Les mensonges théoriques de la Banque mondiale

La Banque mondiale prétend que pour progresser, les pays en développement (PED |1|) doivent recourir à l’endettement extérieur et attirer des investissements étrangers. Cet endettement sert principalement à acheter des équipements et des biens de consommation aux pays les plus industrialisés. Les faits démontrent jour après jour, depuis des décennies, que cela ne marche pas. Les modèles qui ont influencé la vision de la BM aboutissent logiquement à une forte dépendance des PED à l’égard des apports extérieurs de capitaux, notamment sous la forme de prêt, avec l’illusion d’atteindre un niveau de développement auto-soutenu. Les prêts sont considérés par les bailleurs de fonds publics (gouvernements des pays les plus industrialisés et BM en particulier) comme un puissant moyen d’influencer les pays qui s’endettent. Les actions de la Banque ne se résument donc pas à une succession d’erreurs ou de mauvais coups. Au contraire, elles participent d’une vision cohérente, théorisée, conceptualisée que l’on enseigne doctement dans la plupart des universités. Des centaines de livres d’économie du développement la distillent. La Banque a produit une véritable idéologie du développement. Lorsque les faits démentent la théorie, la Banque ne remet pas en cause la théorie. Au contraire, elle cherche à déformer la réalité pour continuer à protéger le dogme.

Au cours des dix premières années de son existence, la BM produit très peu de réflexions concernant le type de politique économique à soutenir à l’égard des pays en développement. Plusieurs raisons l’expliquent :
1) cela ne fait pas encore partie des priorités de la BM. En 1957, la majorité des prêts de la BM (52,7%) est encore octroyée aux pays industrialisés |2| ;
2) la matrice théorique des économistes et des dirigeants de la BM est d’inspiration néoclassique. Or la théorie néoclassique n’attribue pas de place spécifique aux PED |3| ;
3) la BM ne s’est dotée d’un instrument spécifique pour octroyer des prêts à bas taux d’intérêt aux pays en développement qu’en 1960 (création de l’Association internationale de développement (AID) – voir http://cadtm.org/SUNFED-versus-Banque-mondiale ).

La BM élabore peu mais cela ne l’empêche pas d’exprimer des critiques à l’égard des autres. C’est ainsi qu’en 1949, la Banque critique un rapport de la commission des Nations unies pour l’emploi et l’économie, qui plaide pour un investissement public dans l’industrie lourde des PED. La BM déclare que les pouvoirs publics des PED ont assez à faire avec la réalisation de bonnes infrastructures, et qu’ils doivent laisser la responsabilité de l’industrie lourde à l’initiative privée locale et étrangère |4|.

Selon les historiens de la BM, Mason et Asher, l’orientation de la Banque part du postulat selon lequel les secteurs public et privé doivent jouer des rôles différents. Le secteur public doit assurer le développement planifié d’une infrastructure adéquate : chemins de fer, routes, centrales électriques, installations portuaires et moyens de communication en général. Au secteur privé reviennent l’agriculture, l’industrie, le commerce et les services personnels et financiers, car dans tous ces domaines, l’initiative privée est supposée plus performante que le secteur public |5|. En réalité doit être cédé au privé tout ce qui est susceptible d’entraîner un profit. Par contre, les infrastructures sont du ressort du public car il s’agit d’en socialiser des coûts afin de venir en aide au secteur privé. En bref, la Banque mondiale recommande la privatisation des bénéfices combinée à la socialisation des coûts de ce qui n’est pas directement rentable.

