Mohamed Bazoum, ministre de l’intérieur nigérien, répond à Laurent Bigot, dont la dernière chronique était consacrée à la « paranoïa du président Issoufou ».
Lorsqu’on veut se faire passer en France pour un connaisseur de l’Afrique et qu’on dirige un cabinet de consultance dénommé Gaskia (« vérité » en langue haoussa) comme Laurent Bigot, on devrait s’efforcer d’écrire des choses auxquelles on a consacré un minimum de recherches, aller au-delà de lieux communs ressassés par une certaine presse locale et faire montre d’une exigence éthique conforme à l’objectif de vérité que l’on revendique.
Dans son article sur le Niger et son président publié par Le Monde Afrique le lundi 10 octobre, M. Bigot n’a rien dit qui n’ait été répété ad nauseam par la presse de l’opposition nigérienne. En recyclant des poncifs galvaudés, il ne fait pas preuve d’expertise mais il laisse libre cours à des préjugés auxquels succombent facilement certains Français qui parlent de l’Afrique ou du monde arabe.
Parlant de ce qu’il appelle la « paranoïa du président Mahamadou Issoufou » et des dangers auquel il exposerait son pays, voici ce qu’écrit M. Bigot : « Et que pense la France de tout ça ? Elle n’en pense rien. Car elle ferme les yeux (…). C’est avec ce type de raisonnement que nous avons soutenu des dictateurs tels Bachar Al-Assad, Mouammar Kadhafi, Ben Ali, Saddam Hussein, qui ont fini par provoquer l’effondrement de leur pays. » De quelle France parle M. Bigot ? Cette France qui n’aurait besoin que d’ouvrir les yeux pour qu’il n’y ait ni d’Assad, ni de Saddam, ni de Kadhafi ? M. Bigot est en proie à un double préjugé. D’abord, la France a des capacités de démiurge : il lui suffit d’« ouvrir les yeux » pour que change le destin des Africains et des Arabes. Et aussi : les Arabes et les Africains ne sont rien par eux-mêmes. Non, M. Bigot, le sort de l’Irak, de la Syrie, de la Libye et du Niger n’a jamais dépendu de la France. Même vis-à-vis des pays africains comme le Niger, M. Bigot doit savoir que la France n’a aucun pouvoir de démiurge. Il ne dépendra jamais d’elle que les dirigeants africains soient vertueux ou pas ; ce préjugé aux fondements douteux, M. Bigot se doit d’en guérir définitivement.
Préjugés aux fondements douteux
En lisant la presse nigérienne d’opposition, M. Bigot a pris connaissance des thèses qu’elle distille à propos de certains officiers de l’armée envoyés comme attachés militaires à l’étranger. Un éloignement qui, selon M. Bigot, expliquerait les contre-performances de l’armée. C’est vrai qu’au moment de sa prise de fonction, le président Issoufou avait envoyé cinq officiers comme attachés militaires. Mais il s’agissait de personnes qui avaient contribué au coup d’Etat de février 2010, qui avaient assumé de hautes responsabilités politiques pendant le régime militaire transitoire et avaient eu maille à partir avec leur chef de l’époque, le général Djibo Salou. Celui-ci avait décidé d’organiser des élections pour remettre le pouvoir aux civils, mais avait dû mettre en prison certains d’entre eux parce qu’ils tenaient, selon lui, à ce que l’armée garde le pouvoir. Lorsqu’il a été élu, M. Issoufou les avait sortis de prison et envoyés dans des ambassades. Il est de notoriété publique que ces officiers n’avaient aucun lien avec M. Hama Amadou.
Quand M. Bigot parle de l’affaiblissement de l’armée nigérienne, de quoi parle-t-il au juste ? Depuis 2011, du fait de l’accroissement des menaces terroristes suite à l’effondrement de l’Etat libyen et à l’occupation du nord du Mali par les djihadistes, les effectifs de l’armée ont été presque multipliés par deux. Elle a acquis de nombreux véhicules, de nombreuses armes et même des avions de chasse qui ont assuré sa victoire sur Boko Haram en août et en septembre 2016 lors de la prise des villes de Damassak, Abadam, Gashagar et Malanfatori au Nigeria. Ce que M. Bigot ignore, c’est que l’armée nigérienne toute seule a libéré au mois d’août la ville de Damassak, qui était la plus importante base de Boko Haram à la frontière du Niger. Au mois de septembre, conjointement avec l’armée du Nigeria, mais en première ligne et grâce à des avions de reconnaissance et des avions de guerre exclusivement nigériens, elle a considérablement contribué à libérer toutes les localités frontalières, jusqu’à Malanfatori.
