« Nous sommes résolument engagés à faire avancer le domaine des arts et de la culture à l’Université Abdou Moumouni et au Niger »
Antoinette Tidjani Alou est Professeur de littérature française et comparée. Son domaine de recherches porte notamment sur la construction des identités dans la littérature et la culture. Elle a fait ses études supérieures à l’Université de West Indies à Kingston en Jamaïque jusqu’à la Bachelor of Arts, puis à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 pour le Master, le DEA et le Doctorat. Elle enseigne à l’Université Abdou Moumouni de Niamey depuis 1994. Pendant plusieurs années elle a occupé les fonctions de Directrice de la Série Lettres des Annales de l’Université Abdou Moumouni. Très engagée dans le syndicalisme autrefois, elle était membre du Bureau Exécutif du Syndicat National des Enseignants et Chercheurs du Supérieur (SNECS), pendant cinq années consécutives. Elle a également été vice-présidente de l’Association internationale pour les Littératures Orales d’Afrique (ISOLA) pendant huit ans, puis comme présidente pendant huit autres années de 2006 à 2014… Depuis une douzaine d’années, ses champs de recherches portent sur les constructions identitaires sahéliennes dans la littérature écrite et dans l’oralité, ainsi que les constructions politiques de l’identité. Elle vient d’être nommée Coordonnatrice de la nouvelle filière en Arts du Spectacle, Médiation et Gestion des Projets Culturels de l’Université Abdou Moumouni. Dans cette interview qu’elle a bien voulu accorder au Républicain et à Niger Inter, elle aborde ses activités dans le domaine culturel et notamment les perspectives de la nouvelle Filière en Arts qu’elle coordonne. Interview.
Question: Vous venez de créer une nouvelle filière, à la Faculté des Lettres de l’Université Abdou Moumouni de Niamey, dénommée Arts du Spectacle, Médiation et Gestion des Projets Culturels. Pourquoi une telle initiative ?
Pr. Antoinette Tidjani Alou : Je dois d’abord dire que le « vous » se doit d’être collectif, dans ce sens que ce n’est pas moi toute seule qui ai créé cette filière. Il faut donc savoir le reconnaître le processus collectif de l’élaboration de cette pensée qui relève autant de mon Département, celui des Lettres, Arts et Communication, que de ma collaboration antérieure avec des chercheurs comme Fatimata Mounkaïla et feu Diouldé Laya, avec qui on avait fondé, avec d’autres chercheurs. un groupe de recherches dénommé « Littérature, Genre et Développement : Vision et Perspectives Nigériennes ». Ce groupe de recherche maintenant mort, devrait mener à un centre de recherches dans le domaine des arts, partant des perspectives sahéliennes pour s’ouvrir au monde. Plus tard, dans le changement des programmes de l’Université qui a eu lieu ces trois dernières années, il a été question pour nous de renouveler nos programmes pour les aligner sur la perspective de la restructuration L.M.D. Dans ce cadre là, mon département, qui entre-temps était passé de « Département de Lettres Modernes » à celui des « Lettres, Arts et Communication », avait à cœur de donner à la partie « Arts », un contenu réel. J’avais réfléchi sur ce contenu avec mon collègue Mounkaïla Sanda qui m’a donné le feu vert pour piloter cette mission. Par la suite, j’ai rencontré, par l’entremise d’un autre collègue le Pr. Ibrahim Bouzou, une artiste franco-malienne, Catherine Martin-Payen Dicko qui était à la recherche d’une collaboration avec l’Université Abdou Moumouni. Elle et moi avons réfléchi pendant huit mois, tant et si bien que nous avions fini par avoir suffisamment de matière pour une Filière Arts, à part entière, au sein du département. J’ai donc été mandaté d’abord par mon département, ensuite par ma Faculté, et enfin par mon Université qui a bien voulu me nommer coordonnatrice de cette Filière. Donc, c’est vraiment un « vous » collectif; ce n’est pas une initiative qu’on peut porter toute seule. C’est vrai que je me suis beaucoup investie, mais je ne l’ai pas fait toute seule.