Une vision du monde conservatrice et ethnocentriqueLa vision de la BM est marquée par différents préjugés conservateurs. Dans les rapports et discours des 15 premières années de son existence, il est fait régulièrement référence aux régions arriérées et sous-développées, c’est déjà tout un programme. Sur les causes du sous-développement, la Banque adopte une vision ethnocentrique. On peut lire dans le huitième rapport annuel de la BM que : « Les raisons pour lesquelles certaines régions du monde ne sont pas plus développées sont nombreuses et complexes. Bien des cultures par exemple ont accordé peu de place au progrès matériel et en effet, certaines l’ont considéré comme incompatible avec des objectifs plus désirables pour la société et pour l’individu » |6|. L’absence de désir ou de volonté de progrès matériel et de modernisation de la société est présentée comme une des causes de l’arriération. Le profond respect des Hindous pour les vaches devient un raccourci pour comprendre le caractère arriéré de l’Inde. A propos de l’Afrique, Eugene Black président de la BM déclare en 1961 : “ Aujourd’hui encore le gros des plus de 200 millions d’habitants de l’Afrique est seulement en train de commencer à prendre part à la société mondiale” |7|. Le caractère réactionnaire de la vision de la Banque mondiale n’a pas du tout disparu au fil des années. Elle écrit dans son Rapport sur le développement dans le monde de 1987 : « Dans ses principes d’Économie politique (1848), John Stuart Mill évoque les avantages qui résultent du ’commerce étranger’. Bien que plus d’un siècle se soit écoulé, ses observations restent aussi valables aujourd’hui qu’en 1848 ». Mill parlant des avantages indirects du commerce déclare : « … un peuple peut être dans un état léthargique, indolent, inculte, toutes ses aspirations étant soit satisfaites, soit en sommeil, et il peut ne pas mettre en œuvre toutes ses forces productives faute d’objet à désirer. L’aventure du commerce extérieur, en lui faisant connaître de nouveaux objets ou en lui offrant la tentation d’acquérir des objets qu’il ne pensait pas pouvoir se procurer antérieurement … encourage ceux qui se satisfaisaient de peu de confort et de peu de travail à travailler plus dur pour satisfaire leurs goûts nouveaux, voire même pour économiser et accumuler du capital… » |8|. Le retour en force des néo-conservateurs dans l’administration de G. W. Bush (2001-2008) avait approfondi son caractère profondément matérialiste et réactionnaire. La nomination de Paul Wolfowitz, un des principaux néocons à la présidence de la Banque en 2005, a bétonné cette orientation.

Ce qui est frappant dans les documents de la BM et dans la littérature en vogue en matière de développement dans les années 1950 jusqu’aux années 1970, c’est la place occupée par la planification de la croissance et du développement (tant dans les économies industrialisées que dans les PED). Jusqu’à la fin des années 1970, la présence de la planification renvoie à plusieurs éléments :
1) la volonté de planification (le planisme) a émergé au cours de la dépression prolongée des années 1930 comme réponse au chaos provoqué par le laisser-faire ;
2) il est nécessaire d’organiser la reconstruction de l’Europe et du Japon ;
3) on est dans la période des « trente glorieuses », caractérisée par une croissance économique soutenue qu’il s’agissait de diriger et de planifier ;
4) les succès avérés ou présumés de la planification soviétique exercent incontestablement un pouvoir d’attraction réel, y compris sur les ennemis jurés dudit « bloc communiste ». La planification est un thème qui a été complètement évacué à partir du début des années 1980, lors du retour en force de l’idéologie et des politiques néolibérales.

Une autre préoccupation fortement présente au début et qui a été également évacuée à partir des années 1980 fut le choix fait par une série de pays d’Amérique latine de recourir à la substitution d’importation et la possibilité (perçue comme un danger par la majorité des dirigeants des pays les plus industrialisés) que d’autres pays nouvellement indépendants s’engagent dans la même voie.

Passons en revue plusieurs apports d’économistes qui ont eu une influence directe sur et dans la Banque.

Le modèle HOS (Heckscher – Ohlin – Samuelson)

La théorie des avantages comparatifs de Ricardo a été renforcée dans les années 1930 par l’analyse des économistes suédois Heckscher et Ohlin, à laquelle s’est associé plus tard Samuelson (la synthèse produite par ce dernier est connue comme le modèle HOS). Le modèle HOS parle de « dotation en facteurs de production » (ces facteurs sont : travail, terre et capital) et déclare que tout pays a intérêt à se spécialiser dans la production et l’exportation de biens qui utilisent le plus intensément le facteur de production le plus abondant dans le pays – qui est aussi celui dont le prix est le plus bas. Grâce au libre-échange, l’égalisation de la rémunération des facteurs dans tous les pays pratiquant entre eux le libre-échange se réalisera (le facteur abondant – exporté – devient plus rare et donc se renchérit ; le facteur rare – importé – augmente et donc son prix diminue). La spécialisation établira une allocation optimale de facteurs sur un marché mondial devenu homogène. Dans cette optique, la recherche de l’intégration maximale au marché mondial serait pour toutes les économies un pari gagnant et un jeu à somme positive pour tous les partenaires commerciaux. Différentes recherches effectuées plus tard notamment par Paul Krugman |9| pour vérifier la pertinence du modèle HOS ont démontré que celui n’était pas confirmé par la réalité.

