JEAN ROUCH, UNE IMMORTALITE REMUANTE. C’est une lettre ouverte d’Inoussa Ousseini à Monsieur Emmanuel Macron, Président de la République Française. Journaliste et homme de culture, ce disciple de Jean Rouch ne cesse de rendre hommage à son maître.
Monsieur le Président,
Si je me permets de vous lancer cette adresse sous une forme aussi peu protocolaire, c’est parce que le discours que vous avez prononcé le 28 novembre dernier à Ouagadougou m’a convaincu que vous en saisirez la résonnance affective. Pour cela, il vous faudra d’abord savoir que votre hommage enthousiaste aux pionniers du cinéma africain a rencontré, chez nous, au Niger un écho particulièrement fort parce qu’il touche à une corde sensible de notre identité culturelle. Nous sommes, en effet, fiers d’appartenir à un pays qui, à l’heure des indépendances, s’est distingué, plus qu’aucun autre, par le foisonnement des œuvres et des auteurs. Leur empreinte sur notre imaginaire, notre façon d’appréhender la réalité, ou la critique sociale, est encore vive aujourd’hui, où nous nous efforçons d’en entretenir la flamme.
Parce que vous venez de fouler la terre meurtrie du Niger je veux faire le vœu que vous reteniez de notre pays une idée qui ne soit pas seulement inféodée aux questions sécuritaires. Une idée poétique peut-être. Je voudrais faire en sorte que vous gardiez à l‘esprit cet aspect singulier de notre « roman national » que représente l’histoire du cinéma nigérien et qui porte aussi notre désir d’avenir. Les raisons de votre séjour – nous en mesurons l’importance et la gravité en toute lucidité – n’en sont éloignées qu’en apparence : les menaces qui nous cernent ont pour conséquence d’asphyxier nos plus vives aspirations culturelles.
Le père du cinéma nigérien
L’histoire cinématographique du Niger est un cas d’espèce. Elle est non seulement incomparable en Afrique et dans le monde mais elle est de plus imbriquée à celle du septième art français grâce à la magique histoire de Jean Rouch. Elle nous offre à ce titre un modèle très original de coopération culturelle. Un modèle à réinventer, et c’est là mon propos.
Il se trouve que le prétexte m’en est offert par cette formidable coïncidence : la célébration internationale du Centenaire de Jean Rouch vient de s’achever à Niamey. Elle s’est donc intercalée entre votre discours à Ouagadougou et votre visite au Niger. Je voudrais y voir le signe d’une plus grande visibilité prochaine de notre histoire commune.
« Jean Rouch est le père du cinéma nigérien », disait Moustapha Alassane. On ne peut gère imaginer formule plus juste et plus saisissante pour cerner notre sujet ; elle a fait florès et pèse dans l’histoire de tout son poids sentimental. Je dois ajouter qu’il fut même pour certains, dont je suis, un véritable père, veillant à nous guider sur le chemin menant de la jeunesse à la maturité, avant de devenir un vieux compagnon de route. « Papa Rouch », il était et le restera pour toujours. Vous connaissez la valeur d’une telle formule en Afrique, elle n’est pas sans conséquences.
Pardonnez-moi de vous rappeler des éléments d’histoire que vous connaissez déjà, du moins en partie, mais l’œuvre-aventure de Jean Rouch au Niger relève du conte et, à ce titre, s’accommode de la répétition avec bonheur.
Débarqué en 1941 comme ingénieur colonial des Ponts et chaussées, Jean Rouch a découvert au Niger l’ethnologie et le cinéma. Il y aura réalisé une part considérable de ses 180 films et n’aura cessé depuis cette date de revenir y tourner jusqu’à ce 18 février 2004 où il rencontra la mort sur l’une de nos routes. Vous n’êtes pas sans savoir également que le pays lui a rendu hommage par des funérailles nationales et qu’il fut inhumé à Niamey. Je doute que votre emploi du temps ne vous laisse la possibilité de vous recueillir sur sa tombe – une autre fois peut-être ? – mais il vous faut savoir qu’à sa place, au-dessus du Fleuve Niger, Jean Rouch exerce pour l’éternité le rôle de gardien de sa mythologie foisonnante.
L’héritage de Jean Rouch
Mais il ne s’agit là que de la simple trame d’un destin exceptionnel. Dès qu’on veut en aborder les péripéties, on entre alors dans la dimension d’un conte ébouriffant ou, plutôt, une collection vertigineuse de contes que l’on peut – en théorie – perpétuellement découvrir, redécouvrir, au gré d’un ciné-poème, un album photographique, un écrit, un document scientifique, un ciné-portrait, etc. Il sera bientôt ordinaire, du moins en France, de trouver dans les rayonnages d’une bibliothèque un DVD de Jean Rouch parmi des ouvrages surréalistes et des livres de littérature africaine. Entre André Breton et Hampâté Bâ en quelque sorte.
