Du 28 au 30 septembre dernier, la maison de la presse a organisé un atelier sur le thème : « Journalisme sensible au conflit et sécurité des journalistes » au profit d’une quarantaine de journalistes venus de Niamey et l’intérieur du pays. Dr Moustapha Gueye et Saidou Ardji étaient les facilitateurs de cet atelier au cours duquel les confrères ont été outillés pour une contribution proactive dans la gestion des conflits ou crises. Dans cette interview, Dr Moustapha Gueye enseignant chercheur et formateur au CESTI de Dakar nous renseigne sur les obstacles à la pratique journalistique en zone de conflit, les bonnes pratiques professionnelles en journalisme sensible au conflit et bien d’autres précautions pour un journalisme de qualité. Interview.
Niger inter : Présentez-vous à nos lecteurs.
Dr Moustapha Gueye : Je suis Maître de Conférences Titulaire en Sciences de l’information et de la Communication. Enseignant chercheur au Centre d’Études des Sciences et Techniques de l’Information (CESTI) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Par ailleurs, pour ce qui nous concerne ici, je facilite des formations sur le traitement de l’information et la responsabilité des médias dans les conflits en Afrique de L’Ouest en particulier.
Niger inter : Vous venez d’animer du 28 au 30 septembre à Niamey un atelier sur le journalisme sensible au conflit au bénéfice des journalistes nigériens. Quel objectif avez-vous visé avec les organisateurs de cet atelier ?
Dr Moustapha Gueye : D’une manière générale, il y’a une prise de conscience que les processus de démocratisation dans la sous-région ouest africaine sont marqués par une instabilité institutionnelle liée à la gouvernance. La fiabilité des procédures électorales, le manque de dialogue politique, les réformes constitutionnelles désobligeantes sont autant de facteurs de crises qui débouchent souvent sur des conflits violents. La pauvreté et la non transparence dans la gestion et un partage équitable des ressources nationales sont toujours les germes de révoltes voire de rébellions. Enfin et surtout, l’ancrage et l’extension du terrorisme d’inspiration religieuse dans la sous-région interpellent tous les acteurs, étatiques comme non étatiques, sur la nécessité d’apporter des réponses à l’insécurité qui prévaut et qui sape la stabilité et le développement de nos pays. Je pense pouvoir dire que c’est dans ce contexte que l’atelier de formation en sécurité des journalistes et en journalisme sensible aux conflits à Niamey a été organisé par la Maison de la Presse du Niger et leurs partenaires. Les objectifs de l’atelier sont déclinés à partir de ce constat et visent à outiller les journalistes dans les diagnostics et la prévention des conflits d’une part, et d’avoir les aptitudes à contribuer à leur résolution au lieu de les exacerber, d’autre part. C’est tout le sens du journalisme sensible au conflit. Il va sans dire que les journalistes sont régulièrement l’objet d’intimidations et d’agressions par les différents acteurs des conflits. D’où le second volet du thème de l‘atelier sur la sécurité des journalistes portant sur les précautions et les comportements professionnels à adopter pour faire face aux menaces contre son intégrité physique.
Niger inter : Quels sont selon vous les défis inhérents au traitement de l’information en zone de conflit ?
Dr Moustapha Gueye : C’est peut-être à ce niveau que l’on peut spécifier les objectifs de l’atelier car il y a autant de défis à relever dans le traitement de l’information que d’objectifs à atteindre dans la formation des journalistes. Le premier est relatif au rôle des médias dans la prévention et la résolution des conflits liés au processus de démocratisation axé sur les aptitudes du journaliste à fournir une information de qualité pour permettre une participation citoyenne et un contrôle de la gestion des affaires publiques. En effet, des citoyens informés sont les meilleurs garants de la lutte contre l’impunité et pour la recevabilité des responsables publics. L’amélioration de la gouvernance est en soi une forme de prévention des conflits. Le défi pour le journaliste réside dans sa capacité à repérer les signes avant-coureurs et de jouer un rôle d’alerte dans les cas de mal gouvernance susceptibles de déboucher sur des conflits. Et en cas de survenance de ces conflits, le défi est de pouvoir traiter l’information dans le respect des règles d’éthique et de déontologie c’est-à-dire de veiller à la vérité des faits, à l’indépendance et à l’impartialité.
Le deuxième défi est lié à la couverture médiatique du terrorisme d’autant plus complexe que ni les États ni les journalistes ne s’y étaient préparés. L’insaisissabilité de ses acteurs et de leurs motivations rend la violence de leurs actes à la limite de l’absurde. Un véritable défi pour le journaliste dont le métier consiste à la production de sens pour aider le public à comprendre les faits et à en décrypter les enjeux. Il faut donc se documenter et avoir une bonne connaissance du contexte, des acteurs et de leurs motivations, comme ce doit être le cas pour la couverture de tout conflit. Mais cela est nécessaire ici plus qu’ailleurs, étant donné la complexité du sujet.
Niger inter : En tant que formateur quelles sont les bonnes attitudes pour un journalisme sensible au conflit ?
Dr Moustapha Gueye : Nous allons juste en citer quelques-unes qui nous paraissent être importantes. Il s’agit de ne pas se focaliser sur les acteurs et de leurs différends mais de rendre compte des conditions de vie des communautés, de leurs opinions et des initiatives pour la paix, de déconstruire les stéréotypes et les préjugés pour éviter la diabolisation d’une des parties au conflit, de servir de courroie de transmission pour le rapprochement des parties etc.