Les cinq étapes de la croissance économique selon Walt W. Rostow

En 1960, Walt W. Rostow |10| recense cinq étapes du développement dans son livre Les étapes de la croissance économique, un manifeste non-communiste |11|. Pour lui, toutes les sociétés peuvent être rangées dans une de ces cinq catégories et elles doivent suivre cet itinéraire.

La première étape est la société traditionnelle caractérisée par la prédominance de l’activité agricole. Le progrès technique est nul, il n’y a quasiment pas de croissance du produit et les mentalités n’envisagent pas de changement.

Ensuite, l’étape préalable au décollage voit naître le développement des échanges et des techniques, une évolution des mentalités qui rompt avec le fatalisme et une augmentation du taux d’épargne. C’est en fait l’évolution des sociétés européennes du XVe au début du XVIIIe siècle.

La troisième étape est le décollage (take-off), étape cruciale correspondant à un saut qualitatif, avec l’augmentation significative des taux d’épargne et d’investissement et le passage à une croissance cumulative |12|.

La quatrième étape est qualifiée de « marche vers la maturité » : le progrès technique s’impose dans toutes les activités et la production se diversifie.

Enfin, l’ère de la consommation de masse coïncide avec la cinquième et dernière étape |13|.

Selon Walt W. Rostow, au stade du décollage, l’apport de capitaux extérieurs (sous forme d’investissements étrangers ou de crédit) est indispensable.

Le modèle de Rostow est marqué par un schématisme caricatural. Il présente le stade de développement atteint par les États-Unis de l’après seconde guerre mondiale à la fois comme l’objectif à atteindre et le modèle à reproduire. De même, il considère le mode de décollage de l’Angleterre où se sont succédé révolution agricole et révolution industrielle comme devant se reproduire ailleurs. Ce n’est pas tenir compte de l’histoire concrète traversée par les autres pays. Rien ne prouve que chaque pays devra passer par les cinq étapes décrites.

Insuffisance de l’épargne et nécessité de recourir au financement extérieur

Selon l’approche néoclassique, l’épargne est préalable à l’investissement et est insuffisante dans les PED. Dès lors la pénurie d’épargne est un facteur explicatif fondamental du blocage du développement. Un apport de financement extérieur est nécessaire. Paul Samuelson, dans Economics |14|, se base sur l’histoire de l’endettement des États-Unis aux XIXe et XXe siècles pour déterminer quatre étapes différentes menant à la prospérité : nation endettée jeune et emprunteuse (de la guerre révolutionnaire de 1776 à la guerre civile de 1865) ; nation endettée mûre (de 1873 à 1914) ; nouvelle nation créancière (de la première guerre mondiale à la seconde) ; nation créancière mûre (années 1960). Samuelson et ses émules ont plaqué sur la centaine de pays qui ont constitué le tiers-monde après la seconde guerre mondiale le modèle de développement économique des États-Unis de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la seconde guerre mondiale comme si l’expérience des États-Unis était purement et simplement imitable par tous ces pays |15|.

En ce qui concerne la nécessité d’avoir recours à l’apport de capitaux étrangers (sous forme d’emprunts et d’investissements étrangers), un des associés de Walt W. Rostow, Paul Rosenstein-Rodan, emploie la formule suivante : « Les capitaux étrangers renforceront la formation du capital national, c’est-à-dire qu’ils seront entièrement investis ; l’investissement entraînera une augmentation de la production. La fonction principale de l’entrée de capitaux étrangers est d’aider la formation du capital national à atteindre un taux qui pourra être maintenu sans aide extérieure supplémentaire » |16|. Cette affirmation est en contradiction avec la réalité : il n’est pas vrai que les capitaux étrangers renforcent la formation du capital national et sont entièrement investis. Une grande partie des capitaux étrangers quittent rapidement les pays vers lesquels ils se sont dirigés temporairement (fuite des capitaux, rapatriement des profits).

