Le splendide isolement de la Turquie

« Zéro problème » avec les voisins, tel était l’objectif de la politique étrangère du Parti de la justice et du développement (AKP). Mais les « printemps arabes » ont bouleversé la donne régionale, et la Turquie se trouve désormais en froid avec la Syrie, l’Arabie saoudite, l’Iran et l’Egypte. Alors que le régime connaît une dérive autoritaire, le choix de la « solitude dans la dignité » constitue-t-il une option ?

« La position de la Turquie est d’ordre éthique. Notre politique régionale est fondée sur les valeurs humaines et démocratiques, que tout le monde devrait approuver. C’est pourquoi le coup d’Etat contre [le président égyptien] Mohamed Morsi [le 3 juillet 2013] était si décevant. » Tout comme M. Yasin Aktay, le vice-président chargé des relations extérieures au Parti de la justice et du développement (AKP), les proches de cette formation entament systématiquement la conversation en abordant la situation en Egypte et en insistant sur la « position éthique » du gouvernement. M. Aktay poursuit : « Nous avons pensé que l’Occident chercherait à isoler le nouveau régime. Mais il s’est contenté d’assister à l’assassinat de la démocratie — le massacre de Rabia (1), les médias muselés. »

La non-condamnation du coup d’Etat contre M. Morsi et la poursuite de l’aide américaine à l’Egypte ont été perçus à Ankara comme une trahison de Washington. Soutien actif de M. Morsi et des Frères musulmans, le premier ministre, M. Recep Tayyip Erdogan, a appelé à sa libération et critiqué le régime qui lui a succédé, refusant de reconnaître sa légitimité. Devenu président, M. Erdogan s’est adressé à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) à New York, le 24 septembre 2014, en ces termes : « Ceux qui s’opposent aux meurtres en Irak, en Syrie et à l’assassinat de la démocratie en Egypte sont (…) accusés de soutenir le terrorisme. » Il a critiqué l’ONU ainsi que « les pays démocratiques qui se sont bornés à observer les événements ». Le ministre des affaires étrangères égyptien a riposté : « Ces mensonges ne sont pas étonnants venant d’un homme désireux de provoquer le chaos et de semer la division au Proche-Orient à travers son soutien à des groupes et à des organisations terroristes » (Reuters, 25 septembre 2014).

M. Erdogan n’est pas étranger aux polémiques médiatiques. Son franc-parler, en particulier en faveur des Palestiniens, lui a valu une grande popularité dans le monde arabe. Avec le Proche-Orient dans la tourmente, celle-ci a peut-être diminué, même si le charme opère toujours : il a été élu président dès le premier tour, avec 51,7% des voix, le 10 août dernier. M. Erdogan espère une victoire suffisamment large aux législatives de juin 2015 pour imposer un changement constitutionnel et un véritable système présidentiel.

A ses côtés se tient M. Ahmet Davutoglu. C’est un universitaire, pas un homme politique. Principal conseiller diplomatique de l’AKP dès l’arrivée au pouvoir de celui-ci, le 3 novembre 2002, il est devenu ministre des affaires étrangères en mai 2009. Et, quand M. Erdogan a accédé à la présidence, M. Davutoglu a pris les rênes de l’AKP en même temps que la fonction de premier ministre. Bien qu’on entende parfois que les deux hommes ne seraient pas toujours d’accord, M. Davutoglu reste un fidèle lieutenant. Pas encore usé par le pouvoir, il peut assurer la continuité du projet de l’AKP, à un moment où de nombreux députés achèvent leur troisième et dernier mandat.

Ce projet de « nouvelle Turquie » — sous la conduite d’une présidence renforcée, installée dans un palais flambant neuf de plus de mille pièces, dont la construction a été estimée à 615 millions de dollars (2) — repose sur une centralisation et un autoritarisme accrus. Sorti renforcé des urnes, le pouvoir étouffe les libertés de parole et de manifestation, bride la justice, fait licencier les journalistes, et s’est même distingué en 2014 par une tentative d’interdire Twitter et YouTube. Le 12 décembre, M. Erdogan a annoncé qu’il présiderait désormais les réunions du conseil des ministres. Depuis les manifestations du parc Gezi de l’été 2013, toute remise en question de son autorité est perçue par lui comme une menace directe.

A Istanbul, les rumeurs et les informations de seconde main ont remplacé les faits. Beaucoup de gens interrogés ne veulent s’exprimer que de manière anonyme. Le 14 décembre dernier, à l’aube, la police a effectué une descente au siège du quotidien Zaman et à celui de la chaîne de télévision Samanyolu, arrêtant principalement des journalistes connus pour leurs liens avec le dirigeant religieux réfugié aux Etats-Unis Fethullah Gülen. Ces mesures ont provoqué de fortes protestations de l’Union européenne et des Etats-Unis, ainsi que des associations de journalistes et d’éditeurs turcs. M. Gülen, qui fut un proche allié de M. Erdogan, est tombé en disgrâce depuis que des membres de sa confrérie ont divulgué, en décembre 2013, des faits de corruption impliquant des personnalités importantes de l’AKP, y compris des ministres et leurs enfants. M. Erdogan a affirmé qu’il « renverser[ait] ce réseau de trahison et l’amèner[ait] à rendre des comptes (3) ».

