putsch la main de puissances occidentales pour lesquelles le rapprochement du leader ghanéen avec l’Union soviétique et la Chine, doublé de son engagement pour l’unité panafricaine et le nationalisme économique, le plaçait, de facto, dans le camp communiste. D’ailleurs, des documents du Département d’Etat américain, déclassifiés depuis, ont montré que le putsch avait été mené par, comme l’a écrit le sociologue et militant tiers-mondiste Jean Ziegler, « deux officiers subalternes, intimement liés à l’Intelligence Service britannique ».
Toujours est-il que, déclaré persona non grata au Ghana par le Conseil de libération qui s’établit à la tête du gouvernement à Accra, Nkrumah ne remettra plus les pieds de son vivant dans son propre pays. Il trouve asile en Guinée où il restera jusqu’à la fin de ses jours, avant de mourir d’un cancer à Bucarest en 1972.
Retour sur un mythe
La population ghanéenne avait pourtant ovationné Kwame Nkrumah lorsque, en 1957, celui-ci avait arraché l’indépendance du pays aux colonisateurs britanniques, hissant le Ghana à la souveraineté internationale. Il était extrêmement populaire, jusqu’au moment où son mythe a commencé à s’effriter sous la pression de la réalité du pouvoir, transformant l’homme providentiel en un « dictateur » honni, alors même que sa pensée visionnaire sur l’intégration africaine commençait à s’enraciner dans les esprits à travers le continent, faisant de l’auteur de L’Afrique doit s’unir le symbole vivant du panafricanisme. C’est l’intellectuel kényan Ali Mazrui qui résume en une formule éloquente le paradoxe de Nkrumah : « Il est devenu simultanément un héros africain et un dictateur ghanéen ».
Rien ne prédisposait toutefois cet homme éclairé, soucieux de faire de la politique un moyen de libérer son peuple et unir l’ensemble du continent africain, à finir sa carrière nationale dans la tyrannie et la déchéance. Né en 1909 dans une famille modeste dans un village du sud-ouest du Ghana qu’on appelait à l’époque la Côte d’Or, le jeune Kwame Nkrumah s’est élevé par la force de son intelligence et ses aspirations.
Son premier cycle d’études terminé, Nkrumah part en 1935 pour les Etats-Unis où il fait des études d’économie et de sociologie à l’université noire Lincoln, en Pennsylvanie. Il y découvre, d’une part, les thèses socialistes (Marx, Lénine) et, d’autre part, les auteurs noirs américains, tels que Marcus Garvey et W.E.B. Du Bois, dont la pensée pan-négriste et panafricaniste alimentent sa propre prise de conscience de nationaliste africain. Diplômé en 1939, il publie son premier ouvrage Towards colonial freedom : c’est une analyse des ressorts du colonialisme occidental et en même temps sa dénonciation en tant qu’outil d’oppression et d’exploitation.
Parallèlement, le jeune Kwame se lance dans le militantisme et rejoint l’association des étudiants africains des Etats-Unis et du Canada, dont il devient le président. C’est le militantisme estudiantin qui le conduit ensuite en Angleterre où il s’impose très vite comme un des hommes-clés du mouvement panafricain. A ce titre, il organise le 5e congrès panafricain qui se tient à Manchester en 1945.
Son séjour en Angleterre est aussi l’occasion pour le jeune nationaliste panafricaniste de nouer des contacts avec la diaspora africaine, dont le Zambien Kenneth Kaunda, le Kenyan Jomo Kenyatta, le Zimbabwéen Joshua Nkomo ainsi que le Tanzanien Julius Nyerere qui sont encore étudiants, mais qui vont bientôt jouer des rôles de premier plan dans le mouvement anti-colonial dans leurs pays respectifs, avant de prendre – pour certains – les rênes du pouvoir, une fois l’indépendance acquise. Nkrumah lui-même ne tardera pas à rentrer dans son pays, où sa réputation de militant indépendantiste le précédé, faisant de son nom un synonyme de radicalisme aux yeux de l’administration coloniale de la Gold Coast.