Laurent Bigot ignore cela, lui, le spécialiste du Niger. De l’armée du Niger, il ne connaît que les déboires, comme ceux du 3 juin 2016 à Bosso, parce qu’il se comporte comme ces journalistes que l’information n’intéresse que dans la mesure où elle est spectaculaire. Il ignore les nombreux blindés neufs et de bonne facture acquis au cours de l’année 2016 et le rôle qu’ils jouent dans la lutte contre Boko Haram. Il ignore qu’il n’y a pas que les soldats de la garde présidentielle qui ne soient plus en haillons. Il ignore ce que l’Etat fait dans le domaine militaire dans la région d’Agadez. Il ignore par exemple que le bataillon de Dirkou a été érigé en zone militaire et que des bataillons sont en passe d’être installés dans le Djado. Il ignore qu’une grande piste d’atterrissage a été construite à Diffa pour permettre aux avions de chasse Sukhoï acquis sous Issoufou de se poser et d’opérer contre Boko Haram. En proie à ses préjugés, M. Bigot ne se pose pas la question de savoir comment fait l’armée nigérienne pour assurer la souveraineté de l’Etat sur ces vastes territoires, à la frontière algérienne sur plus de 800 km, à la frontière malienne sur plus de 900 km, à la frontière tchadienne sur 1 000 km, à la frontière libyenne sur 400 km, espace désertique, aride et rocailleux.
Une armée renforcée mais vulnérable
De cette armée et de ce qu’elle fait, il ne retient que la tragédie du 6 octobre de Tazalit, à la frontière du Mali. Ce jour-là, ce sont des gardes épuisés qui ont été lâchement assassinés par un groupe de terroristes dans une zone dont les effectifs, mobilisés au début de l’année 2016 dans le cadre de l’opération « Chara », avaient été redéployés dans la région de Diffa au lendemain des événements de Bosso du 3 juin. Les autorités n’avaient pas d’autre choix et savaient que cette option n’était pas dénuée de risques, car cette région aux confins du Mali et de l’Algérie était plutôt à découvert. En effet, malgré les recrutements, malgré ses nouveaux équipements, l’armée du Niger est loin d’être au niveau de la menace qui pèse sur le pays du fait de son environnement immédiat caractérisé par la situation en Libye, au Mali et au Nigeria. Pour des raisons strictement financières, parce que le pays est très pauvre et très vaste, ses effectifs restent insuffisants, son niveau d’entraînement et ses moyens, limités. Elle est par conséquent objectivement vulnérable, surtout dans un contexte de guerre asymétrique où l’ennemi se concentre sur une seule action isolée. Du reste, quel pays au monde est à l’abri du terrorisme ?
Sur la tentative du coup d’Etat de décembre 2015, aussi, M. Bigot est resté à la surface. S’il s’était renseigné auprès de la juridiction compétente, il aurait appris que l’instruction est bien avancée et que certains des prévenus sont assistés par des conseils français.
M. Bigot a-t- il vraiment raison, lui, l’expert, de parler sans la moindre précaution, comme le font les militants de l’opposition, d’un sujet aussi grave ? Dans un pays qui a été victime de trois coups d’Etat après la conférence nationale – en 1996, en 1999 et en 2010 –, qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’on parle d’une tentative de coup d’Etat en 2015 ? Quelles investigations a-t-il menées pour affirmer avec tant d’aplomb que tout est faux ?
Cette posture est symptomatique du même préjugé relevé plus haut. Pour certains, les dirigeants africains sont forcément menteurs, champions de mises en scène, englués dans la corruption, et même impliqués dans les trafics de drogues. A propos de la drogue justement, le gouvernement nigérien est celui qui a conçu une véritable doctrine quant à la solution du problème malien qui passe nécessairement par la lutte contre ce fléau. Cette doctrine de l’inséparabilité du combat contre la drogue et contre le terrorisme, il n’a de cesse de l’exposer à ses partenaires français, américains et autres, car il est convaincu que l’économie criminelle entretient la guerre au Mali.
Dans sa chronique, M. Bigot n’a pas épargné M. Issoufou, portant contre lui des accusations infamantes. Or ce procès ad hominem ne me paraît pas motivé que par des considérations objectives propres à un expert, mais a sans doute à voir avec une déception professionnelle qui date de la fin de l’année 2013, lorsque M. Bigot, « conseiller » d’Areva, était venu à Niamey. Il proposait alors ses services pour une médiation entre la société française et le gouvernement nigérien. Mais le président Issoufou, qui n’en voyait pas la nécessité, n’avait pas donné de suite favorable à cette démarche.
Mohamed Bazoum, ministre de l’intérieur du Niger.
http://www.lemonde.fr