Pour l’instant, M. Erdogan bénéficie encore de la confiance de la moitié de la population, qui partage sa vision du monde et a profité de sa politique, notamment dans le domaine économique et social. Mais qu’en est-il des Turcs qui ont fait entendre leur voix à Gezi ? Sans compter que la frange libérale de centre droit de l’AKP, que M. Erdogan a conquise en 2002 en promettant une Turquie plus inclusive, pourrait aussi se lasser de son autoritarisme croissant.

Des cours de langue ottomane

La « nouvelle Turquie » redéfinit également la place du pays dans le monde, convoquant son héritage ottoman et le parrainage de l’islam sunnite. M. Erdogan vient même de proposer l’introduction de cours de langue ottomane (4) obligatoires à l’école secondaire. Tout cela entre en résonance avec une vision ancienne défendue par M. Davutoglu, celle d’une Turquie qui deviendrait une puissance mondiale en insistant sur l’unité de l’islam. Comme l’explique Behlül Özkan, professeur adjoint en relations internationales à l’université de Marmara, citant les articles et le livre du nouveau premier ministre (5), « la Turquie n’est pas un Etat-nation ordinaire “mais le centre de la civilisation” [ottomane], (…) [elle doit] devenir un centre politique permettant de combler le vide du pouvoir qui a émergé après la liquidation de l’Empire ottoman” (6) ». M. Davutoglu estime que, sous Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la république moderne, la Turquie a eu le tort de « choisir de devenir un élément de la périphérie sous le parapluie sécuritaire de la civilisation occidentale, plutôt que d’être un centre, même faible, de sa propre civilisation ». Il critique la « crise des valeurs dans les sociétés occidentales », estimant que « les démocraties occidentales sont dangereuses parce qu’elles manquent de valeurs religieuses pour les guider ». Il pense que, « si l’identité de la Turquie se fondait sur l’islam, ses frontières pourraient être élargies ».

Sous la responsabilité de M. Davutoglu, les politiques régionales de la Turquie ont connu un début prometteur : « zéro problème avec les voisins » et usage du pouvoir d’influence. M. Abdullah Gül, lorsqu’il était ministre des affaires étrangères (2003-2007), a été un acteur-clé dans les négociations d’adhésion à l’Union européenne et dans les relations avec l’Asie centrale et Chypre, tandis que M. Davutoglu portait son attention sur les relations avec le monde arabe. L’approche était entièrement pragmatique : M. Erdogan a été vu en vacances avec le dirigeant syrien Bachar Al-Assad, qualifié de « frère », et a reçu un prix des droits de l’homme du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi. Sous la direction de M. Davutoglu, la Turquie a intensifié sa coopération économique, ouvert ses frontières, supprimé l’obligation de visa avec de nombreux pays du Proche-Orient, du Caucase, d’Afrique, etc. (7). L’objectif principal était de faire grandir la confiance politique et économique envers la Turquie. Il semblait atteint avec, par exemple, des échanges commerciaux multipliés par dix avec les pays du Proche-Orient et d’Afrique du Nord entre 2002 et 2011.

Puis sont survenus les « printemps arabes ». M. Davutoglu a cru que les groupes islamistes arriveraient au pouvoir et y resteraient, et que, en les soutenant, la Turquie jouerait un rôle dirigeant au Proche-Orient. Cette ambition a été sans aucun doute stimulée par l’espoir occidental que la Turquie puisse servir de modèle pour l’islam modéré, encourageant l’AKP à surestimer sa main. Ahmet Insel, un universitaire libéral, explique : « Jusqu’en 2011, les idées de Davutoglu étaient romantiques, mais nous ne pouvions pas dire qu’il avait tort. Aujourd’hui, la Turquie n’a plus d’ambassadeur en Egypte, en Syrie ou en Israël. » En dépit de liens initialement étroits (Ankara a servi de médiateur entre Tel-Aviv et Damas en 2007-2008), la relation avec Israël a connu une série de crises : lors du sommet de Davos (29 janvier 2009), quand M. Erdogan a accusé le président Shimon Pérès de tuer les Palestiniens ; puis avec l’attaque israélienne contre le Mavi Marmara et une flottille turque transportant de l’aide humanitaire à Gaza (31 mai 2010), tuant neuf militants turcs ; et plus récemment quand, le 2 décembre 2014, le ministre de la défense israélien a condamné la Turquie, coupable à ses yeux d’abriter des membres du Hamas.

Ministres et conseillers turcs voient ce soutien comme un autre exemple de leur « position éthique ». « Nous sommes probablement le seul gouvernement en dehors du monde arabe à soutenir le Hamas », déclare un de nos interlocuteurs sous couvert d’anonymat, tout en niant que cela se fasse au détriment de l’Autorité palestinienne dirigée par le Fatah. Pourtant, malgré ces tensions, le commerce et le tourisme avec Israël ont continué à se développer.