Cet héritage est tellement vivant, rebondissant, touffu et dispersé que l’on en conçoit que difficilement la totalité : Jean Rouch était passé maître dans l’ouverture de chantiers dont il était impossible de prévoir la fin, et celui de son héritage n’excepte pas à la règle. On en oublie qu’il est inégalement réparti, le rôle que peut y jouer le Niger et le regard qu’il peut y porter.
La célébration de son centenaire nous rappelle à cette question. J’y suis revenu longuement la semaine dernière dans les colonnes de ce journal dans une lettre adressée, cette fois, aux amis de Jean Rouch au Niger. Le présent écrit en est une suite.
La présence de Serge Moati à Niamey et la projection de ses Archives noires (en référence à Toute la mémoire du monde, le film d’Alain Resnais sur la Bibliothèque Nationale de France), qui avait initié à la réalisation le lycéen que j’étais, m’ont incité à revenir, précisément, sur le moment unique où avait eu lieu ce tournage marquant le début de l’aventure des pionniers du cinéma nigérien. Au-delà de l’inspiration sentimentale, il m’a paru essentiel de définir le fonctionnement technique du moteur de création qui qui s’était mis alors à tourner.
Jean Rouch, directeur scientifique du centre de recherches en sciences humaines de Niamey, avait réussi à associer sur le même chantier Boubou Hama – historien, philosophe, conteur, poète, Président de l’Assemblée, n° 2 du régime – et Jean René Debrix qui dirigeait la cellule cinéma du Ministère français de la Coopération. C’est grâce à ce triumvirat que put se monter une petite section de cinéma, dirigée par Serge Moati et son équipe, chargée entre autres de former des cinéastes. Nos premiers grands auteurs émergèrent de ce creuset et nous pûmes également, grâce à la réalisation de nos propres archives sur le patrimoine immatériel, enrichir la « mémoire audiovisuelle » du Niger dont Jean Rouch avait constitué la base avec ses films. Comme quoi sa réputation de « gardien du fleuve » n’est pas usurpée.
Le moteur de la création culturelle
Ce qui compte aujourd’hui c’est de reconsidérer le mécanisme, souple et modeste, du moteur qui nous avait permis d’improviser cette école d’où émergèrent un certain nombre d’auteurs et d’œuvres majeures du cinéma africain. Elles figurent en bonne place dans le catalogue de la Cinémathèque Afrique que vous célébriez dans votre discours à Ouagadougou. La qualité et l’exemplarité de cette coopération entre la France et le Niger nous subjuguent aujourd’hui. Rouch, initiateur d’écoles de cinéma, voilà un autre aspect du défi de l’héritage que, le jour de ses funérailles nationales, je m’étais juré de relever, et dans son propre style.
Deux ans plus tard, j’ai créé une manifestation dont, à l’inverse du FESPACO, vous n’avez sans doute jamais entendu parler. Peu importe, ce qui compte c’est qu’elle s’inscrit dans le legs protéiforme et vivant de Jean Rouch. Nous y avons réinventé sous des formes improvisées et ponctuelles l’école de cinéma direct qu’il avait créée à l’Université de Nanterre après Mai 68 et dont il a essaimé le modèle sur tous les continents. Nos « work shop » ont accouché de jeunes cinéastes nigériens ayant acquis aujourd’hui une renommée internationale. Il est aujourd’hui évident qu’une nouvelle génération de cinéastes nigériens vient de renouveler l’histoire du cinéma direct.
Cependant je n’ai jamais voulu faire du FORUM AFRICAIN DU FILM DOCUMENTAIRE un pénultième festival de cinéma mais bien plutôt multiplier les expériences socio-culturelles autour du cinéma documentaire et de la mémoire de Jean Rouch. Notre manifestation a pris des formes variées d’une édition à l’autre en jetant des ponts entre les centres culturels de la capitale, les écoles, les centres de recherche, l’université, etc. jusqu’au Cabinet médical de Damouré Zika, le « double africain de Jean Rouch ». Elle a pu conjuguer ainsi les sciences humaines et diverses disciplines artistiques. Cet esprit d’ouverture, semblable à un carrefour entre les genres et les identités sociales – est bel et bien une autre forme de l’héritage.
