Boubacar Bolho in mémoriam

Devoir de mémoire : La vie plus fort que la mort

Le jour même où le chef de l’Etat prononçait un discours sur la politique de mémoire engagée par la présidence lors de la cérémonie de lancement du Mémorial des martyrs (14 octobre), nous recevions un écrit de M. Inoussa Ousseini plaidant pour une revitalisation du Devoir de mémoire, à Niamey, comme dans tout le Niger. « Quand les grands esprits se rencontrent »… Pour une fois, l’expression s’applique sans aucune ironie à une coïncidence parfaitement fortuite.  Il est en effet frappant de constater à quel point les approches de la question sont différentes et complémentaires. Le Président de la République a fait du Mémorial des martyrs le symbole de sa « politique de mémoire » tandis que l’ambassadeur Inoussa Ousseini a choisi de faire d’une figure oubliée de notre histoire nationale celui du « devoir de mémoire » que selon  lui l’Etat, comme les autorités municipales, sont tenus de défendre et d’entretenir systématiquement et durablement.  L’ambassadeur Inoussa Ousseini  a entrepris ici de saluer, vingt-quatre ans après sa disparition, la mémoire de M. Boubacar Bolho, premier Directeur Général nigérien de l’Office des Postes et Télécommunications et  de l’Office des Produits vivriers du Niger, en livrant un témoignage émouvant, suivi d’un hommage solennel sous la forme d’un vigoureux plaidoyer pour une dynamisation des pratiques mémorielles. La reconnaissance, comme l’oubli, du nom M. Boubacar Bolho prend, en effet, valeur de symbole à charge,  notamment en tant que défense et illustration de la plaque commémorative,  une pratique culturelle indispensable à la volonté d’honorer les grandes figures de notre histoire nationale, de la plus humble à la plus en vue en passant par tous ces loyaux serviteurs de l’Etat qui, à l’instar de Boubacar Bolho, ont dévoué leur vie à leur patrie.

La crise sanitaire aura eu au moins l’avantage pour moi, qui suis une cible privilégiée de la Covid, de pouvoir mettre à profit la contrainte de mes confinements successifs par des recherches dans les archives de l’école nigérienne au temps de la colonisation. De tous les bénéfices que j’ai pu en retirer, il y en eut un de particulièrement émouvant : tombant sur les résultats d’examen du concours national d’entrée à l’école primaire supérieure de l’année 1938, classés par ordre de mérite, j’eus la surprise de découvrir que le nom de mon « ange-gardien », du temps de ma 6ème au Lycée national de Niamey, était en tête de la liste, coiffé de la mention que décrochaient  tous ces élèves brillants qui formeront plus tard la première génération nigérienne de diplômés de la célèbre Ecole Supérieure William Ponty à Dakar, ceux-là mêmes qui jetteront les premières fondations de l’administration et de l’économie de la future République du Niger.

Le premier de cordée

Ce premier de cordée portait le nom de Boubacar Bolho et, aussitôt que j’en fis la découverte, j’eus la vision de son nom gravé sur une plaque commémorative, à la portée de tous les yeux, de tous les cœurs.

S’il est vrai que je cultive depuis longtemps cette manie culturelle, que je considère comme l’expression la plus simple de la reconnaissance qu’un pays peut offrir aux grandes figures de son histoire, le nom de feu Boubacar Bolho, rappelé à Dieu le 24 mars 2015 dans sa 95ème année, mérite sans conteste cet humble hommage.

Né en 1920 dans la cambrousse de Bonkoukou, Boubacar Bolho, affectueusement surnommé BIRO par sa douce épouse Mireille, née Dejean, s’est distingué par un parcours exemplaire de grand serviteur de l’Etat.

Qui s’en étonnerait ? N’avait-il pas devancé des promotionnaires aussi brillants que Djibo Bakari, Mariko Keletetigi, Dankane Oudou,

Maurice Kiariamiri ou encore Ibra Kabo ?

Si la carrière de Boubacar Bolho, entièrement dévolue au développement des Postes et Télécommunication, s’est accomplie à l’ombre de ses promotionnaires, elle n’en fut pas moins remarquable dans l’expression de son patriotisme. Il faut savoir, en effet, qu’à la déclaration d’indépendance, Boubacar Bolho eut à choisir entre une affectation à Paris, à la Poste Principale du Louvre, en tant que fonctionnaire français, et un retour au pays natal pour être reversé dans le corps des fonctionnaires nigériens. Il avait alors derrière lui près de vingt ans d’exercice à des postes de direction à Dakar, Niamey, Ouagadougou et enfin Maradi, en 1959, d’où il fut appelé pour prendre la Direction Générale des PTT dans le cadre de la nigérianisation des cadres. Il en occupa le fauteuil plus d’une dizaine d’années. Un an avant de prendre sa retraite, Boubacar Bolho acheva sa carrière exemplaire par une dernière promotion au poste de Directeur Général de l’Office des produits vivriers du Niger.