Pour ce qui concerne l’Irak, le rejet de la politique confessionnelle chiite de l’ancien premier ministre Nouri Al-Maliki (2006-2014) a conduit Ankara à améliorer ses relations avec le gouvernement régional kurde d’Erbil. La Turquie a été surprise par l’avancée de l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), y compris sur les terres habitées par des Turkmènes. Elle a dû faire face aux prises d’otage de chauffeurs de camion turcs, puis de quarante-neuf diplomates travaillant à Mossoul en juin 2014 — leur libération a eu lieu trois mois plus tard dans des conditions qui n’ont pas été précisées.

La crise en Syrie, avec laquelle la Turquie partage une frontière poreuse de huit cent quatre-vingts kilomètres, a provoqué l’arrivée d’un million six cent mille réfugiés, pour un coût estimé par le gouvernement à 5,5 milliards de dollars. Alors que les Etats-Unis voient l’OEI comme leur principal ennemi, pour Ankara ce rôle est tenu par le régime de M. Assad. Après l’Egypte, c’est en Syrie que l’AKP a subi ses plus grands revers. Contrairement aux espérances d’Ankara, M. Al-Assad n’est pas tombé. Soli Özel, professeur de relations internationales à l’université Kadir Has, critique la façon dont l’AKP a géré ce dossier à partir de 2012 : « Ils n’ont pas réussi à contrôler l’Armée syrienne libre (ASL) et ont pris le risque, en soutenant des organisations extrémistes, de transformer la Turquie en un nouveau Pakistan avec ses propres talibans. Tout groupe était bon à soutenir du moment qu’il se battait efficacement contre Al-Assad. Nous avons vu le Front Al-Nosra et l’OEI recruter ici, et les autorités regarder ailleurs. »

Dans le même temps, de nombreux Turcs considèrent que l’OEI, organisation sunnite, mérite une certaine compréhension. Comme le remarque M. Etyen Mahçupyan, le principal conseiller du premier ministre : « L’OEI a réussi à s’implanter et à assurer des services sociaux et culturels, ce qui veut dire qu’elle représente une sorte d’autorité. Peut-être verra-t-on bientôt ses membres négogier en costume-cravate. » La question kurde est délicate : les Kurdes syriens du Parti de l’union démocratique (PYD) représentent une extension du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le groupe séparatiste —étiqueté « terroriste » par Washington et l’Union européenne — en conflit armé avec l’Etat turc depuis trente-six ans (8) et avec qui le gouvernement est engagé dans un processus de paix secret. La tension dans le sud-est de la Turquie est devenue évidente au début du mois d’octobre 2014, lorsque des manifestations de colère ont éclaté parmi les Kurdes turcs devant la passivité du gouvernement face à l’offensive de l’OEI contre la ville de Kobané : plus de trente-cinq personnes ont été tuées en quelques jours.

La Turquie a été peu disposée à prendre une place de premier plan dans la coalition militaire sous commandement américain mise en place à l’automne pour bombarder l’OEI et rompre le siège de Kobané, même si elle a répondu aux demandes internationales en accentuant le contrôle de sa frontière sud et en autorisant le passage de peshmergas sur son territoire. Cette pression ne peut qu’augmenter avec la participation active de l’Iran à la lutte anti-OEI en Irak (9), le renforcement de l’axe chiite et un rapprochement de facto de Téhéran avec l’Occident.

L’économie commence à s’essouffler

Déçu par les événements en Syrie et en Egypte, l’AKP a abandonné son pragmatisme en faveur d’un retour à l’idéologie baptisée « position éthique ». M. Ibrahim Kalin, le principal conseiller de politique étrangère du président, l’appelle « solitude dans la dignité ».

Pourtant, la Turquie ne peut se permettre un trop long isolement diplomatique, comme en témoigne le cas égyptien. « La relation est asymétrique, note Mensur Akgün, professeur à l’université Kültür d’Istanbul. La Turquie a besoin des ports et des marchés de l’Egypte, mais l’Egypte peut s’approvisionner dans n’importe quel autre pays. Nous devons accroître nos exportations économiques et renforcer notre position diplomatique. » Cela est d’autant plus vrai que l’économie commence à s’essouffler : la croissance est passée en 2014 de 4 à 3,3 %, alors qu’en 2009, au début de la crise mondiale, elle était de 9 %.

La politique régionale de la Turquie a-t-elle été prise en otage par la vision d’une « nouvelle Turquie » fondée sur l’héritage ottoman et l’islam sunnite ? Ou les difficultés actuelles amèneront-elles les dirigeants de l’AKP à reconstruire leurs alliances régionales ? C’était le sens du message du vice-premier ministre Bülent Arinç d’« amitié et [de] fraternité » aux voisins de la Turquie, Syrie et Iran, et aux « amis et alliés traditionnels », Arabie saoudite, Koweït, Emirats arabes unis, Egypte ou Jordanie (10). Mais il faudra sans doute attendre les élections législatives du printemps prochain pour avoir une idée plus claire des orientations choisies par M. Erdogan.

Wendy Kristianasen

Rédactrice en chef de l’édition anglaise du Monde diplomatique.