Dans mon esprit, la somme de ces expériences (réalisées avec des bouts de ficelle),reste modélisable à l’échelle de la politique culturelle de la nation nigérienne. Vous comprenez que, par une espièglerie digne de Jean Rouch, je m’adresse « en même temps » au Président de la République du Niger, mon ami et protecteur Mahamadou Issoufou. Vous saisirez ainsi, comme par effraction, ce que j’appelle le « paradoxe nigérien » : si nous avons été depuis les indépendances un pays pionnier dans maints domaines culturels et scientifiques, si nous avons collectionné les grandes figures intellectuelles et frayé des voies de développement culturel aussi audacieuses que le FESTIVAL INTERNATIONAL DE LA MODE AFRICAINE créé par le « prince du désert » Alphadi, nous ne sommes pourtant pas encore parvenus, et de loin, à renforcer toutes nos formidables potentialités et faire du Niger le phare culturel de l’Afrique sahélienne. Oui, nous le pouvons.
Le paradoxe nigérien
Le paradoxe d’un retard vient s’offrir comme une espérance, écrivait Boubou Hama dans Merveilleuse Afrique, et cet adage pourrait bien s’appliquer à la politique culturelle de notre pays car nous sommes persuadés qu’une action volontariste dans ce domaine du développement constituera à moyens termes notre meilleur rempart contre le terrorisme et l’obscurantisme.
Je déploie toute l’énergie qui me reste pour défendre et engager une telle bataille. Je le fais en tant qu’ambassadeur auprès de l’UNESCO, convaincu que le dynamisme culturel est le moteur qui manque à l’éducation populaire. La continuité avec la geste de Jean Rouch au Niger s’impose d’elle-même quand on sait que l’UNESCO a accompagné un certain nombre de ses entreprises. Je tiens à rappeler que l’UNESCO a été, notamment à l’origine de la création du Comité du Film Ethnographique qui organise au Musée de l’Homme, à Paris, le Festival Jean Rouch, premier acteur de la Célébration du Centenaire. La matière de cette relation, et des leçons qui restent à en tirer, est si riche qu’elle nécessiterait tout un ouvrage.
Rapporté au patrimoine Jean Rouch – de nature bi nationale -, le paradoxe évoqué par Boubou Hama est particulièrement saisissant si l’on se rappelle que la dernière volonté de notre ami, clairement établie dans un document paraphé par deux hautes personnalités culturelles et scientifiques, était que les nigériens puissent y avoir accès grâce à la construction d’un bâtiment qui lui serait dévolu. Avant de nous quitter à son tour, Damouré Zika, pêcheur sorko et premier complice de notre « anasara » national, en avait fait une large publicité. La « Cinémathèque Jean Rouch » de Niamey était sa grande espérance à lui.
Force est de constater l’abîme entre cette idée, que l’on peut considérer comme la finalité même de l’œuvre, et la réalité au Niger d’une certaine dépossession que la célébration internationale du Centenaire de Jean Rouch vient de mettre singulièrement en lumière. Mais voilà que cette idée vient de trouver un nouvel élan au regard de celles que vous avez agitées à Ouagadougou. Sa problématique est loin d’être aussi complexe que celle qui s’attache à la restitution du patrimoine africain par la France. Nous devrions la considérer comme un chantier, le dernier de Jean Rouch, puisque le travail entrepris par les institutions patrimoniales françaises dans la collecte de la multitude de ses écrits et documents audiovisuels ont clairement mis en avant le caractère interactif de l’œuvre : un témoignage considérable sur le XXe siècle qui ne pouvait s’ordonner et prendre pleinement son sens que dans le cours du XXIe siècle, compte tenu de ses avancées technologiques. Autrement dit : cette « Cinémathèque Jean Rouch » pourra demain se construire dans un espace informatique et, si nous nous en donnons les moyens, elle sera accessible ici dans nos médiathèques. Tel est le chantier de coopération que nous voudrions entreprendre avec la Bibliothèque Nationale de France. Je ne crois pas que l’on puisse inventer un symbole plus fertile pour nous avancer dans un processus de coopération culturelle qui nous conduirait à une délocalisation, à Niamey, de la Cinémathèque Afrique.
Vous noterez que la solennité de l’apostrophe porte l’empreinte de Jean Rouch, puisque ses maîtres mots sont l’enthousiasme et l’amitié. Vos propres mots fétiches.
Inoussa Ousseini
Anbassadeur, délégué permanent auprès de l’UNESCO.
Cinéaste et ancien Ministre de la Culture.
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