Niger inter : Quels sont les obstacles aux médias en zone de conflit ?
Dr Moustapha Gueye : Les obstacles sont de plusieurs ordres. Le premier est lié à la difficulté d’accès aux sources du fait de la méfiance des acteurs. Et même si l’on y accède, il se pose le problème de leur fiabilité dans la mesure où les acteurs ne donnent que les informations qui les arrangent, avec une volonté d’instrumentalisation des médias au service de leur cause.
Un autre obstacle est lié au caractère dangereux de la zone de conflit avec les risques d’agressions, de prises d’otages, d’explosion de mines…
Les règles relatives à la liberté d’expression peuvent devenir plus contraignantes et la censure une pratique courante.
Niger inter : Les crises socio politiques exigent également du journaliste certaines précautions. Comment selon vous les médias peuvent-ils promouvoir des approches dialogiques au lieu d’aggraver ce genre de conflits ?
Dr Moustapha Gueye : Nous avons assisté au rôle important que les médias ont joué dans le processus de démocratisation dans la période des années 1990. Le processus est marqué par une série de crises dans différents pays de l’Afrique de L’Ouest du fait des revendications des forces vives (syndicats, organisations estudiantines, etc.) pour une restauration de la démocratie. Des pays comme le Mali et le Niger faisaient face en même temps à une rébellion indépendantiste. Mais nous pouvons dire que l’accompagnement de la presse à renforcer ces mouvements de contestation dont la pression a obligé les autorités au pouvoir à ouvrir les portes du dialogue qui ont donné lieu à la tenue de conférences nationales dans plusieurs pays. Aujourd’hui encore les médias devraient pouvoir contribuer à la stabilité de l’espace démocratique en rendant compte, en toute impartialité et dans le des règles d’éthique et de déontologie, de la diversité des opinions et des acteurs. Par contre si les médias sont au service d’un groupe d’intérêts politiques ou économiques, ils en deviennent les instruments notamment en situation de conflit. Ils seront les relais de discours incendiaires et ne sauraient être des instruments de paix. La crise ivoirienne des années 1990 à 2000 continue d’être donnée en exemple pour le militantisme de sa presse.
Niger inter : Vous parlez ‘’d’humanisation de l’altérité’’ comme bonne pratique journalistique. Qu’est-ce à dire ?
Dr Moustapha Gueye : Il s’agit d’éviter la diabolisation et la stigmatisation de l’autre pour insister sur les valeurs humaines que les uns et les autres ont en commun et qui les unissent. C’est la meilleure manière de ne pas désespérer du rapprochement des acteurs et de la possibilité d’un dialogue.
Niger inter : Aujourd’hui les réseaux sociaux ont tendance à supplanter les médias classiques. Comment dans l’optique du journalisme sensible au conflit on peut concilier le souci de la primeur de l’information et responsabilité notamment sur le traitement de l’information sur les crises ou conflits ?
Dr Moustapha Gueye : Il est vrai qu’avec les technologies de l’information et de la communication, les journalistes n’ont plus le monopole de la production de l’information. A travers les réseaux sociaux, les blogs, n’importe quel citoyen est en mesure de diffuser une information. Aussi assiste-t-on à la circulation de fausses nouvelles ou fake news, de rumeurs de toutes sortes dans le net. Dans ce contexte le journalisme professionnel est plus que jamais nécessaire pour la production d’informations vérifiées, la contextualisation et le décryptage des faits pour l’éclairage du public. Ce journalisme est particulièrement de rigueur en situation de conflit où la désinformation et la manipulation de l’opinion s’inscrivent dans la stratégie des acteurs. Quant à la recherche de la primeur ou du scoop, cela entre dans le fonctionnement habituel des médias qui sont en concurrence et sont soumis à une logique commerciale. Avec la course vers la plus grande audience, le respect des normes professionnelles est relégué à l’arrière-plan. C’est la cause de toutes les dérives auxquelles on assiste. Les atteintes à la vie privée, le sensationnalisme et le coté macabre des conflits font la une des médias. Le journalisme sensible au conflit exige de se défaire de tous ces travers.
Niger inter : Aujourd’hui dans le sillage de Jean Jacques Cros auteur de ‘’Le Journalisme Pour les Nuls’’, on peut dire que le journalisme est en crise en Occident comme en Afrique. En tant que chercheur africain comment les journalistes africains qui travaillent dans des conditions précaires peuvent-ils surmonter les épreuves comme la corruption et l’instrumentalisation au profit du droit du public à l’information et par ricochet restaurer leur crédibilité ?
Dr Moustapha Gueye : Il est vrai qu’au-delà du contexte mondial des technologies de l’information et de la communication qui impose de repenser l’exercice du journalisme, ce qu’on appelle la crise du journalisme a sa spécificité en Afrique. En particulier, dans la sous-région ouest-africaine, la démocratisation a engendré un pluralisme médiatique marqué par la création d’une multitude d’organes d’information. Dès lors, la demande en professionnels des médias est devenue exponentielle pendant que l’offre de formation par des écoles et instituts qualifiés est très limitée. L’amateurisme dominant dans les rédactions pose le problème de la production d’une information de qualité. Un autre problème est celui des conditions sociales des journalistes souvent mal payés avec des moyens de travail limités. Ce qui explique leur vulnérabilité par rapport à la corruption. Dans ce contexte, la création d’organisations professionnelles fortes capables de défendre la moralité de la profession, de trouver des réponses aux besoins de formation etc., est indispensable.
Réalisée par Elh. Mahamadou Souleymane