Ensuite ce « vous » s’étend aussi aux sponsors, parce que cette initiative est extrêmement coûteuse. La première année, la formation d’une douzaine d’étudiants de Licence professionnelle nous a coûté 46 millions car il fallait faire venir les enseignants de l’extérieur, de la sous-région et de la France, parce qu’on a voulu qu’un colloque international fasse partie de la formation, pour ancrer les problématiques des arts dans l’Université, mais aussi pour les mettre en discussion avec la ville et la sous-région. Un colloque international, ça coûte environ une dizaine de millions de francs CFA… Ensuite, nous avons voulu que les étudiants soient mis en contact avec le monde du travail. Ça veut dire qu’il fallait qu’ils aillent en stage, au besoin à l’extérieur. D’ailleurs, la plupart d’entre eux sont allés en stage à l’extérieur. Ce qui veut dire qu’il fallait leur acheter le billet d’avion et payer les frais de séjour au pays étranger ou à l’intérieur du pays. Je vous donne un exemple, un étudiant est allé en stage jusqu’à Pointe à Pitre en Guadeloupe. Ensuite, c’est une formation qui intègre la théorie, la technique et la pratique artistiques. Pour la pratique artistique, il faut des instruments, des caméras, des appareils photos, un piano électrique …Pour l’exemple, un seul ensemble de tournage de qualité moyenne coûte 4 millions de francs CFA. Je dis cela pour souligner que sans les partenaires non publiques de l’Université, les diplomaties culturelles notamment, cette filière n’aurait pas été possible dans l’immédiat. Pour notre première année, 2014-2015, nous avons été financés majoritairement par le Bureau de Coopération Suisse. Mais nous avons aussi été appuyés par la coopération française, le Centre Culturel Franco-nigérien, le CELTHO (UA), le Centre Culturel américain, le CISP. Cette année, 2015-2016, c’est encore le Bureau de Coopération Suisse qui est notre premier partenaire, avec 150 millions de contribution, non pas pour l’année académique mais pour l’année calendaire, à cheval sur deux années académiques, tout en nous donnant la charge « d’arroser » d’autres formations culturelles sur cette enveloppe, notamment le Centre Culturel Franco-nigérien et l’Association Anigourane. Mais il y a aussi l’Espagne, à travers AECID, le CELTHO, le, CISP et le CCFN… En plus, il y a l’Université Abdou Moumouni qui est en train de nous faire construire un local indépendant qui coûtera [vraisemblablement] plus de 40 millions de francs CFA, pris sur le budget public. C’est pour vous dire une fois de plus que ce « vous », est collectif.
Maintenant vous avez demandé à savoir pourquoi une telle initiative ? Nous l’avons dit et redit, au cours de nos deux derniers colloques internationaux : nous avons voulu valoriser l’art et l’artiste dans un pays où l’artiste n’est pas valorisé, où l’artiste est perçu comme un rigolo, un marginal, un va-nu-pieds, comme quelqu’un qui n’a rien dans la tête et rien dans la poche. Et il y a plusieurs manières de revaloriser l’artiste. Une des manières est de faire en sorte que l’art entre à l’Université qui est un lieu de valorisation, c’est-à-dire de légitimation. Celui qui sort de l’Université avec un diplôme, une Licence, un Master, un Doctorat en Art, on ne peut plus dire que c’est quelqu’un qui n’a rien dans la tête, déjà. Et on peut supposer que si les choses se passent bien, ce sera quelqu’un qui sera valablement employé pour son bien économique et pour le bien économique et culturel de son pays. Donc, ce ne sera pas non plus quelqu’un qui n’a rien dans la poche. Et donc valoriser l’artiste, c’est aussi lui permettre d’avoir des diplômes universitaires. Je ne dis pas que les artistes non diplômés n’ont pas de valeur, je dis que l’Université en tant qu’institution, a ce moyen-là, de valoriser en donnant des diplômes mérités par une formation de qualité. Donc, on fait ce programme-là pour donner aux arts, aux artistes et aux spécialistes du monde culturel leurs lettres de noblesse et leur juste place à la fois dans les institutions comme l’université, mais aussi dans le reste du pays, dans la ville, dans le monde.
Quelles sont les activités que vous menez depuis la création de cette filière ?