Le chef de tribu

Tous ceux qui ont eu le privilège de le côtoyer savent à quel point ces « états de service », comme on dit en langage administratif, reflètent parfaitement son dévouement à la cause nationale. La générosité de Boubacar Bolho, son sens élevé du devoir et son intégrité morale marquèrent si fortement ma jeunesse que j’en fis mon modèle, ou mon inspirateur lors de mon entrée dans la vie active à la fin de mes études universitaires. J’étais déjà porté par quantité de souvenirs vigoureux qui lui donnaient sur moi un avantage naturel, notamment  lorsqu’il était le correspondant de tous les internes du Lycée National originaires de son hameau natal, où j’avais eu la chance de me rendre maintes fois durant les vacances scolaires, mêlé à cette tribu que j’avais alors surnommée « la horde de Bonkoukou».  Les figures d’Abdoulaye Bonkoula, le caïd Oummou la girafe, ou Agaicha la taciturne venue du pays de nulle part, sont encore gravées dans ma mémoire d’intrus parmi les Touaregs.

Des années plus tard, je continuerai à cultiver sa fréquentation, prenant l’habitude de le voir entouré de sa cohorte d’enfants – Abdourahmane, dit Doudou, qu’il choyait plus particulièrement en raison, sans doute, de leur frappante ressemblance, suivi par Aimé, Roger, Amy Rose, Marianne, Rahamou, Ibrahim et Selly, la benjamine.

Lorsqu’il rassemblait chez lui les fonctionnaires originaires de sa région, Boubacar Bolho se comportait en chef de tribu naturel, une disposition qui lui venait de son appartenance à l’aristocratie de Bonkonkou mais aussi parce qu’il était leur doyen d’âge. Son intégrité morale frappait tous les esprits car elle dictait le moindre détail de sa conduite. Combien de fois ai-je pu le voir dans son domicile de fonction éteindre chaque climatiseur et ventilateur de la chambre de ses enfants, ou houspiller son personnel pour le gaspillage de l’eau, ou encore refuser de distribuer à tire larigot des bons d’essence comme nombre de hauts fonctionnaires de son grade bénéficiant d’une prise en charge illimitée de véhicules de fonction. Extrêmement méticuleux et pénétré de l’autorité naturelle que lui conférait son sens du devoir et du bien public, il était le premier arrivé au bureau et le dernier à en repartir.

Une histoire de famille

Boubacar Bolho se trouvait déjà à la retraite à mon retour de France en 1974. Conscient du décalage produit par dix années d’acculturation, il m’apparaissait comme la personne la mieux choisie pour me donner les indispensables conseils que nécessitait ma réinsertion dans la société nigérienne en pleine mutation. Auréolé de la gloire entourant mon premier film-Paris, c’est Joli, grand prix du court métrage au Festival international de l’ensemble francophone de Dinard dont les échos, rapportés par des comptes rendus de l’AFP, avaient précédé mon arrivée à Niamey, je décidai d’organiser, pour la grande famille Dejean et alliés, qui m’avaient adopté depuis ma plus tendre enfance, la projection de deux courts métrages que j’avais réalisés à Tours et à Paris. Si la présentation de Paris, c’est Joli avait été bien accueillie, il n’en fut de même pour mon ‘‘film d’école’’ – La sangsue – qui avait provoqué un véritable scandale en raison de quelques malheureuses scènes de nudité. De tous les anciens qui y étaient présents, seul M. Bolho, silencieux et médusé, s’était abstenu de prendre part à mon lynchage. Ce fut à ce moment que je pris enfin conscience du degré de mon aliénation culturelle.

Consterné et penaud, je revins le lendemain pour lui présenter mes excuses. Je le retrouvai, aux heures qui nous étaient habituelles, dans sa chaise longue. Il se redressa à mon arrivée, prit un verre d’eau fraîche et leva les yeux au ciel avant de se pencher vers moi, en me saisissant le bras, comme pour me souffler à voix basse un secret d’État :

« Tu vois, Inoussa, je t’aime autant que  mon fils Doudou » et s’assurant qu’aucune oreille indiscrète ne puisse l’entendre, il ajouta : « quoi qu’il t’en coûte ne change pas ton fusil d’épaule, tu es en avance sur nous, c’est tout ». Ebranlé par ce langage de raison,  je décidai d’attribuer définitivement à mon vieux mentor le rôle de « conseiller principal » dans la conduite de toutes mes activités.

Défense et illustration de

la plaque commémorative

Je me suis autorisé cette  longue digression pour illustrer la vivacité et le caractère sentimental du souvenir laissé par Boubakar Bolho parmi ses contemporains. Mes souvenirs ne sont qu’une toute petite pièce de la vaste tapisserie  d’anecdotes édifiantes que sa famille, ses amis et ses pairs pourraient composer en l’honneur de sa mémoire. C’est pour tous ces témoins que je reviens ici à mon propos initial, l’espoir de voir une plaque commémorative à son nom. N’est-elle pas la meilleure opportunité qui nous soit offerte de donner corps à cette tapisserie d’histoires ou, mieux encore, d’insuffler un devenir au souvenir, processus fluide par lequel notre histoire nationale s’enrichit.