Autre erreur monumentale, Paul Rosenstein-Rodan, qui est directeur adjoint (« assistant director ») du département économique de la Banque entre 1946 et 1952, fait des prédictions concernant la date à laquelle une série de pays arrivera à la croissance auto-soutenue. Selon Paul Rosenstein-Rodan, la Colombie doit atteindre ce stade en 1965, la Yougoslavie en 1966, l’Argentine et le Mexique entre 1965 et 1975, l’Inde au début des années 1970, le Pakistan trois ou quatre ans après l’Inde, les Philippines après 1975. Baliverne !

À noter que cette définition de la croissance auto-soutenue est communément utilisée par la Banque mondiale. Voici la définition qu’en donne en 1964 Dragoslav Avramović, alors directeur du département économique : « On définit la croissance auto-soutenue comme impliquant un taux de croissance des revenus de l’ordre de 5% l’an financé par des fonds générés à l’intérieur des frontières ainsi que par des capitaux étrangers… » |17|.

La planification du développement vue par la Banque mondiale et l’establishment universitaire aux Etats-Unis débouche sur une imposture pseudo-scientifique basée sur des équations mathématiques qui visent à donner une légitimité et une crédibilité à la volonté de faire dépendre les PED du recours au financement extérieur. En voici un exemple, formulé très sérieusement par Max Millikan et Walt Whitman Rostow en 1957 : « Si le taux initial d’investissement domestique dans un pays représente 5% du revenu national, si les capitaux étrangers arrivent à un taux constant équivalent à un tiers du niveau initial de l’investissement domestique, si 25% de tout revenu supplémentaire sont épargnés et réinvestis, si le ratio capital/produit est de 3 et si le taux d’intérêt de la dette extérieure et les dividendes rapatriés sont équivalents à 6% par an, le pays sera en état de se passer de l’emprunt net extérieur après quatorze ans et il pourra maintenir un taux de croissance de 3% sur la base de ses propres revenus  » |18|. Autre baliverne !

Le modèle à double déficit de Chenery et Strout

Au milieu des années 1960, l’économiste Hollis Chenery, qui deviendra quelques années plus tard économiste en chef et vice-président de la BM |19|
, élabore avec son collègue Alan Strout un nouveau modèle appelé « modèle à double déficit » |20|. Chenery et Strout mettent en avant deux contraintes : une insuffisance d’épargne intérieure d’abord et une insuffisance de devises ensuite. Charles Oman et Ganeshan Wignarja résument le modèle Chenery – Strout de la manière suivante : « Par essence, les hypothèses du modèle à double déficit sont que : tandis que dans les tout premiers stades de la croissance industrielle, une épargne insuffisante peut constituer la contrainte principale sur le taux de formation du capital domestique, une fois que l’industrialisation est bien en route, la contrainte principale peut ne plus être l’épargne domestique en elle-même, mais la disponibilité en devises requise pour importer des biens d’équipement, des biens intermédiaires et peut-être même des matières premières utilisées comme inputs industriels. Le déficit en devises peut ainsi surpasser le déficit d’épargne comme la principale contrainte de développement » |21|. Pour résoudre ce double déficit, une réponse simple est proposée : emprunter des devises et/ou s’en procurer en augmentant ses exportations.

Le modèle Chenery – Strout est très mathématisé. C’était dans l’air du temps. Cela a l’avantage pour ses partisans de donner une crédibilité et une apparence de rigueur scientifique à une politique qui vise principalement à inciter les PED d’une part à recourir massivement à l’emprunt extérieur et aux investissements étrangers, d’autre part, à faire dépendre leur développement des exportations. Plusieurs critiques ont été adressées à l’époque au modèle. Nous citerons celle de Keith Griffin et de Jean Luc Enos, qui affirment que le recours à des apports extérieurs va limiter l’épargne locale : « Aussi longtemps que le coût de l’aide (par exemple, le taux d’intérêt sur les prêts extérieurs) est inférieur à l’accroissement marginal du capital et de la production, un pays aura intérêt à emprunter autant que possible et à substituer les emprunts étrangers à l’épargne domestique. En d’autres mots, étant donné un objectif à atteindre en termes de taux de croissance dans un pays en développement, l’aide extérieure va permettre davantage de consommation et limitera l’épargne domestique à la différence entre l’investissement souhaité et le montant d’aide extérieure disponible. Dès lors, les fondements des modèles du type Chenery-Strout sont faibles dans la mesure où l’on s’attendrait en théorie à trouver une relation inverse entre l’aide extérieure et l’épargne domestique » |22|.