Pr Antoinette Tidjani Alou : Beaucoup de choses. On mène déjà des activités ordinaires de formation. Je vous ai dit que la première année, c’était une licence professionnelle et dans cette formation-là, on a eu des étudiants venus de différents horizons, pas forcément des arts, mais aussi des sciences, des études économiques ou juridiques, de la sociologie et quelques-uns encore des lettres… Donc c’était vraiment un groupe mixte avec une culture de base très différente. Et notre travail de formation a consisté, non pas seulement à transmettre des connaissances, mais à former des personnes, à faire en sorte que ces étudiants qui pratiquaient déjà des arts dans les clubs UNESCO, dans les groupes qu’ils avaient eux-mêmes créés en tant qu’amateurs… nous avons voulu faire en sorte qu’ils deviennent petit à petit des étudiants artistes et petit à petit aussi des artistes professionnels. Pour cela, il a fallu qu’ils aient la connaissance du monde culturel. Et donc, on a offert toute une palette de formations théoriques : histoire des arts, connaissance du monde culturel, esthétique de l’art, médiation culturelle et bien d’autres. On a aussi voulu leur donner des outils qui leur permettront d’être performants dans le monde moderne : les outils informatiques, la connaissance des langues étrangères notamment l’anglais, mais aussi l’approfondissement du français qui est la langue de travail. Nous avons également voulu que cela ne soit pas simplement des connaissances théoriques, mais aussi qu’il y ait une vraie pratique des arts. Nous avons eu en même temps des ateliers qui sont des ateliers de pratique artistique : écriture de création, piano-solfège, chant-voix, danse-chorégraphie, théâtre-jeu d’acteur, notamment. Cette année on a ajouté photographie, scénographie, tournage d’un film court métrage fiction ou audiovisuel, composition musicale… Nous avons eu une première promotion d’étudiants de Licence professionnelle à qui on a remis leurs diplômes lors de notre deuxième colloque international. Le colloque intègre la formation des étudiants. Dès la première année, les étudiants ont eu à faire des créations en binômes pour ensuite mettre en scène leurs créations. Nous avons également envoyé des étudiants en stage à Agadez, en Guadeloupe, au FESPACO, auprès de l’Association Tara au Kenya, sur place chez Alphadi ou au CFPM. Nous sommes aussi en train de penser à la création d’une revue des arts et à la mise en place d’un ciné club à partir de l’Université, à la création d’un fonds documentaire pour les arts. Donc en deux ans, nous avons fait quand même énormément de choses.
Alors, quoi de neuf dans cette Filière par rapport aux enseignements antérieurs, notamment la littérature, l’esthétique, la philosophie, l’histoire… ?
Pr Antoinette Tidjani Alou : Ce qui est neuf par rapport aux enseignements classiques, que moi aussi j’ai dispensés avant l’ouverture de la filière arts, c’est que ce ne sont pas simplement des approches théoriques en esthétiques, ou critiques, ou littérature ou les humanités comme dans la philosophie, ou l’histore. Encore que, auparavant on ne considérait pas que l’histoire des arts était une discipline historique à enseigner dans une faculté des lettres. Pas seulement chez nous, c’est pareil à Dakar… Ce qu’il y a de neuf, c’est d’abord l’introduction de la formation artistique comme une formation intégrée, diplômante, non pas dans une école privée ou extra universitaire, mais dans une université publique. Dans la sous-région ouest africaine, seul le Ghana a cette expérience-là. Une expérience qui n’est pas de tout repos mais que l’Université du Ghana mène depuis une cinquantaine d’années. Il n’ y a pas d’équivalent en Afrique francophone. Il y a au Burkina Faso une formation en Master en Gestion culturelle, mais c’est presque totalement théorique ou technique, il n’ y a pas de pratique artistique. Ce qui est spécial dans notre Filière c’est l’approche intégrée de l’Art, où les mêmes étudiants font à la fois la théorie, la technique et la pratique. Ce qu’il y a de spécial aussi, ce que les formations sont faites sur mesure, alignées sur les besoins des étudiants nigériens et sahéliens. On n’a pas importé un programme d’ailleurs, qu’on aurait plaqué ici; non, on a créé de zéro un programme pour ici. Ce qu’il y a encore de nouveau, ce n’est pas une formation où l’enseignant est au centre, mais une formation où l’étudiant est au centre ; tout tourne autour de l’étudiant. Les enseignants sont invités en fonction des étudiants, les colloques sont faits en fonction du programme des étudiants, les invités aux colloque sont ciblés en fonction des étudiants et de leur programme, les stages reflètent le choix de la carrière qui se pointe dans la tête des étudiants eux-mêmes, et ainsi de suite. Cela existe très rarement dans les universités francophones. Cela existe dans les universités riches américaines qui sont bien dotées et où ils ont les moyens pour mettre les étudiants au centre, mais pas dans les universités francophones, encore moins africaines. Nous ne faisons pas de cours en tant que tels, nous faisons soit des séminaires soit des ateliers. Et nous faisons ça au niveau de la Licence et au niveau du Master. Ce qui est intéressant, enfin, c’est que c’est un programme qui pense à sa durabilité, qui pense déjà à qu’est-ce qui va arriver dans cinq-dix ans. Déjà, nous pensons à la relève. C’est pourquoi nous avons des étudiants doctorants en formation, qui sont associés à la Filière et qui font des recherches qui sont des recherches comparées entre les domaines plus classiques de la littérature écrite, orale, des genres littéraires, le cinéma etc. et l’art […] C’est-à-dire qui prend en compte l’art, y compris la littérature, comme un patrimoine et [ …] des recherches à la charnière entre la littérature et un autre art.