C’est pourquoi je n’hésite pas à rendre publique une telle revendication en m’adressant, ici, à celui que cet hommage implique principalement, notre Ministre de l’Economie Numérique, des Postes et des Télécommunications, en lui demandant de souscrire à la proposition de baptiser du nom de

Boubacar Bolho l’Ecole Supérieure des Télécommunications.

Je voudrais lui dire combien l’exemplarité d’un tel parcours honore celle de cette pratique culturelle. Je la défends depuis longtemps – les noms que j’ai pu faire attribuer, par mes fonctions passées, à certains lieux, ou institutions, sont devenus si populaires, si communs, qu’il est difficile d’imaginer la complexité du processus qui fut engagé pour y aboutir – et je continuerai, autant que mes forces le permettront, de faire de cette représentativité une cause culturelle, humble et orgueilleuse à la fois, au regard de notre devoir de mémoire et de notre responsabilité de transmission et d’éducation. La multiplicité des plaques commémoratives, et leur adoption unanime, ne doivent pas nous empêcher de considérer ces banals signes du souvenir sous l’angle de leur impact mémoriel, de cercle en cercle, d’époque en époque.

Je me place du point de vue de l’historien nigérien, qui décryptera les enseignements délivrées par autant d’expressions de la mémoire de la communauté nationale grâce à la pérennité que leur confère la caution de l’Etat, ou des autorités municipales. Il y discernera également la volonté politique qui est à l’œuvre dans la gestion de la dénomination. Celle-ci, à mon sens, devrait être beaucoup plus organisée et déterminée. C’est parce que je la sens trop souvent, et depuis trop longtemps, manquer de hardiesse, que je ferraille sans cesse pour lui réinsuffler une force mieux adaptée aux formes actuelles de notre récit national.

Je n’oublierai pas cependant de saluer les efforts entrepris par les pouvoirs publics, ici et là, pour baptiser un certain nombre d’édifices publics du nom d’un artiste ou d’une personnalité politique. Cependant, songeant à cet illustre inconnu qui planta des arbres sur plusieurs kms de part et d’autre de la route nationale N°1, à la sortie de la ville de Tessaoua en direction de Maradi, je rêve de bousculer les conformismes d’usage en honorant des citoyens ordinaires pour des faits et gestes d’exception. Nous n’avons pas le droit de négliger la résonnance affective que prennent de tels actes de citoyenneté dans l’imaginaire collectif, ni dans leur matérialisation publique, ni dans leur défaut d’existence.

J’ai été-faut-il le dire ? – particulièrement indigné que l’on ait, dans l’indifférence générale, usurpé le nom de l’Ecole Emmanuel Wright, fondateur de l’école nigérienne, qui lui avait été attribué par la Conférence Nationale Souveraine. On ne doit pas prendre à la légère la pratique des plaques commémoratives, il est temps de réparer cette bévue de l’administration.

La vie plus fort que la mort

Certes, la critique est aisée et l’art, c’est-à-dire la volonté politique, bien difficile. C’est pourquoi je voudrais faire du nom de Boubacar BOLHO le symbole de cette bataille de revitalisation de notre mémoire collective que j’ai depuis longtemps engagée. J’y’attache, vous n’en serez qu’à moitié surpris, le souvenir d’une nuit magique de février 2014 où Jean Rouch vint nous présenter, à Niamey, son épouse Jocelyne en même temps que son film testamentaire – La vie plus fort que la mort -, réalisé dans sa quatre vingt cinquième année. Au cours de débat qui s’en était suivi, à un étudiant qui cherchait à percer son opiniâtreté de réalisateur, il avait apporté cette réponse: celui qui a réalisé quelque chose d’unique dans sa vie ne meurt pas, l’histoire rendra immortels son nom et ses œuvres. Ce jour là, songeant aux formidables véhicules de mémoire que sont les inscriptions commémoratives dans l’espace public,  ma détermination s’est considérablement affermie.

C’est ainsi que je n’hésiterai pas aujourd’hui à agiter l’étendard Boubacar BOLHO à l’intention des pouvoirs publics comme une incitation tacite à la conduite d’une politique plus volontariste de devoir de mémoire. Ne pourrait-on pas imaginer des formes de consultation citoyenne, informelles et « distancielles » qui proposerait un inventaire des femmes et des hommes qui se sont illustrés  par leur dévouement et leurs sacrifices pour la patrie, songeant particulièrement à tous ces grands serviteurs de l’Etat, qui ont, comme mon ange-gardien, Bolho Boubakar, ou M. Mai Mai Gana et tant d’autres pionniers qui avaient bâti les fondations de notre administration et de  l’économie de notre pays.

 

 Inoussa Ousseini

(ancien ministre de la culture et représentant permanent du Niger à l’UNESCO)