La volonté de pousser les PED à recourir à l’aide extérieure en tant que moyen de les influencer

La politique d’aide bilatérale et celle de la BM sont directement reliées aux objectifs politiques que les États-Unis poursuivent en matière d’affaires extérieures.

Pour Hollis Chenery : « L’objectif principal de l’aide extérieure, tout comme d’autres instruments de politique étrangère, est de produire à l’échelle mondiale le type d’environnement politique et économique dans lequel les États-Unis peuvent poursuivre au mieux leurs propres buts sociaux » |23|.

Dans un livre intitulé Les Nations émergentes : leur croissance et les États-Unis, Max Millikan |24| et Donald Blackmer, tous deux collègues de Walt W. Rostow, décrivent clairement en 1961 certains objectifs de la politique extérieure des États-Unis : « Il est dans l’intérêt des États-Unis de voir émerger du processus de transition des nations dotées de certaines caractéristiques. Premièrement, elles doivent être capables de maintenir leur indépendance, spécialement à l’égard des pouvoirs hostiles ou potentiellement hostiles à l’égard des États-Unis. (…) Quatrièmement, elles doivent accepter le principe d’une société ouverte dont les membres sont invités à échanger des idées, des marchandises, des valeurs et des expériences avec le reste du monde ; cela implique que leurs gouvernements doivent être disposés à s’impliquer dans des dispositions de contrôle social, politique et économique nécessaires au fonctionnement d’une communauté internationale interdépendante » |25| sous le leadership des États-Unis bien sûr.

Plus loin dans le livre, ils indiquent explicitement en quoi l’aide est utilisée comme levier pour orienter la politique des pays aidés : « Pour que l’aide en capitaux atteigne une puissance de levier optimale dans le but de persuader les pays sous-développés de suivre une voie compatible avec les intérêts des États-Unis et du monde libre les montants offerts doivent être suffisamment importants et les conditions suffisamment souples pour persuader le pays récipiendaire que le jeu en vaut la chandelle. Cela signifie que nous devons investir des ressources substantiellement plus importantes qu’auparavant dans nos programmes de développement économique » |26|.

Nous verrons plus loin que le volume des prêts aux PED a augmenté à un rythme croissant au cours des années 1960 et 1970, comme la conséquence d’une politique délibérée des États-Unis, des autres gouvernements des pays les plus industrialisés ainsi que des institutions de Bretton Woods destinée à influencer la politique menée au Sud.

Privilégier les exportations

Chenery et Strout affirment dans une de leurs principales contributions que le recours à la substitution d’importation constituait un moyen admissible afin de réduire le déficit en devises |27|. Ils ont abandonné cette position par la suite, à un moment où le maintien des politiques de substitution d’importation pratiquées par certains PED devenait un des principaux thèmes des critiques adressées par la BM, le FMI, l’OCDE et les gouvernements des principaux pays industrialisés.

C’est ainsi que d’autres travaux d’économistes directement associés à la BM s’attachent à mesurer les taux effectifs de protection des économies et les biais qui en résultent en termes d’utilisation des ressources productives et de rentabilité des investissements. Ils préconisent une réorientation des stratégies en direction des exportations, un abandon des tarifs protectionnistes, et, d’une façon générale, une politique davantage fondée sur les mécanismes de marché pour la fixation des prix. Bela Balassa, Jagdish Bhagwati et Anne Krueger |28| systématisent cette approche et leurs analyses marqueront l’évolution des institutions internationales et constitueront le socle théorique des mesures d’ouverture commerciale préconisées durant les décennies 1980 et 1990. Anne Krueger |29| écrit : « Un régime de promotion d’exportations peut libérer l’économie du pays du joug du sous-emploi keynésien car, contrairement au régime de substitution d’importation, il peut disposer d’une demande effective virtuellement infinie pour ses produits sur les marchés internationaux, et donc, il peut toujours se rapprocher du plein emploi, à moins qu’il y ait une récession mondiale. Une petite économie orientée vers l’exportation sera capable de vendre n’importe quelle quantité de biens qu’elle produit ; autrement dit, la capacité d’offre du pays sera la seule contrainte » |30|. Encore de la poudre aux yeux.