Mais comment cette initiative est-elle reçue selon vous ?
Pr Antoinette Tidjani Alou : Je pense qu’il faut poser la question aux gens autour de moi. Je pense qu’il ne faut pas demander à la paroissienne de prêcher pour ou contre sa paroisse. Ceci dit, je juge qu’il y a du chemin qui a été parcouru depuis le début jusqu’à maintenant. Au départ, d’aucuns se posaient la question de savoir comment on peut faire quelque chose comme ça au Niger ? Comment on peut être aussi fou pour penser enseigner l’Art à l’Université au Niger ? Avec quels moyens ? Dans quelles structures ? Où sont les professeurs ? Il y a eu toutes ces réactions-là.
Nous avons considéré qu’il fallait commencer avec les moyens de bord et aller chercher les professeurs spécialisés qui n’existent pas chez nous. Nous avons aussi cherché les moyens. Certains étudiants étaient ravis de trouver enfin une formation universitaire qui coïncidait avec leurs penchants personnels et avec leurs pratiques antérieures. Ils disaient vouloir comprendre l’art, en faire une pratique plus savante. Pour certains, ont pensé que si filière existait au moment où ils s’inscrivaient à l’université, ils auraient choisi cette formation, ils n’auraient pas fait la géologie, la sociologie, le droit, l’économie …
Certains parents n’ont pas compris que leurs enfants aillent à l’université pour apprendre à « chanter et à danser », parce que l’art est réduit par ceux qui ne la comprennent pas à « chanter et à danser ». De la part des étudiants, il y avait l’idée que ça allait être des études faciles. Il se trouve que c’est un des programmes les plus lourds de l’université, en tout cas de notre faculté. Les étudiants ont en moyenne 27 à 30 heures de cours par semaine, chaque semaine. En plus, pendant que les autres étudiants vont en vacances, ils sont en stage et quand ils reviennent de stage, ils rappliquent directement avec la rentrée. Donc je dois une fière chandelle à l’institution universitaire, pour avoir compris et approprié la formation et pour avoir compris pourquoi il nous fallait un local à nous.
Il y a quelqu’un comme Ildevert Méda, artiste cinéaste, dramaturge et metteur en scène burkinabé qui n’a pas hésité à dire en janvier de cette année à notre vice recteur chargé des affaires académiques, Amadou Boureima, que si nous continuons comme ça, cette filière deviendra un centre de référence dans toute la sous-région.
Quels sont donc les rapports de cette Filière avec le monde intellectuel et artistique national, régional et international ?
Pr Antoinette Tidjani Alou : Je l’ai évoqué déjà, puisque nous travaillons avec des enseignants-chercheurs qui ont des compétences qui intéressent la formation, c’est-à-dire les professeurs d’esthétique, de linguistique, d’anglais, de langues africaine et française. Cette année, nous avons intégré deux langues nigériennes, le haoussa et le djerma, et l’année prochaine on va continuer avec deux autres langues sahéliennes. Parce que pour nous, la langue est une manière d’entrer dans la connaissance de soi et dans la connaissance de l’autre. Les artistes de la ville de Niamey, sont nommés souvent comme vacataires. Nous avons travaillé avec Béto, Siradji Bakabé, Alphadi, Abdallah… Nous avons invité d’autres artistes comme Joël Moulaye, Michel Tranchet, Werewere Liking, Gaston Kaboré, Jean-Marie Teno, Léna Blou… pour ne citer que ces exemples-là. Donc on s’ouvre à la ville et on s’ouvre au reste du monde. Je peux ajouter que désormais nous sommes en pourparlers avec l’université du Burkina Faso, avec l’Université des Antilles Guadeloupe, avec l’université de Grenoble, avec l’IFAN, avec l’University of Ghana et l’École Internationale du Patrimoine Culturel Africain en vue de mettre en place des collaborations.
Réalisée par Gorel Harouna et Elh. Mahamadou Souleymane