Dès son retour au pays natal en 1947, Nkrumah devient ainsi la bête noire des colonisateurs britanniques qui ne tarderont pas à le jeter en prison pour agitation politique, faisant de ce militant quadragénaire le héros de la population ghanéenne qui aspire à la liberté et à l’indépendance. C’est ainsi que naît le mythe de Nkrumah, symbole vivant du nationalisme africain éclairé qui choisit le chemin de la négociation plutôt que celui de la confrontation pour libérer son pays. Militant devenu leader du mouvement indépendantiste, Nkrumah crée son propre parti, le CPP, qui en 1952 remporte triomphalement les élections locales et entre dans le gouvernement colonial. Il participe, aux côtés des Britanniques, à la gestion politique du pays, jusqu’à l’avènement de l’indépendance 5 ans plus tard. Le 6 mars 1957, la Côte d’Or se libère du joug colonial sous le nom du Ghana, en hommage à l’ancien empire ashanti. Le Ghana est le premier Etat indépendant de l’Afrique après le Soudan en 1956. Nkrumah est son Premier ministre, puis président à partir de l’introduction de la nouvelle Constitution en 1960.
Les années Nkrumah
Arrivé au pouvoir, le Ghanéen n’abandonne pas pour autant ses idéaux panafricanistes et s’intéresse aux autres pays du continent plongés dans la lutte coloniale. « Le nationalisme africain ne se limite pas seulement à la Côte d’Or », affirme-t-il, rappelant lors des nombreuses réunions panafricanistes qu’il accueille dans son pays que la décolonisation nationale n’était pas la dernière étape du combat anticolonial, mais le point de départ de la lutte pour une Afrique réunie.
Sous son égide, dans les années 1960, le Ghana est devenu le refuge très recherché des panafricanistes du monde entier, notamment celui des Africains-Américains dont les ouvrages avaient permis de structurer la pensée politique du futur président. Outre le célèbre Docteur W.B. Du Bois à qui il rend hommage en lui accordant la nationalité ghanéenne, Nkrumah accueille des militants et intellectuels reconnus pour leur contribution à la réflexion sur l’identité noire : la poétesse Maya Angelou, le militant Malcolm X, la communiste Vicki Holmes Garvin, l’essayiste Julius Mayfield pour ne citer que ceux-là.
Parallèlement, joignant l’idéologie à l’action, le leader ghanéen propose dès 1958 une union fédérale à la Guinée, mise au ban de la communauté française pour avoir osé dire « non » à de Gaulle. En guise de soutien à son ami le président Sékou Touré, il lui consent un prêt de 25 millions de dollars lorsque la France coupe les ponts brutalement avec Conakry, suite à la déclaration d’indépendance de son ancienne colonie. En 1960, Nkrumah va encore plus loin, en inscrivant dans la Constitution du Ghana la possibilité d’un abandon de souveraineté au profit d’une fédération africaine, suivant ainsi dans les pas de Sékou Touré qui avait été le premier Africain à avoir envisagé une telle éventualité. En 1963, Nkrumah est l’un des pères fondateurs de l’Organisation de l’Union africaine (OUA). Son discours à la cérémonie de la signature du traité créant cette première entité panafricaine éblouit et fait peur à la fois.
« Je fais partie de ceux qui pensent, explique Amzat Bokhari-Yabara, auteur d’une histoire exhaustive du panafricanisme (1), que c’est la radicalité de la vision panafricaniste de Nkrumah appelant à la création des Etats-Unis d’Afrique comme le seul rempart possible contre le néocolonialisme et la poursuite de l’exploitation du continent par les grandes puissances, qui était peut-être la véritable cause de la ruine de ce grand homme, en avance sur son temps. Aujourd’hui encore, près de cinquante ans après la disparition de Nkrumah, son idée de l’abandon de souveraineté au profit d’une Union africaine fait débat et divise les pays africains ».
En pleine guerre froide, cette radicalité est perçue par les ex-puissances coloniales comme une manoeuvre pour soumettre toute l’Afrique au communisme en l’arrachant à leurs influences. A cette inquiétude, il faut sans doute ajouter la pénurie et le mécontentement qui étaient réels à l’époque au Ghana, tout comme le culte de la personnalité paranoïaque dans lequel était tombé le président ghanéen dans les dernières années de son règne, justifiant aux yeux de ses adversaires, intérieurs comme extérieurs, le coup d’Etat du 24 février 1966.
« Cinquante ans après le coup d’Etat, Nkrumah reste un grand Africain en raison de la portée visionnaire de son ambition panafricaine », affirme le checheur Bokhari-Yabaara. Sa réconciliation avec son pays natal est sans doute aussi à l’oeuvre. L’audience retrouvée de son parti le CPP que dirige aujourd’hui sa fille Samia Nkrumah, en est peut-être le signe. »
(1) Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme, par Amzat Bokhari-Yabara. Editions La Découverte, Paris, 2014, 320 pages, 23 euros.
RFI.FR