Trickle-Down ou effet de ruissellement

L’effet de ruissellement, c’est une métaphore triviale qui a guidé l’action de la Banque mondiale depuis le début. L’idée est très simple : les retombées positives de la croissance ruissellent en bénéficiant d’abord aux plus riches mais en bout de course elles atteignent aussi les plus pauvres. Ceux-ci ont donc intérêt à ce que la croissance soit la plus forte possible, les gouttelettes de richesse qui leur parviennent en dépendent. En effet, si la croissance est faible, les riches gardent une part plus grande que si la croissance est forte.

Quelles sont les conséquences pour la conduite de la BM ? Il faut favoriser à tout prix la croissance afin qu’en bout de course les pauvres en profitent. Toute politique qui freine la croissance au nom de la redistribution des richesses (ne fût-elle que partielle) ou au nom de la défense de l’environnement réduit l’effet de ruissellement et porte préjudice aux pauvres. L’action des dirigeants de la BM est conduite en pratique par cette métaphore quels que soient les discours plus sophistiqués que certains experts peuvent tenir. D’ailleurs les historiens de la BM consacrent une vingtaine de pages aux discussions sur le trickle down |31| et reconnaissent que “Cette croyance a justifié des efforts durables pour persuader les débiteurs des avantages de la discipline, du sacrifice, de la confiance dans le marché et de ce fait de la nécessité de garder le cap contre la tentation politique” |32|. Ils affirment que cette croyance est tombée en disgrâce progressivement à partir de 1970 sous les coups de boutoirs d’une quantité impressionnantes de recherches concernant la situation tant aux États-Unis que dans les PED |33|. Cependant ils relèvent qu’en pratique, cela n’a pas changé grand-chose |34|, d’autant qu’à partir de 1982, le trickle down a fait un retour en force à la BM |35|. Évidemment la question du trickle down est inséparable de celle des inégalités que nous abordons maintenant.

La question des inégalités dans la distribution des revenus

À partir de 1973, la question de l’inégalité de la répartition des revenus dans les PED comme élément influant sur les possibilités de développement commence à être étudiée par la BM. L’équipe économique dirigée par Hollis Chenery y consacre une énergie certaine. Le livre majeur consacré par la BM à ce sujet est coordonné par Chenery lui-même et s’intitule Redistribution et Croissance |36|. Il paraît en 1974. Chenery est conscient que le type de croissance induite par la politique de prêt de la Banque est générateur d’une croissance des inégalités. La préoccupation de la BM a été exprimée à plusieurs reprises de manière très nette par McNamara : si on ne réduit pas les inégalités, si on ne réduit pas la pauvreté, on assistera à des explosions sociales à répétition et celles-ci porteront préjudice aux intérêts du monde libre, dont le leadership est assuré par les États-Unis.

Chenery ne partageait pas le point de vue émis par Simon Kuznets |37| au cours des années 1950 selon lequel après une phase nécessaire d’augmentation des inégalités lors du décollage économique, celles-ci se résorbent dans un deuxième temps. La nécessité de voir monter les inégalités était très ancrée à la Banque. Pour preuve, les paroles du president de la BM, Eugene Black, en avril 1961 : “ Les inégalités de revenus découlent nécessairement de la croissance économique (qui) donne la possibilité aux gens d’échapper à une existence dans la pauvreté ” |38|. Pourtant, les études empiriques réalisées par la BM du temps de Chenery ont infirmé les affirmations de Kuznets |39|.

Néanmoins, après le départ de Chenery en 1982 et son remplacement par Anne Krueger, la BM abandonne complètement la préoccupation relative à l’augmentation ou au maintien des inégalités au point qu’elle décide de ne plus publier de données à ce propos dans le Rapport mondial sur le développement dans le monde. Anne Krueger (nous le verrons plus loin) n’hésite pas à reprendre à son compte la courbe de Kuznets, en faisant de la montée des inégalités une condition du démarrage de la croissance au motif que l’épargne des riches est susceptible de nourrir les investissements. Il faut attendre l’arrivée de François Bourguignon au poste d’économiste en chef en 2003 pour assister à un renouvellement de l’intérêt de la Banque pour cette question |40|. En 2006, le rapport de la Banque mondiale sur le développement dans le monde intitulé Équité et développement revient sur l’inégalité comme frein au développement |41|. Son approche est considérée au mieux comme du bon marketing par J. Wolfensohn (président de la BM entre 1996 et 2005) et par son successeur Paul Wolfowitz.

Eric Toussaint